Adorno : musique, temps, littérature
Etude sur le livre d'Anne Boissière La pensée musicale de Theodor Adorno, l'épique et le temps (Paris : Beauchesne, 2011)
par Catherine Kintzler
Dans ce second ouvrage consacré à Adorno (1), Anne Boissière remanie de fond en comble les lectures convenues d'Adorno penseur de la musique, qui le figent trop souvent en avant-gardiste fixé sur les notions de progrès et de matériau, et qui organisent principalement leur vision à partir de sa réflexion sur « la nouvelle musique ». Pour effectuer ce déplacement, elle prend appui sur le livre que Adorno consacra à Mahler (2) et, de proche en proche, réordonne entièrement le paysage conceptuel de la réception d'Adorno, et avec lui les rapports entre musique et philosophie à la lumière d'une méditation sur la durée.
Sommaire de l'article
- Un recentrage par des catégories littéraires : dimension épique du roman et temporalité
- Temps intensif et temps extensif : la symphonie
- La narration, le prosaïque. Temps dynamique et temps extérieur
- Le geste épique de la musique et son rapport au révolu
1 - Un recentrage par des catégories littéraires : dimension épique du roman et temporalité
Pour écrire un bon livre il faut un minimum d'indignation et d'exaspération. Le livre d'Anne Boissière consacré à la pensée musicale d'Adorno prend sa source dans une double exaspération cultivée pour le plus grand plaisir du lecteur. Exaspération devant le statut condescendant accordé à l'art et plus particulièrement à la musique par la philosophie qui la regarde de haut et lui assigne une place illustrative ; exaspération devant les lectures reçues d'Adorno qui s'acharnent à figer le portrait d'un avant-gardiste qui pense la musique exclusivement en termes de progrès et de matériau.
Cultiver cette double exaspération, ce n'était certainement pas partir en guerre contre telle ou telle position, telle ou telle lecture : il fallait faire bien plus, il fallait procéder à une immense redistribution des cartes; tout déplacer pour tout réordonner, trouver le bon angle d'attaque qui, de proche en proche, réordonne le paysage conceptuel de la réception d'Adorno, et avec lui les rapports entre musique et philosophie. Cela passait par la réhabilitation du livre d'Adorno sur Gustav Mahler et par une méditation sur la durée qui doit beaucoup à des catégories littéraires, d'où le sous-titre du livre : l'épique et le temps.
En somme, le double enjeu de cette entreprise est une fidélité à Adorno qui affirme le nécessaire rapport entre art et philosophie, qui fait du philosophique non pas une réflexion sur le concret, mais une réflexion à partir du concret.
Pour saisir le bout du fil conduisant à ce réarrangement global, il fallait aborder la conceptualité des écrits musicaux d'Adorno en en déplaçant le centre convenu : se libérer de la crispation sur, Berg, Schönberg et la Philosophie de la nouvelle musique, les bouter hors du centre pour y placer le livre d'Adorno sur Mahler.
Et c'est alors que, à la faveur de ce déplacement radical, le fil se déroule et tout s'éclaire. Mais cette élucidation a encore quelque chose de dérangeant pour un lecteur bercé au narcotique de la réception convenue d'Adorno : elle s'effectue par un ancrage décisif dans des catégories littéraires : l'épique, le rapport entre épopée et roman, la question de la narration. Autrement dit, et même si cette réarticulation est souverainement commandée par une réflexion sur la temporalité, ou plutôt sur la durée telle que Bergson a pu la penser, la réorganisation radicale des rapports entre philosophie et musique, le rafraîchissement urgent de la réception d'Adorno passent par quelque chose qui ressortit à la littérature. Il y a là de quoi bousculer maint lecteur, et bien sûr c'est fait exprès. Avec sa grande élégance et son raffinement, Anne Boissière manie le bulldozer, laboure à fond un champ mal planté, retourne le terrain - et elle construit là-dessus un jardin en ne négligeant aucun détail.
Le recentrage de la lecture d'Adorno s'effectue donc par son livre sur Mahler. Celui-ci s'enroule autour de la question du temps, ou plutôt de la durée, et demeure inintelligible sans un détour par la Théorie du roman du jeune Lukacs, qui travaille les rapports sans cesse présents chez Adorno entre l'épique, le lyrique et le dramatique. Le roman en effet est une transformation de l'épopée qui introduit l'horizon du devenir, de l'inachèvement, de l'inaccessibilité. Mais il ne renonce pas à la dimension de la totalité pour autant, renouant avec la totalité épique par une durée elle-même constructive, porteuse de force et permettant de surmonter la réification des rapports humains dont il est cependant issu. A travers le roman, l'épopée est à la fois congédiée et ranimée : la dimension épique du roman est médiate, elle rend possible une expérience de vie comme unité réfléchie à travers la littérature.
