6 octobre 1970 2 06 /10 /octobre /1970 22:04

Abdennour Bidar (1) et Catherine Kintzler sur la laïcité et la place des religions dans l’espace public.
Entretien réalisé par Jean-Claude Poizat (2)
pour Le Philosophoire
par Abdennour Bidar, Catherine Kintzler et Jean-Claude Poizat
En ligne le 20 janvier 2011


En juillet 2007, Jean-Claude Poizat a réalisé cet entretien entre Abdennour Bidar et Catherine Kintzler, qui a été publié dans le numéro 29 de la revue Le Philosophoire (automne 2007). Mezetulle remercie vivement Abdennour Bidar, Jean-Claude Poizat, la revue Le Philosophoire et son directeur Vincent Citot de l'autoriser à reprendre ce texte.

Préambule

L’objet principal de ce débat est de réfléchir sur la question de la laïcité, à partir notamment de la réflexion ouverte par Catherine Kintzler dans son dernier livre Qu’est-ce que la laïcité ?, et en considérant que cette question est au cœur d’un certain nombre de débats contemporains touchant à des questions d’actualité telles que : la question de la place de la religion dans l’espace public et politique en France aujourd’hui (ou plus largement en Europe et dans l’ensemble du monde occidental), la question du respect de la liberté d’opinion ou de croyance, la question de la reconnaissance des identités culturelles ou des appartenances communautaires, ou encore la question de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes.

Pour aborder ces questions, Catherine Kintzler choisit de partir d’une position que l’on pourrait qualifier de rationaliste, au sens de la tradition philosophique occidentale moderne issue des Lumières - en s’inspirant plus particulièrement de la doctrine du philosophe Condorcet. A cet égard, elle défend une conception exigeante et rigoureuse de la laïcité fondée sur la raison critique - et sur la raison seule -, suivant une vision purement immanentiste mais aussi minimaliste en vertu de laquelle l’ordre politique républicain serait fondé (ou devrait être fondé) sur la seule souveraineté de l’individu, au travers de l’aptitude à penser par soi-même qui le caractérise. Catherine Kintzler s’oppose résolument en cela à toute forme de « communautarisme » qui tendrait à penser l’ordre politique en partant de la question du lien social, en postulant une prétendue « appartenance » des individus à la « communauté » dont ils seraient issus (laquelle serait ainsi présupposée comme une donnée incontournable et indépassable de la pensée politique). Bien entendu, ces vues ne vont pas sans poser un certain nombre de problèmes - notamment un qui concerne le cœur même la pensée de Catherine Kintzler, à savoir la possibilité ou non d’évacuer purement et simplement la perspective théologico-politique du débat politique moderne et contemporain.

Abdennour Bidar, quant à lui, rencontre ces mêmes questions dans son dernier ouvrage, Self islam, mais sous un angle tout à fait différent - voire en partant de principes qui semblent, du moins à première vue, à l’opposé de ceux de Catherine Kintzler. Il s’agit, pour ce philosophe français converti, de penser la place et le rôle de la religion musulmane dans le monde occidental, en partant du constat actuel d’une double crise : crise de la pensée occidentale, et crise de l’islam. L’objectif de l’auteur serait ainsi de chercher les moyens de concilier une certaine exigence de liberté individuelle, qui constitue sans nul doute l’un des acquis les plus essentiels de l’Occident moderne, avec une certaine aspiration à la spiritualité dont l’islam pourrait être un vecteur privilégié – ce qui permettrait également de conjurer la menace d’un présumé « choc des civilisations ». Là aussi, beaucoup de questions ne peuvent manquer de se poser – à commencer par la question de savoir pourquoi l’islam serait censé, plus que n’importe quelle autre religion, offrir une solution privilégiée aux apories de la pensée occidentale moderne.

Quoi qu’il en soit, à les lire et à les entendre, les vues de ces deux penseurs, Catherine Kintzler et Abdennour Bidar, ne semblent pas si éloignées l’une de l’autre qu’on pourrait le penser au premier abord.
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Le Philosophoire [Jean-Claude Poizat] – Mme Kintzler et M. Bidar, bonjour.
L’idée de ce débat est d’organiser un dialogue entre vous autour de la question de la laïcité et, plus largement, de la place de la religion dans l’espace public et politique, plus particulièrement en France aujourd’hui, mais aussi dans l’ensemble de ce que l’on peut appeler le « monde occidental » contemporain. Pour ce faire, nous nous appuierons, d’une part, sur le dernier livre de Mme Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin, 2007), et d’autre part sur le dernier [voir la note 1] ouvrage de M. Bidar, Self islam (Seuil, 2006).

Mme Kintzler vous vous appuyez, dans votre réflexion sur le concept de laïcité, sur une tradition rationaliste issue des Lumières que l’on pourrait qualifier de « moderne » - en vous inspirant plus particulièrement de Condorcet, philosophe auquel vous avez consacré un livre en 1987 (Condorcet, L’instruction publique et la naissance du citoyen, chez Gallimard). Vous défendez une conception rigoureuse et exigeante de la laïcité, fondée sur un rationalisme critique de stricte « obédience » si je puis dire. M. Bidar vous abordez également cette question de la laïcité dans votre livre, Self islam, mais vous choisissez un angle assez différent puisque, premièrement, vous vous présentez explicitement comme un penseur de confession musulmane, et que, deuxièmement, vous faites le constat d’une crise de la pensée occidentale contemporaine – une crise qui est d’ailleurs concomitante selon vous de la crise de l’islam contemporain. A vous lire, au-delà de l’impression première et superficielle selon laquelle vos deux visions s’opposeraient, on se rend compte finalement que vous n’êtes pas si éloignés l’un de l’autre sur un certain nombre de sujets.

