10 novembre 1970 2 10 /11 /novembre /1970 17:48

La pointe kitsch de François Chaignaud 
par François Frimat (1)

En ligne le 27 février 2012

Quiconque, où et de quelque façon que ce soit, est à  la pointe deviendra quelque chose de pointu et pourrait presque être un voleur ou quelqu’un qui aime les dentelles qui sont importantes pour les femmes. (2)


Le spectateur de François Chaignaud est, au gré de ses pièces et performances, plongé dans un monde de jouets, de babioles, de colifichets, de poupées Barbie lentement sucées (3), de godemichés transparents (4), de pénombres propices à la phosphorescence (5), de latex bondissants (6), de mélodies fin de siècle d’Offenbach ou Fauré. À survoler les éléments qu’il convoque sur scène, on le croirait dans une perpétuelle bonbonnière, explorant l’univers d’un petit boudoir décadent saturé de petites choses mignonnes et désuètes.
C’est pourtant exactement l’inverse qu’il donne à voir tant ses présentations se déroulent le plus souvent sur des plateaux nus, dépouillés, découragés de toute velléité spectaculaire.

Tout cela finirait par donner l’impression d’une conversion perpétuelle du plein au vide, comme si la densité de tel ou tel appareil ou dispositif exposé devait toujours aussi être démentie par un espace soucieux de ruiner toute tentative de coagulation identitaire. On pourrait aussi sans doute élargir ce sentiment de conversion interminable à l’ensemble des dimensions de son travail comme de ses choix artistiques tant il se fait adepte d’un art de la réversibilité. Et pourtant encore, rien ne conspire chez lui à fétichiser on ne sait quel nihilisme. Il y a au cœur de son entreprise une réelle obsession du recyclage de ce qu’ordinairement on néglige, visant à étendre toujours davantage les usages possibles de ce que l’on croyait voué au déchet, définitivement dévalué ainsi qu’à jamais interdit au regard. Du kitsch, Chaignaud fait sa matière, son sujet mais aussi sa dramaturgie, son éthique et peut-être même sa politique.


1 - La montée en épingle

Il y a au départ le corps de Chaignaud, ses lèvres peintes, ses yeux fardés de bleu, ses longs cheveux blonds ondulés qui dominent un physique musclé de danseur expérimenté. Parfois sa voix de haute-contre s’élève. Solide et fragile, il présente une anatomie qu’on aurait qualifiée aux temps antiques de vertueuse si l’artifice du maquillage n’était présent sur son visage. En une dualité travaillée, tout de lui nous dit son refus de choisir entre nature et artifice et, telle cette grotesque peinte par Paganino au château de Torrechiara présentant un homme nu sur l’unique plateau d’une balance romaine essayant de se peser, son corps semble nous dire déjà ce projet de ne vouloir être évalué qu’en se rapportant à lui-même. L’histoire de l’art nous explique que « tout absurde qu’elles peuvent être, les figures hybrides sont au sein des grotesques le revers ou la mise en scène ludique de l’épistémé (qui leur est) contemporaine » (7). Chaignaud par son corps prend à revers une humanité sociale toujours en proie à la dictature des genres et mettant à mal les singularités. Il y a là déjà comme une mise en abyme de ce qu’exige la recherche chorégraphique : le chorégraphe-danseur ne commence-t-il pas par se déprendre de l’usage social usuel de son corps pour faire advenir un autre corps chorégraphiable, puis chorégraphique ? Le corps de Chaignaud est déjà en lui-même une construction dont il s’est rendu titulaire.

