L'édification par l'insouciance
Sur le livre de Christophe Genin Kitsch dans l'âme
par Catherine Kintzler
En ligne le 14 février 2011
Comment saisir l'anguille fuyante à multiples facettes qu'est le kitsch, et comment, en une centaine de pages, en fournir une théorie cohérente, après les études (entre autres) d'Adorno, Benjamin, Broch, Moles ? C'est le défi que relève, de manière à la fois amusante et grave, Christophe Genin avec le petit livre Kitsch dans l'âme (Paris : Vrin, 2010), grâce à un concept fédérateur qui en traverse tous les aspects : la réversibilité, qu'il faut comprendre aussi comme une opération morale de conversion.
Christophe Genin examine d'abord l'apparition et la constitution de « l'objet kitsch ». Qu'il s'agisse du château de Louis II de Bavière, d'une Tour Eiffel en plexiglas remplie de brandy, d'une boule où la neige arrose une réduction du Golden Gate ou d'un nain de jardin vernissé ostensiblement placé au milieu du salon, l'objet kitsch relève d'un processus de réversibilité à tel point que, plus que de produire une contre-norme, il finit par ériger l'opération de renversement elle-même en référence dans une esthétique de l'effet qui se règle sur ce qui plaît au plus grand nombre. Au bout du compte, il ne reste plus que des valeurs d'échange, qui à la fois surclassent et déclassent celles de l'aristocratie dans la célébration bourgeoise de l'abondance.
La kitchisation opère par anamorphoses, déplacements, altérations, dénaturations, changements d'échelle et de supports : autant d'usurpations revendiquées où la médiocrité s'affirme complaisamment comme telle. Il faut dégager le principe esthétique et social de cet apparat de l'inculte pour voir apparaître la nature profondément morale du kitsch. Comment comprendre, sinon par un déplacement fondamental, que les œuvres se réduisent à des objets, qu'elles ne relèvent plus de la contemplation libérale, mais du fun et de l'entertainment, non plus du loisir mais de l'industrie des loisirs ? C'est que le kitsch renverse le moment esthétique proprement dit : ce n'est plus l'art qui suscite l'intérêt gratuit et libre, c'est au contraire l'intérêt qui se constitue par le kitsch en objet fétiche. C'est qu'il ne s'agit plus, pour un artiste, de faire une chose pour que cette chose existe, mais, pour un nouveau riche, de faire quelque chose pour être reconnu.
Ainsi le kitsch, d'esthétique originairement réactive (« l'esthétique du parvenu ») se déploie bientôt dans une affirmation où le mauvais goût lui-même est convoqué comme signe de puissance et d'abondance : « Le goût kitsch veut s'assurer du regard d'autrui » (p. 40). L'homme timocratique dont Platon parle dans La République trouve dans le kitsch une réalisation profondément ambivalente qui a quelque chose de pathétique : « être à un plus haut degré étranger à la culture, quoiqu'il en ait le goût » (une ressemblance avec quelques chefs d'Etat contemporains serait-elle pure coïncidence ?).
On a donc bien affaire, dans ce tour qui n'est pas tout à fait étranger à un tourment, à une « dimension de l'âme » qui s'épanouit dans une doxa où la séduction converge avec l'effet social passionnément recherché. Le nom à la fois esthétique et moral de cette convergence est l'agrément. L'objet kitsch m'agrée par son aspect chatoyant et flatteur, mais surtout il cristallise l'agrément que lui donnent sa diffusion et son approbation de masse.
Dans la lutte pour les privilèges, le « kitscheux » (l'homme kitsch dans l'âme, examiné dans la seconde partie du livre) va bien au-delà d'un simple désir de reconnaissance. L'adressage à autrui ne se présente pas en effet sous le régime réactif et pleurnichard qui caractériserait une esthétique des faibles et serait encore frappé par la négativité : il se renverse lui-même dans l'enjouement pailleté d'une parade où on ne cherche pas à conquérir une image, puisqu'on y proclame directement et tapageusement l'identité qu'on se donne.
Cette forte articulation, plusieurs fois retorse, entre esthétique et morale, est l'occasion pour l'auteur de dissiper systématiquement les malentendus et les confusions. A la lumière de ces multiples opérations de conversion, on comprend pourquoi le kitsch ne se confond ni avec le baroque, ni avec le rococo, ni avec l'art modeste – il n'est pas un style, mais une manière de voir et de conjurer l'existence, il convertit la déchéance qu'il manifeste en assomption du succès. Négation de la négativité, il s'oppose aussi au dandysme (dont il est la perversion) pas seulement parce qu'il s'acharne à rendre tout aimable et clean, mais surtout parce qu'il est la version spectaculaire du think positive.
Une telle « édification par l'insouciance » vérifie alors la proposition de Kundera : « Le kitsch par essence est la négation absolue de la merde », y compris parce qu'il peut lui-même être de la merde, et que, comme Manzoni enfermant ses excréments dans une boîte de conserve, il peut faire de la merde un objet de spectacle bien propre, une composante de l'art du bonheur. La bonification de l'ordure est ainsi atteinte au comble du kitsch, qui s'avoue comme un maximalisme spectaculaire aboutissant à « un négationnisme glamour » selon une formule saisissante inspirée de Ruth Klüger dans Le refus de témoigner. La cosmétique du refoulement s'abîme dans le m'as-tu-vu sur lequel elle se penche après l'avoir constitué : preuve que ce miroir de l'âme contemporaine n'est pas complètement en toc.
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© Catherine Kintzler, 2011