Si vous en êtes tous les deux d’accord, notre discussion comportera trois volets. Tout d’abord, nous nous interrogerons sur la nature de la modernité et, plus particulièrement, sur la question d’une éventuelle « crise de la modernité » - cette question étant non seulement au cœur de l’ouvrage de M. Bidar, mais également à l’arrière-plan des analyses de Mme Kintzler dans son livre sur la laïcité. Ensuite, nous examinerons des questions plus concrètes et plus actuelles liées à ce thème très général de la crise de la modernité : la question de la laïcité bien entendu, la question du respect de la liberté d’opinion ou de croyance, la question de l’égalité hommes-femmes etc. Le troisième volet de la discussion sera consacré aux « solutions », ou du moins aux préconisations qui sont les vôtres : nous essaierons de voir en quoi elles peuvent contribuer à la résolution d’un certain nombre de problèmes contemporains, mais aussi dans quelle mesure elles ne sont pas elles-mêmes sources de nouvelles difficultés.

La première question s’adresse à l’un et à l’autre : est-ce que vous seriez d’accord ou non pour définir la modernité à partir de l’idée de sécularisation de la société, à partir de l’idée d’une séparation progressive entre domaines spirituel et temporel ?... Qui veut répondre en premier ?


Catherine Kintzler
– Oui je veux bien commencer. Alors non, moi je ne suis pas du tout d’accord pour définir la modernité à partir de cette idée de séparation entre vie spirituelle et vie temporelle ! Celle-ci me semble insuffisante. D’abord, si par « vie spirituelle » on entend toute la vie de l’esprit, alors je pense que la puissance publique a aussi des devoirs envers la vie de l’esprit. Ensuite, j’ai tenu dans mon livre à réhabiliter, aux yeux de la pensée française – puisque la pensée de la laïcité, c’est une pensée qui est surtout de tradition française – la pensée de John Locke, ce grand penseur de la tolérance. Pourquoi ? Justement parce que c’est lui qui a inventé non pas la différence entre vie spirituelle et vie temporelle, mais la différence entre sphère privée et sphère publique. D’autre part, j’ai fait l’impasse sur toute une série de penseurs qui sont habituellement considérés comme les « papes » de la laïcité, à savoir les ténors du XIXe siècle (les Buisson, Ferry, Barni etc.), non pas parce que je les négligerais, mais parce qu’ils ont surtout « installé » la laïcité en termes juridiques. Or j’ai voulu élaborer une construction où la pensée n’aurait affaire qu’à elle-même. Et c’est pour cela que je suis revenue à la séquence qui me semble fondatrice : Locke, Bayle, Condorcet. Je pourrai sans doute m’en expliquer un peu plus tard dans l’entretien, mais enfin voilà quelle a été ma démarche dans ce livre. [Haut de la page]


Abdennour Bidar – Quant à moi, je voudrais encore accentuer, voire exagérer ce que vous dites, Catherine Kintzler, en allant dans le même sens que vous, c’est-à-dire que je voudrais délier la question de la laïcité de la question de la modernité, en repérant la source ou l’origine première de la notion de laïcité dans l’invention même de l’attitude philosophique par les Grecs, et notamment par les sceptiques. Pour moi, la laïcité, avant de devenir un concept politique dans la modernité, c’est d’abord un état certain de la subjectivité qui prend distance vis-à-vis de toutes ses croyances et de tous ses préjugés. C’est une exigence de neutralité qui s’installe dans une position de suspension du jugement. L’essence ontologique de la laïcité est dans cette attitude sceptique de suspension du jugement. Ainsi, ce que la modernité occidentale a eu le génie de traduire politiquement trouve son origine en réalité dans quelque chose d’universel, à savoir une capacité - qui est la capacité même de la conscience - à prendre distance par rapport à ce qu’elle croit, à ce qu’elle juge, spontanément ou culturellement, vrai, juste, beau etc. A ce titre, la laïcité n’est ni un attribut propre à la modernité, ni une lubie française, ni une spécificité de la culture occidentale, mais un principe qui a une valeur universelle car il est lié à la nature humaine, à l’essence même de l’homme.