Il y a toute une partie du travail de Chaignaud qui exploite les possibilités d’exposition de ce corps selon le régime du kitsch qui vise souvent à espérer par une accumulation de signes un effet de provocation à l’égard des normes du bon goût établi. Fausses fourrures, bijoux toc, accessoires chargés ou bariolés, souliers queer viennent habiller ce corps donné en image. Le danger serait de souscrire à un simple projet de reproduction iconique de ce que Chaignaud affiche ordinairement. En fait, chacune de ses expériences en ce domaine est bien plus subtile. Dans son excellente analyse, Christophe Génin (8) explique comment le kitsch a non seulement bénéficié des conditions propices au philistinisme éclairé dénoncé par Hanna Arendt, mais encore en quoi il renvoie au mauvais goût de masse associé à un mercantile relativisme des normes. On ne compte plus il est vrai les posters, photographies et produits dérivés qui démultiplient la représentation des codes et valeurs du star-système et finissent par rendre anonyme le lieu de l’inversion des valeurs qu’opère le kitsch en les transférant à un public de masse. Parce que Chaignaud est chorégraphe, il ne peut être naïf sur ce point. Dès lors, s’il s’inscrit en apparence dans un procédé voisin, c’est pour opérer un nouveau renversement en installant l’inversion des normes non pas dans le goût de la masse mais dans son individualité en prenant soin qu’elle ne puisse faire référence. Ainsi, ses petits clips (9) nous éloignent du simple kitsch de la diva et sont volontairement dans une couleur « amateur ». Ses portraits n’ont pas vocation à être couchés sur un beau livre à sa gloire ou à définir un look que l’on espère voir imité mais renvoient directement à une mise en perspective critique de toute l’iconographie pipole qui sature l’espace public. Il y a donc un kitsch premier assumé qui devient le support d’un geste artistique critique à l’égard d’un kitsch galvaudé. Ses performances iconiques sont comme une critique de la raison kitsch au nom d’un kitsch plus radical. En témoigne ce portrait magnifique où mimant le beau cadavre, il parvient à le métamorphoser en le sublimant au milieu d’un camaïeu radieux de feuilles mortes.

Si Chaignaud consent à l’excessif dans l’habillage comme le déshabillage de son corps, à son accessoirisation possiblement déréglée, ce n’est pas pour monter en épingle un simple goût mais pour définir un lieu de risque où tenter un équilibre précaire qui joue des formules de toute icône pour mieux être sincère. Le duo Pâquerette qu’il composa avec Cecilia Bengolea illustre cette tentative. Le malentendu généré lors de sa création vint de ce que beaucoup ne retinrent de la pièce que la présence des godemichés et des multiples intromissions anales accomplies par les deux danseurs. La proposition pouvait alors paraître n’être qu’une performance physique gadgétisant le geste chorégraphique. « À quel orifice le tour ? » pouvait-on se dire. Mais c’était oublier qu’au-delà de l’expérience d’extension du corps chorégraphiable, la pièce jouait aussi sur l’iconologie du couple. Le beau duo d’enfants sages disposé initialement au bord de la scène, drapés dans leurs chasubles orientales blanche et or pour lui, bleu nuit et or pour elle, se défait et, délaissant toute promesse d’innocence, devient ce couple qui cultive une égalité de traitement réciproque en explorant les ressources de mouvement offertes par la contrainte choisie du contact anal. Echangeant leur rôles de porteurs et portés, ils s’efforcent d’élaborer une danse singulière. Chacun sait qu’il ne peut y avoir de style là où il n’y a pas de contrainte. Choisir le godemiché revient à condenser en un objet une contrainte physique mais aussi culturelle et sociale. Point n’est besoin d’insister sur l’industrialisation des jouets sexuels, ni sur ce que commande, pour reprendre l’expression de Sabine Prokhoris (10), l’ordre de la différence des sexes concernant la pénétration. Pâquerette mobilise et donne à voir ce qui paraît ne ressortir que de l’intime, qui n’a pas sa place sur scène. Pourtant, ce n’est pas de la sexualité qui est montrée ici, encore moins de la pornographie mais de la danse qui n’hésite pas à se chercher jusque dans les marges. L’anus n’est sans doute pas le centre du corps biologique mais en est une extrémité comme d’autres orifices. « Ce n’est qu’au marginal, à l’habitué des franges, que la danse est permise » (11). Ce qui fut monté en épingle autour de cette pièce en manquait le sujet principal : comment le mouvement dansé ne naît ici que d’un détournement de ce qui tient lieu de motif discriminant dans l’ordre social. Si Chaignaud met le kitsch à la pointe de son jeu, c’est qu’il mise sur sa valeur subversive. [Haut de la page]

 

 

2 - Du centre et des bords

Ce que le kitsch pervertit c’est l’ordre d’une culture qui signale ce qui le constitue comme dévalué, comme sous-produit. L’homme kitsch est donc celui qui recycle et donne un nouvel emploi à ce qu’un ordre ne considère pas. On ne peut voir là qu’une parenté avec l’effort d’une danse contemporaine qui s’efforce d’exhumer d’un corps biologique en-deçà de tout corps social ou académique des possibilités nouvelles, inédites de mouvement. Si le corps auto-affecté est, dans l’ordre du singulier, celui sur lequel se construit le corps hétéro-affecté, tendanciellement isomorphe de l’ordre social, la danse déplace donc l’origine de la fondation de ce dernier corps. Le parti-pris kitsch participe de ce déplacement chez Chaignaud.