Cette forme romanesque est au travail dans le regard qu'Adorno pose sur Mahler. Ce dernier en effet propose une totalité musicale qui ne se délimite pas de l'extérieur par un temps réifié, mais qui se constitue continument en se structurant comme un flux, de l'intérieur : le monde musical de Mahler ne se forme pas par un ordonnancement architectural, mais par une dynamique sans cesse à l'oeuvre. [ Haut de la page ]
2 - Temps intensif et temps extensif : la symphonie
Une méditation sur cette fonction dynamique et interne de la durée permet de mettre en place l'opposition entre deux temporalités de la musique symphonique.
S'opposent le temps intensif de la symphonie dramatique (celle qui, événementielle, « tue le temps ») et le temps extensif de la symphonie épique (celle qui, étale, « savoure le temps ») dont le modèle est Mahler. La dramatisation, la musique où « il se passe quelque chose », a quelque chose d'antimusical : tendue vers un dénouement, solution de conflits qu'elle suscite à l'envi pour pouvoir les transcender, elle est en quelque sorte un défi à l'ennui ; pour elle le temps, celui de la durée, est un rival qu'il faut évincer en le remplissant. Elle est si attachée à nous désennuyer qu'elle en devient divertissante, décorative. Pathétiquement arc-boutée contre l'ennui, elle en présente en réalité les stigmates et elle le porte comme une croix. Au contraire, la musique épique, extensive, ne se raidit pas contre l'ennui : en l'étalant par une reprise somptueuse de la durée, elle le prend en charge et un fait un délice ; ainsi elle coïncide avec l'essence du temps.
Mais il ne faudrait pas trop se hâter de distribuer le rôle de la symphonie dramatique à Beethoven. La lecture des notes d'Adorno sur Beethoven montre que le type extensif apparaît avec lui, notamment dans la Pastorale.
Extensivité, totalité dynamique en mouvance: on reste sourd à la musique de Mahler si on y cherche une ordonnance imposée de l'extérieur, une constitution formelle de type décoratif ou finalisée, polarisée par des points-relais qui jalonnent un temps cadre. S'affranchissant de la carrure, de la symétrie, de toutes les béquilles musicales, elle se déroule selon une logique de prose. Ici encore la comparaison avec le roman, essentiellement prosaïque, est à l'oeuvre.
Le lyrisme épique, tel qu'on le trouve chez Mahler, en s'affranchissant de la symétrie formelle, du thème et des variations, déverrouille la poésie musicale en la jetant dans la prose. C'est par la banalité de ce mouvement prosaïque que son rapport au populaire n'est pas une régression, mais un véritable acte de mémoire, qui ne s'incline pas devant des reliques mais qui conjugue l'actuel et le révolu dans un travail de reprise distanciée. [ Haut de la page ]
3 - La narration, le prosaïque. Temps dynamique et temps extérieur
La comparaison avec la théorie benjaminienne de la narration s'imposait. Dans cette conjugaison du révolu et de l'actuel, on retrouve le paradoxe du roman moderne : c'est une narration continuée à l'époque où la narration est devenue impossible, c'est une narration poursuivie sous la condition même de son impossibilité. Voilà qui éclaire, une fois de plus, le livre d'Adorno sur Mahler, en faisant surgir un thème inaperçu. En se penchant sur Mahler, Adorno transpose au plan musical ce que Benjamin a vu pour le roman moderne. Le paradoxe de la musique de Mahler est la présence massive d'un temps statique, étale, mais chargé de l'histoire passée. Tel est le moment épique « celui où la musique prend son temps » : une narration d'où le récit naïf et fusionnel s'est absenté.
La narration n'y a plus ce côté suspensif qui coalise un auditoire « suspendu » aux lèvres du narrateur. Le romanesque de la musique de Mahler a quelque chose de profondément médiat: il ne fait pas vivre l'adhésion à une histoire, mais il fait revivre quelque chose de sédimenté et de révolu. La banalité qu'il met en place n'a rien à voir avec une naïveté. La naïveté s'y découvre elle-même comme celle d'un monde qui n'est plus; le temps de la musique épique raconte un passé révolu, ce n'est ni le temps de la répétition naïve, ni celui, téléologique, de la forme dramatique.
L'antithèse entre Mahler et Stravinsky apparaît de ce fait en pleine lumière. Fasciné par la version spectaculaire et hypnotique de la musique, Stravinsky en appelle à un populaire amnésique, primitif et rituel. Il fait une musique qui conjugue à la fois l'envoûtement, la séduction, l'indifférence et la froideur. Il aurait peut-être fallu revenir à la Lettre à d'Alembert sur les spectacles pour comprendre cette étrange alliance que Adorno dénonce à travers le concept de choc. La musique qui produit du choc sensationnel est une musique hors d'elle-même, dévorée par le spectaculaire et aliénée à l'espace - il faut être un Ulysse pour savoir résister à cet envoûtement et montrer que justement dans le chant des Sirènes il n'y a rien à entendre « sauf si on s'en éloigne ». Adorno analyse sévèrement le geste qui retourne la musique vers la danse et la renvoie à un espace corporel, à une extériorité qui fétichise le rythme et disloque le contenu même de la durée musicale.