CK – Je suis entièrement d’accord avec ce que vient de dire Abdennour Bidar. J’ajouterai simplement que, dans mon vocabulaire, ça donnerait à peu près ceci : ce que l’attitude philosophique a pointé du doigt, et que la modernité a théorisé de façon distincte du point de vue politique, c’est la question de la forme du religieux. La question s’énonce comme suit : est-ce que pour former une association, il faut une forme de foi ? Locke a posé la question explicitement. C’est pourquoi je lui rends hommage dans mon livre. On peut articuler différentes options philosophiques et religieuses dans une association politique, mais cette association politique doit-elle se fonder elle-même sur quelque chose qui est de l’ordre d’un acte de foi ? C’est ça la question ! Aujourd’hui, on entend constamment parler de valeurs, d’adhésion, de croyances etc. Locke, lui, répond explicitement : oui il faut un acte de foi. Il répond donc d’une certaine manière si vous voulez. Or l’essentiel n’est pas là. Je pense que son plus grand mérite est d’avoir posé la question. Bayle y a répondu en posant une autre question : qu’est-ce qu’on fait avec les incroyants ? Ça ne veut pas seulement dire : qu’est-ce qu’on fait de ceux qui ne croient pas en Dieu ? Mais ça veut dire, plus profondément: que fait-on de tous ceux qui disjoignent la pensée de tout acte d’adhésion ? Ceux pour qui la forme de la croyance est superflue ? Locke aurait répondu : on ne peut pas les admettre dans une société. Pour Locke, on peut admettre toutes les formes de croyance, mais pas cette incroyance-là. Au contraire, Bayle dit : on peut les admettre parce qu’ils seront sensibles à la loi. C’est un fait pour lui. Avec la Révolution française, la question sera retournée, car on dira alors : non seulement on peut admettre cette incroyance, mais ce qui est au fondement de toute association politique, c’est un vide. Il ne s’agit donc pas d’une incroyance du point de vue du contenu si vous voulez, mais d’une incroyance du point de vue de la forme. Et c’est là, effectivement, que l’on rejoint une tendance originaire de l’attitude philosophique.


Le Ph. – Poursuivons un peu, si vous le voulez bien, cette réflexion sur le lien entre la question de la laïcité et la question de la modernité. C’est vous surtout, Abdennour Bidar, qui analysez longuement dans votre livre, Self islam, la crise de la pensée occidentale moderne, mais cette question n’est pas non plus absente, loin s’en faut, de la réflexion de Catherine Kintzler – on se souvient ainsi d’un ouvrage que vous avez publié il y a quelques années et qui était justement consacré à cette question, à savoir : La République en questions (Minerve, 1996). Tous deux, vous semblez donc admettre cette idée - largement répandue aujourd’hui dans l’opinion - selon laquelle la modernité occidentale serait en crise, et avec elle tout un ensemble de valeurs philosophiques et politiques telles que le respect des droits individuels, la liberté de conscience, la tolérance, l’égalité etc. Mais la crise est-elle un état d’exception ou un état d’urgence, ou ne serait-elle pas plutôt le régime normal de la modernité, celle-ci étant entendue précisément comme un processus permanent de remise en question des croyances, des préjugés, de toutes les vérités philosophiques et politiques établies à un moment donné dans la société? La pensée n’est-elle pas, dès l’origine et en son essence même, un processus critique justement, c’est-à-dire un processus qui consiste à mettre en crise un certain ordre des choses à un moment donné? Et ce régime de la crise n’est-il pas inhérent, également, au fonctionnement des sociétés occidentales modernes, en tant qu’elles sont des sociétés démocratiques et laïques ?


CK – Je vous réponds très vite et très simplement : oui ! La crise est un régime de pensée dont on ne peut pas faire l’économie si l’on veut qu’il y ait constitution d’un sujet politique. Il n’y a pas plus de crise aujourd’hui que par le passé. Mais il se produit des événements qui, à chaque époque, font que la crise prend des formes différentes et qui saisissent et interpellent la pensée. J’ai lu le dernier livre d’Abdennour Bidar (après avoir lu le premier) avec plus que de l’intérêt, parce que je trouve que, premièrement, il raconte une crise, ou plutôt comment on mène une crise en soi-même et sur soi-même, comment une pensée se travaille elle-même, et que, deuxièmement, il a le grand mérite de montrer que, quand il y a crise de civilisation, c’est toujours d’une crise de la civilisation avec elle-même qu’il s’agit. Il n’y a pas de « choc des civilisations », mais il y a une crise de la civilisation en relation avec elle-même. [Haut de la page]


AB – Là, ça m’intéresse particulièrement d’intervenir ! Ce que j’ai ressenti à travers un parcours qui est à la fois un parcours personnel, vécu sur le plan affectif, et un parcours intellectuel, c’est ce que j’ai appelé, dans Self Islam (et ailleurs aussi) une « double crise », c’est-à-dire une crise symétrique de l’islam et de la modernité occidentale. Et j’ai cru pouvoir identifier le point de crise sur la question du sacré. Ce qui m’a frappé, à travers ma double culture, ma double appartenance, et le double questionnement que j’ai lancé dans chacune des deux directions, c’est que le rapport de l’Occident à la notion de sacré était en crise, et que le rapport de l’islam à la notion de sacré était également en crise, pour des raisons symétriquement inverses. D’un côté, du côté de l’Occident, je me suis retrouvé face à une notion de sacré qui avait subi une dissolution complète. Et de l’autre côté, du côté musulman, au contraire, je constatais que la notion de sacré avait subi une solidification complète.
Concernant la dissolution occidentale du concept de sacré, il me semble qu’au cours du processus de sécularisation qu’a connu l’Occident, la figure de Dieu a été progressivement remplacée par la figure de l’homme, c’est-à-dire que nous avons tenté de sacraliser la personne humaine, l’apogée de cette sacralisation étant marquée notamment par la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, laquelle fait de la personne humaine une sorte de réalité sainte - dans la lignée de Kant pour qui l’homme est un être qui fait l’objet d’un respect absolu. Il se trouve que cette sacralisation de la personne humaine, qui est une entreprise dont les origines sont très lointaines dans notre civilisation puisqu’elle remonte au moins à la Renaissance – je pense à ce qu’on a appelé « l’humanisme anthropocentrique » de Pic de la Mirandole chez qui l’on voit l’image de l’homme se substituer complètement à l’image de Dieu, cette sacralisation de l’humain, donc, a connu, notamment au XXe siècle, avec l’irruption de la barbarie – ou des différentes formes de barbarie – un ensemble de démentis extrêmement cinglants. L’humanité en nous-mêmes s’est ainsi trouvée martyrisée à un point tel qu’il est devenu de plus en plus difficile de croire en l’homme, et de penser qu’on pourrait trouver en l’homme cette ressource de sacralité ou de divinité qu’on avait voulu y voir. Donc j’ai l’impression, en Occident aujourd’hui, de me trouver dans un monde où il n’y a plus de sacré et où ce que l’on a voulu sacraliser – à savoir la personne humaine – ne peut plus l’être. D’où les injonctions, à la fois répétées et stériles, au « respect » de l’être humain. On entend dire partout qu’il faut se « respecter », on use et on abuse de ce mot de « respect », mais ce qui semble nous manquer c’est le motif de ce respect. On ne peut pas demander à chacun de respecter l’être humain si on ne lui communique pas, si on ne sait pas lui transmettre, au moyen de l’éducation, la conscience d’une sacralité de l’être humain qui est en face de nous – ce qui est la condition du respect. Pour que je respecte l’autre, il faut que je sache d’abord le voir comme respectable, comme éminemment respectable. Pour considérer autrui, il faut que je puisse le trouver considérable. C’est-à-dire qu’il faut que je voie en l’autre homme une grandeur, et même une grandeur absolue. Ça c’est la situation du côté de l’Occident.

