La laïcité face aux libertés religieuses
par Charles Arambourou (1)
Un essai rigoureux de définition de la laïcité fondé principalement sur l'examen du droit : voilà un outil précieux proposé par Charles Arambourou. On s'y débarrasse de quelques préjugés dont les deux suivants, qui sont particulièrement tenaces. L'un est récent : c'est l'idée que la législation et la jurisprudence européennes seraient entièrement contraires à la laïcité. L'autre, de longue durée, entraîne encore aujourd'hui beaucoup de confusions y compris chez de nombreux militants laïques : c'est l'usage inconsidéré de la distinction « privé / public », sans fondement juridique.
Voilà 105 ans que s’applique la loi de séparation des églises et de l’Etat. Or c’est une question bien vivante que je souhaite aborder : quels sont au juste les rapports entre laïcité et libertés religieuses ?
Un républicain doit se tourner vers le droit pour examiner cette question. Et pour corser la difficulté, je proposerai pour commencer un détour par le droit international. Ce détour est nécessaire, car les traités internationaux ont, dès leur ratification, « une autorité supérieure à celle des lois » (art. 55 de la Constitution). Or en matière de libertés, s’applique en France la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950), ratifiée par notre pays en 1974. Cette Convention a un juge spécialisé : la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, Strasbourg 1959) (2).
Il se trouve que la jurisprudence de la CEDH éclaire d’un jour précieux les rapports entre laïcité et libertés religieuses. En entremêlant le droit et la philosophie, je vais, après avoir rappelé les textes fondamentaux, tenter de proposer une définition pertinente de la laïcité, que je confronterai ensuite avec le respect des libertés religieuses.
1 – Statut juridique des notions de laïcité et de libertés religieuses
Dans la Convention européenne, laïcité et libertés religieuses se retrouvent dans le même article !
1.1 – L’art. 9 de la Convention : « liberté de pensée, de conscience, de religion »
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
Tout est dans ce paragraphe 2 : la liberté de religion peut faire l’objet de restrictions, si celles-ci sont : 1) légales ; 2) légitimes (respect de l’ordre public dans une société démocratique) ; 3) proportionnées au but recherché. Par sa jurisprudence la CEDH a confirmé à plusieurs reprises que la laïcité constitutionnelle d’un Etat (Turquie, France, Italie…) ne porte pas atteinte à la liberté de religion.
A l’occasion de deux arrêts de décembre 2008 (affaires d’exclusions scolaires pour port du voile islamique, mais avant la loi du 15 mars 2004), la CEDH a donné une définition de la laïcité française.
1.2 – La laïcité en France
Le mot « laïcité » ne figure pas une seule fois dans la Loi du 9 décembre 1905 de « séparation des églises et de l’Etat ». Cependant, la CEDH, dans deux arrêts du 4 décembre 2008, a clairement dit que la « clé de voûte » de la laïcité en France est bien cette loi de 1905, spécialement ses deux premiers articles (que tout républicain devrait savoir par cœur) :
Art. 1er : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » ;Art. 2 [principe de séparation] : « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » […].
La laïcité ainsi définie est devenue postérieurement (1946, puis 1958) constitutionnelle :
- laïcité de l’enseignement public « L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat. »)
- laïcité de la République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »
Pour la CEDH, la Constitution ne fait donc que reprendre les principes fondamentaux de la loi de 1905, notamment celui de « séparation » -objet même de la loi ! Tout le monde en France n’est pas spontanément du même avis (par exemple le Conseil d’Etat !)… [ Haut de la page ]
2 – Essai d'une définition de la laïcité fondée sur le droit positif (textes et jurisprudence)
La laïcité, c’est le cadre juridique créant l’une des conditions de l’égalité absolue entre citoyens, quelles que soient leurs convictions :
1 - elle assure la liberté de conscience (ne pas croire à égalité avec croire) ;
2 - elle garantit le libre exercice des cultes ;
3 - par le principe de séparation (interdiction de subventionnement ou reconnaissance publics des cultes, neutralité absolue de la puissance publique), elle empêche toute ingérence : soit des autorités publiques dans le domaine religieux ; soit des organismes religieux dans la conduite des affaires publiques.
2.1 - Le cadre juridique de la liberté de conscience et de l’égalité entre citoyens.
a) C’est seulement un cadre juridique. Ce n’est donc
-ni une idéologie ou un courant de pensée : il n’existe pas de philosophie, d’identité, ni de morale laïque (cf. la lettre de Jules Ferry aux instituteurs), pas « d’ayatollahs laïques », faute de dogmes !
-ni une « valeur » (que l’on n’atteint jamais, sauf dans la sainteté, irréalisable disait Kant !) –c’est un « principe » issu de la raison critique, mis en œuvre par le droit ;
-ni une arme de guerre contre les religions, dont elle permet au contraire le libre exercice, en interdisant notamment, grâce à la « séparation », toute philosophie officielle antireligieuse… comme toute instrumentalisation des croyances par le pouvoir politique.
