15 octobre 1970 4 15 /10 /octobre /1970 11:00

Nucléaire : de quelle « nature » parle-t-on ? 
par Didier Deleule (1)

En ligne le 24 mars 2011


La catastrophe qui s’abat sur le Japon nous rappelle opportunément que – quoi qu’on en dise – l’humanité n’est pas vraiment maîtresse et dominatrice de la nature. D’ailleurs, de quelle nature s’agit-il ? Didier Deleule souligne que les contempteurs de la technique font comme si cette dernière contrariait la nature, alors que toute technique prolonge et amplifie des phénomènes naturels, sans rien créer ex nihilo. Il conviendrait de se dégager de cette stérile alternative : bonne nature/mauvaise nature, et de renoncer à considérer que la première doit à tout prix être préservée (de quoi ?) et que la seconde n’est que le fruit d’une fatalité sans reste (pour qui ?).  

La catastrophe qui s’abat sur le Japon nous rappelle opportunément que – quoi qu’on en dise – l’humanité n’est pas vraiment maîtresse et dominatrice de la nature. D’ailleurs, au demeurant, de quelle nature s’agit-il ? De la « bonne nature » récupérée au fil d’un néo-rousseauisme passablement naïf ? de l’épicurienne marâtre prête à sacrifier ses enfants ? Les peuples premiers (comme on dit aujourd’hui) connaissent tous les secrets des plantes et vivent de cette manière en harmonie avec une nature bien consentante. Mais les occidentaux prédateurs n’ont eu de cesse de martyriser la nature, d’en fouiller les profondeurs, d’en exploiter les ressources jusqu’à plus soif. Ils en paieraient naturellement (cela va sans dire) le prix. Les écologistes, quant à eux, qui oublient volontiers leurs origines idéologiques hexagonales [la France de Vichy – l’inventeur du néologisme, Haeckel, songeait à autre chose : l’étude des relations entre les organismes vivants (Generelle Morphologie der Organismus, 1866)] s’emparent du cataclysme pour faire valoir leurs droits (ce qui est de bonne guerre) ; les défenseurs du nucléaire proclament que les catastrophes naturelles ne sauraient remettre en question l’efficacité et l’extrême utilité de leur maison (rien de plus normal). On serait tentés de les renvoyer dos à dos. Ce serait oublier que, comme le disait le philosophe Francis Bacon, on ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant : autrement dit, en étant en mesure de découvrir les lois (s’il y en a) qui la gouvernent, qui l’orientent et qui, à l’occasion, la désorientent aussi. Les « écarts de la nature », les « monstruosités », étaient à son programme pour autant qu’ils permettaient, mieux que le cours paisible et ordinaire de la réputée « nature », de révéler ses secrets et de mettre ainsi en évidence, à travers ses déviances mêmes (à nos yeux en tout cas)  les processus cachés qui en animent le dynamisme.


C’est donc que la nature – ou ce que nous désignons comme tel faute de mieux – serait perverse et pas seulement bienveillante. Le pari écologique qui – quoi qu’on en pense par ailleurs – repose finalement sur le postulat d’une « bonne nature » ou, à tout le moins, d’une nature bien disposée (à tous les sens du terme), en prend un bon coup, et ce n’est pas le premier.


A bien y réfléchir, et quoi qu’en pensent ou disent les vichystes attardés et, à l’occasion, volontiers affalés sur le sofa heideggérien de la condamnation sans appel du triomphe de la technique (notamment nucléaire) comme éminent symptôme de l’achèvement (aux deux sens du terme) de la métaphysique, on a tendance à oublier (pas l’Etre pour une fois !) que – quelles que soient les critiques acerbes que l’on puisse (et doive) émettre à l’encontre de l’industrie nucléaire, de ses mensonges, de ses secrets, de ses dissimulations - cette dernière n’a fait qu’amplifier (et non pas créer ex nihilo) un phénomène par ailleurs « naturel » (la radioactivité, pour dire les choses simplement), afin de lui conférer la possibilité (peut-être illusoire, peut-être féconde) d’améliorer (malgré les risques évidents) le sort des populations humaines, dès lors qu’il s’agit de nucléaire civil (le Japon, faut-il le rappeler ? en a connu d’une autre sorte).