Or, comme par hasard, il se trouve que l’Occident a un problème avec le sacré tel qu’il est porté et exprimé par les musulmans. Pourquoi ? Parce que du côté musulman, on a un sacré qui se trouve dans une situation exactement inverse de celle qu’il connaît en Occident : à savoir celle d’un sacré qui est complètement figé, rigidifié, solidifié, qui a pris des formes extrêmement dures, qui est revenu à ses formes les plus archaïques puisqu’il est considéré comme absolument intangible, absolument hors de portée de l’être humain. Je prends un exemple : le sacré en islam c’est la charia, la loi religieuse, laquelle est posée, par rapport à la conscience humaine individuelle, dans une pure hétéronomie, c’est-à-dire qu’il faut lui obéir sans avoir le droit d’y toucher -donc on a ici quelque chose qui s’impose à la conscience et aux consciences de la façon la plus holiste qui soit, quelque chose vis-à-vis de quoi la subjectivité est totalement disqualifiée et totalement impuissante. Et l’Occident, qui ne sait plus du tout ce que c’est que le sacré, se trouve face à cette forme à la fois archaïque, hypertrophiée, rigidifiée du sacré qui ne peut que le révulser. Symétriquement, l’islam se trouve face à un Occident dans lequel il n’y a plus trace du sacré, c’est-à-dire plus rien qui aide l’homme à prendre en charge sa vie spirituelle, plus rien qui mette l’homme face à quelque chose pour lequel il ressentirait et exprimerait un respect inconditionnel.

En somme, je me suis trouvé face à deux mondes qui ne me permettaient pas, étant donné leurs états respectifs, de me structurer spirituellement. Donc je me suis retrouvé dans cette situation très difficile consistant à être en possession d’un double héritage parfaitement inutilisable en l’état. [Haut de la page]


CK – Je vais exactement dans le même sens qu’Abdennour Bidar, mais sur des objets différents. D’abord, sur la crise : en effet, je pense, après avoir posé qu’il n’y a pas de pensée sans position critique, qu’il y a différentes cultures de la crise. On cultive la crise comme on peut ! Et c’est aussi ce que j’ai voulu exposer dans mon livre – dans un passage intitulé « l’antithétique et la dialectique du doute » (3). Nous vivons dans une société dont la culture est relativiste, une société qui a adopté la position critique consistant à dire : « il n’y a rien de certain, toutes les opinions se valent etc. » - donc nous avons installé le doute partout, et nous nous sommes installés nous-mêmes dans ce doute. On a là les formes de la dissolution, du nihilisme etc. Et puis, d’autre part, il se présente à nous une culture en forme de dogmatisme qui paraît armée d’une certitude sans doute et qui nous dit : « si vous doutez, moi je suis sûr car je détiens une référence transcendante etc. » Or ce qui nous réunit, Abdennour Bidar et moi, c’est que nous pensons qu’il y a une manière dialectique de cultiver la crise et de dépasser cette opposition du doute et de la certitude : car en réalité le doute et la certitude sont liés. Dans nos deux livres, me semble-t-il, il y a cette idée directrice au fond. En effet, seul celui qui doute peut trouver quelque chose de certain et, inversement, seul celui qui est certain peut reconsidérer sa certitude en lui faisant traverser l’épreuve du doute. Je rappelle que c’est là une chose que tous les professeurs de philosophie savent, car ils l’enseignent à leurs élèves. Or il est absolument nécessaire de revenir à cette idée.