La laïcité s’oppose seulement au « cléricalisme », i.e. à la volonté des organismes religieux d’imposer leurs règles particulières à l’ensemble de la société en s’ingérant dans la sphère publique : encore la « séparation »….
b) En quoi consiste la liberté de conscience ? C’est la condition indispensable à l’égalité entre citoyens, quelles que soient leurs convictions personnelles, ou leurs appartenances identitaires.
- Exposé des motifs de la loi du 15 mars 2004 : « la liberté de croire OU de ne pas croire ».
- La CEDH (Grzelak v. Poland, 15/06/2010) a rappelé que la liberté protégée par l’art. 9 de la Convention inclut un « aspect négatif » : ne pas croire, ou ne pas être obligé à manifester sa croyance ou sa non-croyance.
D’où la règle simple : est laïque tout ce qui contribue au respect de la liberté de conscience, c’est-à-dire en pratique, à l’égalité absolue de traitement des incroyants.
Voilà pourquoi la laïcité n’admet pas d’épithète comme « ouverte, plurielle, positive… ». Ils cachent la recherche d’un compromis permanent avec les seules religions, contraire donc à la liberté de conscience (car les incroyants sont alors exclus !). Ce compromis se fait sur le dos du principe de laïcité (ex. : crucifix dans les centres de baccalauréat « privés sous contrat » de l’Académie de Créteil tolérés par le rectorat : ce sont les professeurs qui protestent qu’on déplace !).
2.2 – Sphère publique et sphère privée : une distinction fallacieuse, inconnue du droit positif.
Je retiendrai plutôt celle de notre amie philosophe Catherine Kintzler, de l’UFAL : « sphère de l’autorité publique » / « société civile » (3).
a) La « sphère de l’autorité publique », très restreinte, inclut l’Etat, les Pouvoirs publics locaux, les services publics. C’est là seulement que s’applique le principe de laïcité, = séparation d’avec les religions, obligation de neutralité religieuse absolue et d’égalité de traitement des citoyens (ou usagers). D’où l’interdiction du port de signes religieux par les agents publics ou les élus dans l’exercice de leurs fonctions (mais aussi pour le président de la République, de se signer quand il représente la France !). D’où également l’interdiction de subventionnement des cultes (cf. a contrario constructions de mosquées sur fonds publics !).
b) La « société civile » : c’est tout ce qui ne ressortit pas à la sphère de l’autorité publique, soit la majeure partie de l’espace d’un individu. La religion relève de la société civile, dans le cadre du droit privé associatif (innovation de la loi de 1905)… comme le sport (loi de 1901). La société civile est le domaine des libertés publiques et privées, dans le cadre de l’ordre public défini par la loi. Mais ce qu'on appelle couramment « l’espace public » n’est pas astreint à l’obligation de neutralité !
c) Evitons deux confusions sur les termes :
- « espace public » source d’une dérive redoutable : l’ultra-laïcisme, qui consiste à élargir l’interdiction de toute expression religieuse au-delà de la sphère de l’autorité publique : affaires du « gîte des Vosges ». La loi « burqa » du 11 octobre 2010 donne la définition de l’espace public : « voies publiques et lieux ouverts au public ou affectés à un service public » - rien à voir donc avec la « sphère publique ».
- « sphère privée » : ce terme est à bannir. Il n’existe pas de « sphère » où l’on « cantonnerait » les religions ! La « société civile » est sans limites précises (internet l’a d’ailleurs étendue…).
En revanche, il faut sans doute prendre en compte un troisième espace, réellement limité, que je propose d’appeler « la sphère intime », celle de la conscience de chaque individu. La sphère intime est le domaine de l’incroyance, de l’indifférence, ou de la foi personnelle (qu’il ne faut pas confondre avec la religion, dont la liberté d’exercice ne présuppose pas la foi individuelle). Dans une société démocratique, la loi n’a pas à régir la sphère intime – en revanche, elle la protège des ingérences d’autrui : manipulations mentales, sectes… abus de faiblesse !
2.3 – Quand la laïcité ne s’applique pas : deux cas pratiques
a) L’affaire de la crèche Baby-Loup : une salariée licenciée pour port du voile islamique. C’est à tort que Jeannette Bougrab a invoqué le « principe de laïcité », car cette crèche est un service privé. En revanche, le règlement intérieur de l’association et la nature éducative de son objet peuvent justifier une restriction aux libertés d’affichage religieux du personnel.
b) La « loi burqa » du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » n’est pas une application du principe de laïcité, mais (décision du Conseil Constitutionnel du 7 octobre 2010) de celui de l’égalité hommes-femmes (« exclusion et infériorité manifestement incompatibles avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité »), ainsi que de considérations d’ordre public (sûreté, « exigences minimales de la vie en société »).