Avec La culture des individu. e. s (2006), le spectateur se trouve en face d’un amas de matelas imbriqués, n’offrant aucune assise stable, faiblement éclairé par quelques lampes sommaires. Tranchant avec le blanc laiteux de ces paillasses, quelques objets sont dispersés : un sabre, des chaussures à talon. Chaignaud, maquillé et paré de multiples bijoux, émerge lentement d’un bord de cette accumulation pour glisser le long de ces parois molles en chantant du Robert Walser dans toutes les positions. Son apparition est étonnante, le temps comme la lumière se diffracte comme dans un rêve. Le lieu est comme désorienté. Au-delà des éléments kitsch évidents, l’important est cette importance toujours donnée aux bords plus qu’au centre. Les pièces suivantes confirmeront d’ailleurs cette prédilection pour le décentrage : démarrage côté cour en bord de scène pour Pâquerette, côté jardin pour son solo toujours en bord de scène dans Self & others, réduction de la profondeur de plateau pour donner cette impression d’être au bord dans Duchesses, etc. Walser aussi préférait les marges tout en reconnaissant que cette position n’est possible que si l’on n’est pas étranger au centre. Traduisons : si le kitsch est une marge, il suppose aussi la connaissance de ce dont il s’écarte. Qu’il s’agisse dans une pièce consacrée à La culture des individu. e. s., de suggérer que le centre ne peut être occupé par personne, qu’on incarne donc toujours le kitsch, au sens péjoratif, pour quelqu’un, ne saurait surprendre. Walser fait de Cendrillon dans le dramolet qu’il lui consacre, l’icône de la marginalité. Chaignaud campe peut-être aussi une créature cendrillonesque dont tout indique qu’il ne sera pas possible de s’unir à elle sinon en dehors de toute convention sociale et morale ordinaire. Dès lors la question devient très chorégraphique : refuser les genres imposés, cultiver les bords, les marges, c’est chercher comment tenir sur ses propres pieds. De l’instabilité des matelas enchevêtrés qui renvoie aux intrications des couches culturelles, la question va pouvoir s’approfondir. La pièce interrogeait comment tenir debout en perturbant le décor, dorénavant, il s’agira de perturber le corps lui-même.

Duchesses (2009) est à peine un duo. Chaignaud et Marie-Caroline Hominal se tiennent l’un à côté de l’autre pour se lancer dans un Hula-Hoop d’une bonne trentaine de minutes. Quasiment nus, ils conservent leur cerceau en tentant des poses que libère cette nouvelle contrainte. Comment mieux dire ici que cette petite giration de la taille est une manière de circonscrire le centre du corps pour laisser éclore ce que les autres membres, à la périphérie, peuvent esquisser ? Ici encore, on ne peut que penser à la Cendrillon de Walser assistant au bal : « Mais quelles sont ces façons/qui tournent en cercle autour de moi/faussent mon comportement/font de ce cœur un jeu de boules ! » (12) Fausser son comportement à en perturber le cœur ! Voilà donc le cerceau recyclé comme instrument de subversion du corps académique et droit. Le kitschissime anneau qu’arboraient fièrement les petites américaines des années 50 est hissé au rang d’accessoire chorégraphique producteur d’une danse libérée. Il ne s’agit pas de répéter mais bien de composer ici un corps nouveau, éclairé d’ailleurs par le sol (inversion de la source naturelle de la lumière), parfois faiblement pour ne plus laisser que deviner les formes inédites campées par ces deux corps s’exténuant méthodiquement. Du kitsch comme modalité nécessaire de l’écriture chorégraphique. Avec Sylphides (2009), on retrouvera le même processus. Le corps est cette fois enfermé dans un sac latex d’où ne sort qu’un léger conduit pour respirer. Mis sous vide, ils n’apparaissent plus sur scène que comme des gisants. Sans doute faut-il voir dans ce paradoxe qui consiste à rendre immobile ce qui doit danser la réalisation d’un programme dont le kitsch est porteur : fantasmer une réalité absente. Tout comme l’ersatz fantasme la présence de l’objet imité, peut-être la danse doit ici se chercher dans son absence pour se fantasmer à nouveau. La libération des corps à la fin en une danse jubilatoire et colorée confirmerait l’hypothèse. « Bien des artistes n’en restent pas à cet art consommable. Comme découvreurs de l’inouï, ils ne se laissent pas réduire à leur propre statut décoratif dans une société de grand flux. Ils réfléchissent cette kitschisation du monde en faisant du kitsch l’objet même de leur dérision au nom de la dignité humaine. Alors que par le kitsch l’art tourne au ridicule, un autre art fait de cette dérision l’expression pathétique de son époque. » (13) La force de Chaignaud est de n’être pas prescriptif. Rien ne dit que la danse finale de Sylphides soit si réjouissante.