D’autre part, à mon avis – et c’est là que nos ouvrages, celui d’Abdennour Bidar et le mien, se séparent -, il y a différents aspects de la crise. Abdennour Bidar vient de décrire la crise du sacré, et quant à moi je parle de la crise de l’espace public. Ce qui est intéressant, c’est que nous observons des symptômes analogues. Si je dois à présent décrire cet espace public contemporain, celui dans lequel nous vivons, je dirais qu’il est dissous, car totalement accaparé par des lobbies, par des communautés, par ce qu’on appelle aujourd’hui des « minorités » - lesquelles n’ont rien à voir, il faut le souligner, avec le problème posé par la pensée politique traditionnelle, à savoir l’opposition entre la « majorité » et la « minorité », au sens où tout le monde peut à un moment donné faire partie de l’une ou de l’autre, et où le problème peut être résolu en termes de scrutin : non il s’agit ici d’exercer une influence. Or que fait-on avec celui qui ne veut pas être comme le reste des hommes ? Que fait-on de lui ? C’est à mon avis « la » question politique par excellence. Le politique doit assurer ses droits, à lui aussi, et non pas le contraindre à entrer dans l’un ou l’autre groupe. Donc il y a là, si vous voulez, des fixations dogmatiques – il n’y a pas que des fixations religieuses, il existe des fixations sectaires de toutes sortes, lesquelles s’installent et prospèrent sur ce terreau relativiste, cultivant la crise à leur manière, en termes de dogmatisme. A cet égard, ma position c’est que si l’on consent à construire le concept de laïcité à partir de cette expérience contemporaine, alors on peut trouver un moyen de dialectiser la crise. Et là, nous retrouvons non seulement un discours commun, mais aussi un objet commun, Abdennour Bidar et moi : à savoir la culture critique elle-même. C’est ça l’enjeu. Et, comme vous le voyez, tous deux on n’a pas perdu l’espoir, bien que moi je n’aie pas la foi !


AB – Il y a une chose à laquelle j’ai été très sensible dans ce que vous avez écrit, Catherine Kintzler : c’est la distinction entre tolérance et laïcité. Je crois que beaucoup de musulmans, notamment en Europe aujourd’hui, ont du mal à comprendre cette distinction. Beaucoup voudraient en effet que l’on soit simplement en régime de tolérance et ne comprennent pas – ou ne veulent pas comprendre – le pas supplémentaire que l’on doit franchir pour être en régime de laïcité. Le défaut de la notion de tolérance c’est qu’elle laisse la porte ouverte au communautarisme – si elle n’y conduit pas directement. Si on se contente de la tolérance, chacun peut vivre de son côté, au nom d’un droit général à la différence, en restant enfermé dans ses particularismes. L’avantage de la laïcité, c’est de créer un espace critique commun où chacun se retrouve, en-dehors de sa communauté, et donc au-delà de la simple tolérance. La tolérance n’exige pas de l’individu qu’il fasse le pas hors de sa communauté, hors de sa culture, hors de son appartenance, pour ouvrir un espace commun avec les autres. Ce sera à mon avis une grande conquête que d’arriver à transmettre, dans la communauté musulmane de France, ou même d’Europe, le sens de ce qu’est la laïcité, c’est-à-dire la valeur de la laïcité au-delà de la simple tolérance. D’après l’expérience que j’en ai, je crois que les musulmans comprennent mal ce concept de laïcité. La plupart du temps, ils le réduisent à un refus du religieux – en disant cela j’exagère à peine. Dans leur esprit, être laïque signifie presque automatiquement être athée et exiger que tout le monde le soit. Or là il y a une très très grande confusion ! Etre laïque, en réalité, c’est vouloir que nous puissions nous rencontrer au-delà de nos appartenances respectives, et faire en sorte que nous puissions ouvrir un espace, comme par exemple l’espace de l’école, où nous apprendrons à devenir des individus autonomes, en prenant distance vis-à-vis de nos cultures d’origine. Vous parliez tout à l’heure de Condorcet : il y a quelque chose qui m’a toujours beaucoup frappé chez lui, c’est la distinction qu’il fait entre l’éducation domestique et l’instruction publique. A mes yeux c’est fondamental, et la question de la laïcité est résumée dans cette distinction. Et j’ajouterais que c’est une distinction que j’aimerais voir adoptée par les musulmans. Au travers de l’éducation domestique, on reçoit les préjugés de sa culture, on est imprégné par une culture d’origine. En revanche, avec l’instruction publique, on apprend à se déprendre de cette appartenance particulière, on apprend à devenir un individu en face de sa communauté. Ce serait intéressant de faire comprendre aux musulmans que c’est ce qu’ils vont trouver à l’école laïque : la capacité à devenir un individu. [Haut de la page]


Le Ph. – Bien alors, justement, pourriez-vous résumer en quelques mots ce qu’est pour vous la laïcité ? Et pourrions-nous aussi parler d’une notion certes un peu vague mais qui est néanmoins aujourd’hui bien dans l’air du temps, à savoir ce que l’on appelle la « laïcité ouverte » ( la mode est en effet à « l’ouverture »), par opposition à ce que l’on pourrait appeler une « laïcité fermée ». Cette question s’adresse d’abord à vous Catherine Kintzler.