Ne mettons donc pas la laïcité à toutes les sauces ! [ Haut de la page ]
3 – La liberté de religion : une liberté fondamentale à laquelle doit veiller tout républicain, même mécréant !
3.1 – Libertés religieuses et ordre public : la valeur relative des libertés
Revenons à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (constitutionnelle) :
art. 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Donc la Loi (cf. art. 34 de la Constitution) définit « l’ordre public », qui fixe les « bornes » entre : ma liberté et celle d’autrui ; la liberté de croire et celle de ne pas croire ; la liberté d’expression religieuse et le prosélytisme ; l’intérêt général et les intérêts particuliers… En un mot, dans « l’espace de la société civile », ce n’est pas le principe de laïcité qui s’applique, mais l’ordre public défini par la loi.
Ainsi, aucune liberté n’est ni générale, ni absolue. Ce principe démocratique de la relativité des libertés est totalement repris dans la Convention européenne, notamment l’art. 9.2 cité. Par exemple, on ne peut invoquer des motivations religieuses pour s’opposer au principe de l’égalité hommes-femmes, à l’IVG, ou aux programmes scolaires enseignant la théorie de l’évolution, car tout cela obéit à un intérêt général supérieur, déterminé par la loi.
A contrario, le Conseil Constitutionnel, dans la décision du 7 octobre 2010 citée plus haut, précise que la liberté de religion permet la dissimulation du visage « dans les lieux de culte ouverts au public » - puisque, par définition, cela n’y trouble pas l’ordre public.
3.2 – La laïcité et les élèves des écoles publiques : la loi du 15 mars 2004
Ce texte, aujourd’hui peu contesté, est clairement intitulée : « loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Pour bien comprendre, il faut faire la différence entre deux situations : celle des agents publics (enseignants, administratifs, personnels divers) et celle des élèves de l’enseignement public.
- Les agents publics ont interdiction d’arborer tout signe ou emblème religieux (sphère publique) –cf. licenciement d’une institutrice stagiaire, pour port du voile islamique.
- Quant aux élèves, ils relèvent de la société civile, et jouissent d’un certain nombre de libertés, dont « la liberté d’expression » garantie par l’article 10 de la loi du 10 juillet 1989 (« loi Jospin »). Cependant, ce sont des citoyens en formation dans le cadre obligatoire du service public « laïc » (Constitution) : à ce titre, ils sont soumis aux règles de « l’ordre public scolaire ».
Ainsi la loi du 15 mars 2004 a réglementé – et non interdit - le port des signes religieux par les élèves : les signes qui ne manifestent pas « ostensiblement une appartenance religieuse » sont donc autorisés – mais ceux-là seulement. Cette loi de 2004, en en fixant les limites, garantit donc une liberté qui, sans elle, varierait d’un établissement scolaire à l’autre.
Voici un extrait du Communiqué du greffier de la Cour européenne des droits de l’homme, 17 juillet 2009, à propos de six affaires d’exclusions scolaires en France pour port de signes religieux ostensibles, sous l’empire de la loi du 15 mars 2004 : tous les plaignants ont été déboutés…
Dans toutes les affaires, l’interdiction faite aux élèves de porter un signe d’appartenance religieuse représentait une restriction à leur liberté d’exprimer leur religion, restriction prévue par la loi du 15 mars 2004 […] poursuivant le but légitime de protection des droits et des libertés d’autrui et de l’ordre public. […]La Cour rappelle l’importance du rôle de l’Etat comme organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances. Elle rappelle également l’esprit de compromis nécessaire de la part des individus pour sauvegarder les valeurs d’une société démocratique.L’interdiction de tous les signes religieux ostensibles dans l’ensemble des classes en établissements scolaires publics est motivée par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité, conforme aux valeurs sous-jacentes de la Convention et à la jurisprudence de la Cour.
Conclusion : sans laïcité, pas de libertés
Sachons nous prévaloir de la valeur relative des libertés (« même religieuses »), de la prééminence de la liberté de conscience, et de la consécration ( !) de notre laïcité par la CEDH.Voilà un juge international incontesté : cessons de craindre de passer pour des « laïcards attardés ». Tel est le message que le droit français et européen des libertés fondamentales permet de faire circuler.
[ Haut de la page ]
© Charles Arambourou et Mezetulle, 2011
Notes [cliquer ici pour fermer la fenêtre et revenir à l'appel de note]
- Voir la présentation de l'auteur et ses autres articles sur Mezetulle.
- C’est un organe du Conseil de l’Europe, qui comprend actuellement 47 membres, dont les 27 de l’UE. Ne pas confondre avec la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, Luxembourg, gendarme de la « concurrence libre et non faussée »).
- Voir notamment sur ce blog La laïcité face au communautarisme et à l'ultra-laïcisme et la FAQ sur la laïcité (points 4 et 5).