On voit bien ici que ce qui est décisif, ce n'est pas la question du matériau mais celle du temps et de son statut. Stravinsky tourne le dos au bergsonisme musical, il traite le temps de manière extérieure et indifférente, il s'exile dans un pur présent qui a quelque chose à voir avec celui du mythe. Mahler au contraire fait vivre le passé comme tel et le met à distance, c'est un art de la mémoire qui s'oppose à une mythologie, c'est un art de l'enchantement (celui du conte et de l'épopée) qui s'oppose à l'envoûtement (celui du mythe et de la légende). Il ne s'agit pas de séduire, d'envoûter, mais de réactiver et d'enchanter.
Cette critique de la proximité, de l'envoûtement, du narcotique qu'est la musique de scène, ne pouvait que déboucher sur Wagner. L'antiexpressionnisme de Stravinsky ne s'oppose pas à l'expressionnisme de Wagner : tous deux sont des adorateurs du spectaculaire, qui réifie le geste musical intérieur en gesticulation extérieure. Wagner porte le mythe aux nues et succombe à l'incantatoire, au pouvoir narcotique, à la morbidité de l'envoûtement, c'est un magicien de la séduction qui ne résiste pas à la spatialisation mortifère. On retrouve ici les Sirènes : si Ulysse résiste aux Sirènes et peut les entendre, c'est justement parce qu'il neutralise la spatialité et construit un espace esthétique qui ne l'expose pas au charme mortifère.
Mais ce règlement de comptes avec Wagner est loin de se traduire par un solde négatif et une mise à la poubelle. Tout n'est pas à jeter. Wagner n'est pas seulement ce tapageur mytholâtre qui confond populaire et immédiateté. Il est aussi le musicien de la prose, grand artiste de la transition et du déploiement.
Cette critique de l'extériorité et du spectaculaire pourrait faire penser à celle que Rousseau adressait à Rameau, l'homme des rationalisations, adorateur du vibratoire et du théâtre. Mais il faut se garder de rapprochements inadéquats : il n'y a rien chez Adorno d'un retour à une philosophie intimiste et psychologisante de l'intériorité, aucune déviation par rapport au cheminement matérialiste et immanentiste qui se cristallise dans l'usage de catégories littéraires. L'enjeu n'est pas celui de l'âme et du corps, laquelle se perd dans le geste codifié et redondant, mais se retrouve dans le geste immanent, celui qui rompt la forme convenue et tapageuse des narcotiques. [ Haut de la page ]
4 - Le geste épique de la musique et son rapport au révolu
Le geste épique rejoint donc celui que Brecht, malgré son désaccord bien connu avec Adorno, institue comme une rupture, la discontinuité épique, dialectique et critique étant aux antipodes de l'esthétique du choc qui se contente de vous prendre aux tripes. Seulement Adorno, à la différence de Brecht, maintient un rapport avec la mimèsis, avec la dimension narrative et enchanteresse. Dans la conception adornienne de la musique, le moment mimétique maintenu porte à son comble l'élément narratif sous une forme non-naïve, comparable à la manière dont Freud pense l'enfance – relation révolue au passé mais dans laquelle le passé reste toujours actif, et pas toujours pour le meilleur. Regard tourné vers le révolu comme tel, la musique se souvient comme on se souvient de l'enfance, malgré soi souvent. La musique est le seul art qui a su intégrer dans toute son ambivalence le bruissement de ce qui a précédé le langage. Elle est aussi le seul à pouvoir donner un langage à ce qui en est dépourvu, dans la dimension essentielle de la plainte: elle est à proprement parler archaïque et profondément triste.
Aussi l’itinéraire s'achève sur un éloge de la musique (qui déborde sur l'art en général) comme geste épique profondément ancré dans une philosophie du temps comme durée. Ce geste reconfigure le passé et élève la perception à son moment critique, comme ce qui assume la fonction réflexive du langage pour ce qui n'a pas de voix : la musique, prête voix à ce qui n’en a pas et fait « résonner le silence de ce qui est muet ».
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© Catherine Kintzler, 2011
Voir la présentation du livre d'Anne Boissière sur le site des éditions Beauchesne.
Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]
1. Anne Boissière a publié en 1999 Adorno, la vérité de la musique moderne, Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
2. Theodor W. Adorno, Mahler, une physionomie musicale, traduction et présentation de Jean-Louis Leleu et Theo Leydenbach, Paris : Minuit, 1976 (Mahler. Eine musikalische Physiognomik, 1960).
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