CK – Ecoutez, comme j’ai écrit un livre, je ne vais pas me résoudre à donner une définition en une simple formule, mais je dessinerai quelques traits caractéristiques si vous voulez bien. Je pense que ce qui est décisif dans le concept de laïcité, c’est qu’on ne raisonne pas dans les termes d’une énumération : il ne s’agit pas de faire coexister les communautés les unes à côté des autres, telles qu’elles se présentent à un moment donné dans une société donnée. On ne pose pas du tout cette question-là. La question n’est pas : « comment faire vivre ensemble des gens tels qu’ils sont ? », mais : « comment articuler toute liberté possible avec toute liberté possible ? ». Autrement dit, si je prends l’exemple des religions puisque c’est sur la question des croyances que le problème est le plus virulent aujourd’hui, on ne va pas se demander : « comment faire vivre ensemble des catholiques, des protestants, des musulmans, des juifs, des athées etc. ? ». Se poser cette question-là, ça représente déjà un très grand progrès bien entendu ! Mais ça n’est pas comme cela que la laïcité raisonne. La laïcité commence par dire : « on pourrait imaginer quelqu’un qui ne soit identifiable à aucune de ces communautés » ; et aussitôt elle demande : « mais que fait-on avec lui ? ». C’est ce que j’appelle – pour reprendre une expression kantienne – un « peuple de démons ». Un démon c’est quelqu’un qui dit : « moi je suis absolument unique, singulier, j’ai ma liberté et je l’aliène pas ». Qu’est-ce qu’on fait avec lui ? Est-ce qu’on va simplement lui dire : « non, toi tu ne rentres pas parce que tu ne crois à rien, parce que tu n’as même pas l’adhésion minimale » ? C’est ce que j’ai appelé la « fiction du vide expérimental » : on va placer ce principe au fondement de l’association politique, à savoir que non seulement toutes les communautés pourront coexister, mais que même celles qui n’existent pas ou qu’on n’a pas vu encore sur notre sol pourront aussi adopter la même législation – et aussi que la singularité pourra s’affirmer, c’est-à-dire que chacun pourra se soustraire à sa communauté d’origine, ou bien y revenir, mais dans un mouvement de ce que Hegel aurait appelé une « seconde nature », donc on aura le droit de ne pas être comme les autres pourvu que la législation commune précisément impose les règles qui permettent ce droit pour tout le monde. C’est cela le point fondamental de la laïcité à mon avis. Il s’agit d’un vide expérimental : c’est un « transcendantal » - n’ayons pas peur des gros mots puisque nous sommes dans une revue philosophique !

Bon, on me dit souvent : « c’est très abstrait, comment voulez-vous faire comprendre ça aux gens qui ne font pas de philosophie etc. ». Alors, il y a un exemple que je prends souvent dans ce cas-là : c’est l’exemple du compartiment non fumeur dans un train. On est dans un train, dans un compartiment réservé aux non fumeurs, il y a là trois ou quatre personnes et elles sont toutes fumeuses et d’accord ensemble pour fumer. Les uns demandent aux autres : « est-ce que ça vous gêne si on fume ? » Et tout le monde est d’accord pour fumer. Le contrôleur passe : il s’arrête et il rappelle à tous les occupants du compartiment qu’ils sont dans un espace non fumeur. Les fumeurs lui répondent : « mais on est tous d’accord pour fumer ». Là-dessus, il réplique : « mais il pourrait y avoir quelqu’un qui n’est pas d’accord, vous êtes en train de piétiner le droit de quelqu’un qui n’existe pas mais qui, en fait, fonde la situation dans laquelle chacun d’entre vous se trouve». Je précise que je ne suis absolument pas anti-fumeur ni anti-tabac. Je prends cet exemple parce qu’il illustre ce principe de la « fiction du vide expérimental » qu’à mon avis tout le monde peut comprendre. Cette fiction renvoie à un citoyen minimal, lequel par cette fiction devient maximal puisqu’il fonde tout l’espace commun. Ce citoyen dit simplement : « c’est mon droit que vous devez respecter, et mon droit c’est de ne pas croire ou de croire de la manière qui m’arrange, pourvu que je respecte la loi commune». Donc c’est abstrait mais c’est très simple vous voyez !


AB – Je crois que c’est Jean Baubérot qui disait que le génie de la laïcité à la française – en admettant, encore une fois, qu’il y ait là une spécificité française, car à mon avis il y a plutôt une dimension universelle dans la laïcité – c’est de conjuguer la liberté de conscience et la liberté de penser. Il me semble que la distinction et l’articulation entre les deux sont importantes. En effet, si la laïcité ne faisait qu’ouvrir un espace politique où les individus disposent d’une liberté de conscience, je ne vois pas en quoi elle empêcherait la constitution de communautés particulières fermées les unes aux autres. Ça ce serait la définition insuffisante et minimale de la laïcité. Si la laïcité c’était seulement la garantie de la liberté de conscience, étant entendu qu’il n’y a pas de religion d’Etat et que toutes les communautés, toutes les croyances ou toutes les conceptions philosophiques coexistent, on ne se serait pas élevé encore au niveau du concept véritable de laïcité. Pour cela, il faut ajouter la liberté de penser à la liberté de conscience. Pourquoi ? Parce que la liberté de penser c’est la liberté que peut prendre l’individu – et qu’il peut reprendre à tout moment de son parcours d’existence – vis-à-vis de ses propres convictions, vis-à-vis des convictions du groupe auquel il appartient. De ce point de vue, la laïcité implique, de la part de l’Etat, une tâche d’éducation qui consiste à doter l’individu de cette liberté de penser, de la capacité d’exercer un jugement critique lequel lui permettra à tout instant de sa vie de prendre distance vis-à-vis de ce qu’il croit et vis-à-vis du groupe auquel il a choisi de s’agglomérer. Et c’est pour ça que l’histoire de la laïcité en France a été indéfectiblement liée à l’histoire de l’Ecole. C’est à l’Ecole que se transmet ce sens véritable de la laïcité qui est lié à la liberté de penser, à la culture de la liberté de penser. [Haut de la page]