 

La science, c’est bien connu, a toujours eu ses martyrs. Est-il besoin de souligner que le « polonium » a été fatal à Marie Curie ? Il conviendrait néanmoins, semble-t-il, de se dégager de cette stérile alternative : bonne nature/mauvaise nature, et de renoncer à considérer que la première doit à tout prix être préservée (de quoi ?) et que la seconde n’est que le fruit d’une fatalité sans reste (pour qui ?).
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© Didier Deleule et Mezetulle, 2011

 

1 - Professeur émérite de philosophie comparée des sciences sociales (Univ. Paris Ouest).

 

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commentaires

M
<br /> <br /> Note de l'éditeur.<br /> <br /> <br /> A dater du 24 août 2011, il n'est plus possible de déposer de commentaires sur cet article.<br /> <br /> <br /> Pour joindre l'auteur ou l'éditeur, veuillez utiliser le formulaire de contact (lien dans la colonne "Contact" à droite ou en pied de page)<br /> <br /> <br /> <br />
R
<br /> <br /> 1. J’imagine que ma première remarque visait à montrer que le couple naturel/artificiel tel que vous l’envisagez n’est pas très intéressant ou tout du moins pas très fécond. Mon avis<br /> personnel est que le concept de technique  (Heideggerien)  est bien plus riche.  J’ai tendance à trouver moins de grain à moudre dans la<br /> nature et ses transformations, que dans l’homme,  ce qu’il peu engendrer,  pourquoi il le fait (pourtant je suis plutôt scientifique J<br /> ), pas vous ?<br /> <br /> <br /> 2. Je comprends donc que c’est le deuxième sens  (plus fort que le premier) que vous donnez au verbe améliorer. Sans parler de la difficulté évidente posée par le premier<br /> sens et l’idée de progrès (si vous ne l’avez pas déjà lu je vous conseil ce petit livre « la convivialité » de ivan Illich, c’est rafraichissant),  le deuxième sens<br /> donné sans plus de références me paraît hautement spéculatif. Il vous faudrait passer du temps à m’expliquer les décisions qui ont été prises, dans le contexte historique et vis-à-vis des<br /> connaissances scientifiques de l’époque, puis discuter et défendre l’amélioration postulée …  la question est complexe donc et j’ai un peu l’impression que c’est plus la<br /> difficulté de la question (sur l’optimalité des décisions du passé) plus qu’une quelconque réalité qui forge votre vision du monde, avec l’idée qu’une certaine qualité intellectuelle fini<br /> toujours par s’imposer. <br /> <br /> <br /> <br />
R
<br /> <br /> Bonjour, merci pour ce blog bien enrichissant et pour les nombreuses références sur lesquelles vous<br /> appuyez votre discours.<br /> <br /> <br /> Vous écrivez:<br /> <br /> <br /> "cette dernière n’a fait qu’amplifier (et non pas créer ex nihilo) un phénomène par ailleurs<br /> « naturel » (la radioactivité, pour dire les choses simplement), afin de lui conférer la possibilité (peut-être illusoire, peut-être féconde) d’améliorer (malgré les risques évidents)<br /> le sort des populations humaines, dès lors qu’il s’agit de nucléaire civil (le Japon, faut-il le rappeler ? en a connu d’une autre sorte)."<br /> <br /> <br /> J'ai deux petites question concernant ce passage:<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> Je ne comprends pas très bien l'intérêt de la distinction que vous faites entre un phénomène qui serait<br /> créé créer ex nihilo et un phénomène qui ne le serait pas. En particulier, cela m'aiderait<br /> à y voir plus clair si vous me donniez un exemple de phénomène qui ne l'est pas?   <br /> <br /> <br /> Vous dites que le nucléaire a permis d'améliorer le sort des populations, et je me pose des questions<br /> sur le sens que vous donnez au mot améliorer. En particulier, voulez vous dire "améliorer le sort des populations, par rapport à celui qu'elles connaissaient avant" ou "améliorer le sort des<br /> populations, par rapport à celui qu'elles auraient pu connaitre en privilégiant une autre téchnologie". <br /> <br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> <br /> Mezetulle a reçu la réponse suivante de Didier Deleule<br /> <br /> <br /> ********<br /> <br /> <br /> 1. C’est ironiquement que j’ai utilisé l’expression “créer ex nihilo” qui ne correspond en réalité qu’à une interprétation possible de la Bible. Il va de soi que, pour reprendre la formule<br /> célèbre de Lavoisier, “rien ne se perd, rien  ne se crée,  tout se transforme”. Mais comme, dans certaine imagerie populaire, on prête parfois à l’humanité une manière de<br /> toute-puissance divine, il fallait rappeler, sans y insister, que l’intervention humaine (son artefact) s’effectue sur un phénomène par ailleurs naturel que l’on est en mesure de potentialiser et<br /> de finaliser (pour le meilleur et/ou pour le pire).<br /> <br /> <br /> 2. Je prends le verbe “améliorer” aux deux sens que vous suggérez, lorsqu’il s’agit, par exemple, de médecine nucléaire, de radiothérapie, de production d’électricité. Il va de soi que je ne<br /> méconnais pas pour autant les risques encourus dans d’autres domaines (qui ne sont pas seulement militaires).<br /> <br /> <br /> <br /> <br />
N
<br /> <br /> Cependant, il me semble que cette catastrophe renvoie à beaucoup plus que simplement à une opposition "bonne/mauvaise nature".<br /> <br /> <br /> En effet, elle repose sur deux typologies et deux systèmes de causalité bien distincts.<br /> <br /> <br /> Tout d'abord, il y a le séisme dont on voit clairement encore que la capacité prédictive des sciences de la terre a une fois de plus été mise en échec. Il faut à cette occasion ré-interroger la<br /> prétention et la capacité réelle de prévision des sciences "dites" de la nature. Ainsi, si on ne peut prévoir le surgissement ou/et l'ampleur de tels phénomènes "naturels" ne convient-il pas<br /> d'abord d'opposer 2 modèle de la conception de la science, celle qui serait issue pourrait-on dire d'une conception idéologique inspirée par le grand rêve du"démon de Maxwell", dont les grandes<br /> figures modernes y compris Einstein relèvent bien volontiers, en un mot, un positivisme du type : "toutes les choses sont régies par un mécanisme causal strict, qui est intégralement<br /> connaissable", ce qui impliquerait nécessairement une prévisibilité et une transparence intégrale des phénomènes. Or nous le voyons bien ici, comme dans toutes les autres occasions de ce type, la<br /> prévisibilité ne fonctionne pas.<br /> <br /> <br /> Du coup, force est de basculer vers un autre modèle, qui ne doit en aucun cas être confondu avec le précédent, d'une science qui se borne "au sens littéral" à constater et à décrire des<br /> phénomènes pour en reconstituer à rebours (à posteriori) l'étiologie. Une telle science n'est ni stérile, ni impuissante, elle est juste soumise à l'acceptation et à la reconnaissance publique de<br /> son incapacité théorique et concrète à maîtriser les phénomènes "naturels".<br /> <br /> <br /> Cette "humilité" devant être posée comme condition de possibilité de son exercice et de ses prétentions. Dès lors, une telle science ne peut être "autonome" et doit rendre compte et assumer<br /> l'échec de ses prétentions et manquements. Il y a donc bien alors la nécessité de la détermination d'une "éthique universelle" à laquelle toute science doit être confrontée et doit se conformer.<br /> C'est d'ailleurs un vieux débat concernant ce qui touche au biologique (la vie) qu'il est inutile ici de rappeler.<br /> <br /> <br /> La deuxième catastrophe,  qui concerne le nucléaire, à condition que soit bien éclairci ce qui est dit plus haut, relève elle d'un modèle de responsabilité éthique, puisqu'il suppose une<br /> hétéronomie fondamentale qui relève du choix. Ici, choix technologiques et techniques, en même temps que politiques et économiques, ce qui ne peut en aucun cas s'assimiler à une quelconque forme<br /> de fatalité ni d'impuissance, puisque la science devenue alors "techno-science" se met au service non pas de la connaissance fondamentale mais plutôt d'une "mise en ordre de la nature", en<br /> instrumentalisant celle-ci armée de la prétention d'en maîtriser les causes et les mécanismes.