 

3 - Commencer, recommencer

Si l’objet kitsch accorde une nouvelle vie à ce qu’un ordre délaissait, c’est qu’il résiste à l’idée de disparition mais, c’est aussi qu’il faut à tout objet disparaître pour espérer bénéficier à la faveur d’une reprise kitsch d’un nouvel emploi. Ici encore, les exigences du kitsch croisent celles de la danse. Chaignaud insiste dans ses chorégraphies sur l’idée d’épuisement. Le mouvement est tenu jusqu’à l’écroulement. La danse ne l’emporte sur l’immobilité que quand elle s’interrompt. Pour un jeune chorégraphe, comme pour tout créateur, se pose la question de savoir ce qu’on peut encore faire. C’est pourquoi il faut repenser à l’histoire de son art et comment nouer un lien vivant avec elle.

Les titres des pièces de Chaignaud signalent assez ce souci du répertoire classique. Les deux derniers projets convoquent des pratiques de l’histoire récente ou plus anciennes comme autant de ressources. Il ne s’agit alors plus d’user d’objets kitsch ou d’en produire mais de ne plus garder que l’esprit du kitsch sans en montrer les indices.

(M) IMOSA (2011) est un objet chorégraphique non identifié élaboré en collaboration avec trois autres artistes en mobilisant le souvenir du voguing new yorkais des années 60. L’idée est de chercher à féconder ce souvenir par celui de la judson church. Condenser deux esthétiques en une seule relève du souhait de déplier et défouler toutes les exigences du collectif qu’il soit social, communautaire ou chorégraphique. On saisit l’enjeu libératoire de l’essai : Être d’ici et d’ailleurs, ceci et cela, soi-même et les autres en même temps et,  surtout,  faire en sorte que tout cela ne coïncide jamais ! Au fond, la procédure kitsch ici consiste en un art de la réversibilité temporelle et à redonner une actualité à ce qui pouvait sembler révolu. C’est le même geste à l’œuvre dans la reprise des Danses libres (2011) de François Malkovsky. L’utopie romantique qui affleurait dans ces chorégraphies semblait les condamner à ne plus exister sur une scène contemporaine. Et pourtant, sans doute, leur éloignement dans le temps et l’histoire justifie qu’elles soient de nouveau reprises pour ouvrir de nouvelles perspectives à qui cherche comment danser aujourd’hui. Rendre actuel le passé sans céder à la mélancolie, marcher sur les pas d’Isadora Duncan c’est aussi reconnaître sans doute que le créateur n’ajoute pas à l’histoire mais participe plutôt à sa variation. Si Chaignaud reconsidère l’histoire, c’est qu’il sait comment la bigarrer pour mieux la faire varier et avancer vers sa propre fin.

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© François Frimat, 2012

Notes   [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]

1 - Article publié par Théâtre public n° 202 « Kitsch et néobaroque sur les scènes contemporaines » octobre-décembre 201, repris par Mezetulle avec l'aimable autorisation de l'auteur. Voir les autres articles de François Frimat sur Mezetulle.
2 - Robert Walser, Lettre à Frieda Mermet du 26 décembre 1927, cité in Peter Utz, Robert Walser : Danser dans les marges, éd. Zoé, Carouge-Genève, 1998, p. 16.
3 - Self & others d’Alain Buffard (2009).
4 - Pâquerette avec Cécilia Bengolea (2008).
5 - Duchesses avec Marie-Caroline Hominal (2009).
6 - Sylphides (2009).
7 - Philippe Morel, Les Grotesques, Flammarion, 1997, réed. 2001, p. 17.
8 - Christophe Génin, Kitsch dans l’âme, Vrin, 2010. Voir l'article consacré à ce livre sur Mezetulle.
9 - Voir par exemple sur YouTube Chaignaud chanter les couplets de Gabrielle tirés de La vie parisienne « Je suis veuve d’un colonel »
10 - Sabine Prokhoris, Le sexe prescrit, Aubier, 2000.
11 - Peter Utz, op. cité, p.8
12 - Robert Walser, Cendrillon, v.69 et sq., Zoé, 2006.
13 - Christophe Génin, op. cité, p. 121.

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