CK – Je voudrais ajouter un mot sur les thèmes de l’ « ouverture » et de la « fermeture » que vous avez évoqués tout à l’heure. Ce qui vient d’être dit permet de préciser cette question-là. Par définition, la laïcité n’a pas être « ouverte » ou « fermée ». C’est un concept, or un concept n’a pas être qualifié ou nuancé si vous voulez. Cependant, il faut dire que la laïcité ouvre l’espace public, ainsi d’ailleurs que l’espace de la vie privée. Or elle le fait précisément en interdisant un certain nombre de choses, ces interdictions émanant de la puissance publique. Donc il y a des choses que la puissance publique va interdire et aussi s’interdire à elle-même, notamment en matière de croyances – on retrouve ici le fameux principe de réserve. Et dans ce dispositif, l’Ecole occupe une place particulière. Car il n’y a pas simplement distinction entre, d’un côté, le moment producteur de l’espace public, c’est-à-dire l’institution de la loi par les législateurs, ou le contrôle du respect des lois par les magistrats (là effectivement la laïcité stricte s’applique en termes de réserve) et, d’un autre côté, l’espace public institué où l’on est soumis à la loi, c’est-à-dire l’espace civil où il y a absolue liberté pourvu que les lois soient respectées (je fais ce que je veux dans la rue, je peux porter une croix, une kippa ou un voile, je peux y prier si je veux si ça ne gêne personne etc.). Il y a encore un autre espace qui est très intéressant, si vous voulez, c’est l’espace intermédiaire : c’est-à-dire qu’il faut toujours se demander si l’espace dans lequel on se trouve est de l’ordre de la production du droit ou bien s’il est de l’ordre de la jouissance du droit. Tant qu’on est dans l’ordre de la jouissance du droit – comme en ce moment où nous sommes réunis dans un café – nous pouvons faire tout ce qui est permis par la loi : nous pouvons, sans gêner nos voisins, discuter, boire, plaisanter etc. En revanche, quand nous sommes dans nos classes – nous sommes professeurs tous les trois – il y a des choses que nous ne pouvons pas faire, alors que nous pouvons les faire ici. Pourquoi ? Parce que nous sommes alors magistrats, à certains égards, c’est-à-dire que notre travail participe de l’institution du droit. Mais alors que se passe-t-il si vous étendez aux élèves le devoir de réserve qui est normalement imposé aux magistrats ? Supposons que vous leur interdisiez par exemple de porter une croix, ou une kippa. La question qui se pose c’est de savoir de quel côté sont les élèves : du côté de la jouissance du droit, ou du côté de la production du droit ? Là on voit que la question de l’Ecole est décisive. Moi je considère que l’espace scolaire est un espace de production du droit, certes pas au sens juridique – parce que là un juriste pourrait me reprendre et il dirait certainement : non, on ne vote pas de lois à l’Ecole. Bien sûr qu’on ne fabrique pas la loi à l’Ecole ! D’ailleurs on ne « fabrique » rien à l’Ecole, on n’y « produit » pas d’objets. Ce que l’on fait à l’Ecole, c’est que l’on met debout des consciences et des pensées. Et pour cela, on essaie de faire en sorte qu’elles s’approprient ce que l’humanité a fait de mieux. Car mettre des personnes en possession de leur propre autorité, de leur liberté de conscience, ça ne se fait pas de manière abstraite, ça ne se fait pas dans le vide, en « apprenant à apprendre » si vous voulez. Ça se fait en apprenant l’arithmétique, le piano, le latin, les langues, les mathématiques, la philosophie etc. Et alors là bien entendu, on va nous poser la question : mais qu’est-ce que vous faites des cultures particulières ? Eh bien, justement, on va regarder en quoi elles appartiennent au trésor de l’humanité. Nous ne laisserons pas une langue à l’état d’idiome, mais nous en prendrons la grande poésie. Je prends l’exemple de la langue parce qu’il est très intéressant. Vous avez dans votre classe des petits locuteurs français, très bien. Mais il faut considérer que le français est une langue étrangère pour eux. Il faut donc leur apprendre ce qu’ils croient être leur propre langue. Et comment ? En leur apprenant une langue étrangère. En leur faisant lire les grands poètes, les grands littérateurs. Mais ils n’y comprendront rien, m’objectera-t-on ! Et j’espère bien ! Je cite ici Alain. Vous le voyez, en somme, le dispositif laïque suppose que l’on distingue trois espaces : un espace directement producteur du droit, un espace de jouissance civique et un espace scolaire. Concernant ce dernier, la question se pose de savoir si l’université doit y être incluse ou pas. Là ça se discute. Mais il est clair que, lorsqu’on a affaire à des libertés en voie de constitution, on n’a pas le droit de leur asséner le poids de la liberté avant de les avoir mises debout.


AB – Je voudrais rebondir là-dessus, en parlant de la question de la fameuse loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Lorsque le débat a eu lieu, j’ai pris position publiquement pour cette loi, contre le port du voile ou d’autres signes religieux ostensibles à l’école. [Haut de la page]


Le Ph. – Vous parlez de la loi du 15 mars 2004...


CK – Oui c’est bien cela !