<br /> <br /> <br /> La nature "ne choisit pas", par définition, car à moins de lui supposer une causalité métaphysique, ce qui en tout état de cause relèverait d'une "mystique" et non d'une science (au sens moderne<br /> du terme), elle semble être plûtot régie par des déterminations probabilistes comme toute la science quantique du 20ème siècle semble l'avoir démontré. Ainsi, la science ne peut pas plus<br /> "pré-voir" les phénomènes que le sociologue qui prétendrait "connaître" à l'avance les résultats d'une élection par exemple.<br /> <br /> <br /> La prévisibilité est donc encadrée dans des bornes restreintes, et si elle sort de ses limites, elle devient un "art divinatoire", ce qui relève soit d'une mystique soit d'une idéologie, mais de<br /> toute façon n'a plus rien à voir avec de la science.<br /> <br /> <br /> Il est donc utile et même essentiel de re-saisir une telle catastrophe dans son entier contexte, théorique, idéologique, mystique, et politico-éthique et ne pas risquer de le réduire à une<br /> opposition aussi simpliste qu'inadéquate entre "bonne" et "mauvaise" nature.<br /> <br /> <br />  Les conséquences des choix humains ne peuvent ni ne doivent ignorer cette dialectique, que j'appellerais « puissance/impuissance», même à se réfugier derrière des mobiles<br /> « prétendus scientifiques », sinon à reproduire à l'infini, (et sans la moindre capacité, même relative, ni de les prévoir ni de les éviter), de telles catastrophes.<br /> <br /> <br /> Ainsi, poser les bases d’une dialectique puissance/impuissance permettrait d’éviter les deux ecceuils, d’une part celui d’un fatalisme résigné et d’autre part, celui d’une arrogance scientiste<br /> prétentieuse qui vont tout deux à l’encontre non pas de la nature, mais de la nature humaine qui tend, par l’intelligence qui la caractérise, vers une quête de la prévisibilité.<br /> <br /> <br /> L'extinction des dinosaures n'était pas une catastrophe pour la nature. C'est juste un fait dont en tout état de cause nous ne pouvons nous borner qu'à le constater.<br /> <br /> <br /> Tenter de comprendre, à l'inverse, un phénomène causé par les choix de l'homme, même si il est un effet d'une autre cause qui le dépasse (ici le séisme), c'est ramener ce que nous faisons,<br /> voulons faire ou avons fait à une éthique de la responsabilité universelle qui reste du ressort d'une philosophie et non d'une science à quelque titre que ce soit.<br /> <br /> <br /> Reste donc à déterminer quelle « philosophie de la nature » peut ou/et doit être la nôtre…<br /> <br /> <br /> nelson lerat.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> <br /> Mezetulle a reçu la réponse suivante de Didier Deleule :<br /> <br /> <br /> ******<br /> <br /> <br /> Je n’ai rien de particulier à ajouter dans la mesure où vous centrez votre propos sur la prévisibilité possible ou problématique, ce qui n’était pas l’objet de mon article.<br /> <br /> <br /> <br />
M
<br /> <br /> Le shintoïsme divinisant la nature, celle-ci étant donc à la fois redoutée et bienveillante, cette religion n'aurait-elle pas inconsciemment influencé ces spécialistes et les responsables<br /> politiques ?<br /> <br /> <br /> Michel THYS à Waterloo.<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> <br /> Mezetulle a reçu la réponse suivante de Didier Deleule :<br /> <br /> <br /> ********<br /> <br /> <br /> La question que vous posez me paraît localement (au Japon) pertinente. Il est vrai qu’il convient de se méfier des kamis qui peuvent, entre autres, déchaîner les éléments et qu’en même temps,<br /> cette méfiance est teintée de respect.  Mais, n’étant pas docteur ès-shintoïsme, je me garderai d’aller plus avant.<br /> <br /> <br /> <br />

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