AB – Oui. C’est une loi qui m’a paru nécessaire. Pourquoi ? Parce que je trouvais important, dans la grande tradition républicaine française, que l’on dépose le symbole de son appartenance communautaire à la porte de l’école. Je pense que c’est un symbole très fort. Concernant l’islam, je trouve particulièrement important que les musulmans comprennent le sens de ce geste qui consiste à déposer symboliquement son voile, c’est-à-dire le signe de son appartenance particulière, avant d’entrer à l’école. L’école est le lieu où l’on « fabrique » des consciences laïques, c’est-à-dire des consciences libres. C’est un lieu dans lequel l’individu va développer sa capacité critique propre, où il va apprendre à devenir un individu singulier en étant mis en présence de toutes les visions du monde, de toutes les productions du savoir humain dans tous les domaines : littéraire, scientifique, culturel au sens large. De ce point de vue, la vocation fondamentale de l’école est philosophique. Si on ne commence à faire de la philosophie qu’en terminale, en réalité l’école se définit comme conquête par l’individu de l’attitude philosophique, ce qui correspond à la création d’un espace intérieur de vide ou de neutralité, d’un espace de suspension du jugement. Cet espace intérieur est celui du refus de l’adhésion spontanée et, comme tel, il permet l’examen, le libre examen. Il est particulièrement important que les jeunes musulmans fassent cette expérience. Pourquoi ? Parce que cette aptitude à la prise de distance vis-à-vis de l’appartenance culturelle et communautaire manque de façon tragique dans la culture musulmane. L’appartenance culturelle y est au contraire de l’ordre d’une évidence non interrogée, c’est pourquoi cette culture musulmane est devenue aujourd’hui une culture de la répétition, une culture de l’obéissance, de l’imitation etc. Bref, c’est quelque chose qui produit, à l’arrivée, des consciences dogmatiques. Ainsi, la chance qu’a l’islam de pouvoir se régénérer aujourd’hui en Occident, il pourra justement la saisir par la rencontre d’une institution telle que l’école laïque en France, car celle-ci lui offre l’occasion unique d’opérer une prise de conscience critique vis-à-vis de lui-même.


CK – Encore faut-il que cette prise de distance ne prenne pas la forme du relativisme absolu qui est le terrain où s’installent, justement, les dogmatismes ! Je crois que c’est ça le problème au fond.


Le Ph. – Le moment est peut-être venu de vous poser une question concernant l’affaire Robert Redeker. Pouvez-vous préciser votre position, à l’un et à l’autre, sur cette affaire ?


CK – Ecoutez, moi je pars de l’idée qu’il s’agit là d’une question formelle. Du moment qu’il n’y a rien de répréhensible du point de vue de la loi dans le texte publié par Robert Redeker, nous devons défendre la liberté de son auteur (4). C’est une position qui est conforme d’ailleurs à ce que j’explique dans le livre. C’est toujours de l’extérieur que j’aborde la question de la religion ou des religions. A propos de cette histoire, j’ai entendu des gens dire: « mais il y a un mauvais usage de la liberté ! ». Ces gens sont allés scruter à l’intérieur de son texte. Mais la question ne se situe pas du tout là ! A partir du moment où on dit qu’il y a des « mauvais usages de la liberté », on a dit déjà que la liberté se négociait, qu’elle était en fait sous tutelle. Or c’est exactement, mutatis mutandis, ce que disait Frédéric II de Prusse à Condorcet, dans un échange de lettres de 1785 où ce dernier soutenait l’abolition de la peine de mort – à ses yeux c’était une question formelle : son argument était que, si jamais il y avait une erreur judiciaire, et on ne peut jamais garantir qu’il n’y a pas d’erreur, pour des raisons de forme, alors on commettrait un acte irréversible. Frédéric II lui disait : « mais que fait-on avec les criminels particulièrement dangereux, ou ceux qui ont commis des crimes particulièrement choquants ? ». Là, Condorcet pouvait lui répondre : « mais c’est justement le critère, c’est précisément sur des cas de ce genre qu’il faut tenir ferme, parce qu’il s’agit d’une question de forme ». Les lois ne nous demandent pas compte du contenu ! Donc, vous comprenez, sur cette affaire, je ne me prononce pas en fonction du contenu du texte de Redeker. La seule chose qui m’intéresse, c’est la lecture qu’en fait le juriste. Vous savez, j’ai vu un grand juriste lire ce texte devant une assemblée de philosophes. Il a parcouru le texte avec un œil extérieur, très distant et très froid, vous voyez le genre, et il a dit : « est-ce qu’on trouve une insulte contre des personnes ? Non. Est-ce qu’il y a diffamation ? Non. Etc.». Enfin il a énuméré tous les cas juridiques, puis il a dit : « Mesdames et Messieurs les philosophes, je vous abandonne ce texte, car il n’y a rien pour moi de condamnable du point de vue de la loi ». Alors, bien sûr, on pourrait organiser un autre débat, philosophique celui-là, avec Robert Redeker, pour discuter de son texte, je veux dire du contenu de son texte. Or il y a un deuxième point ici qui pose problème : c’est que Robert Redeker est forclos. Il ne peut pas participer à un débat public, il doit vivre en se cachant etc. Il n’est pas dans la situation d’un homme libre. Or nous, du fond de nos fauteuils dans nos salons, nous serions là à pinailler en disant : « ah, il n’aurait peut-être pas dû dire ceci ou cela... ». Ecoutez, non, ce n’est pas possible ! Pour des raisons juridiques et extérieures, il faut soutenir Robert Redeker. Quant à moi, je fais partie des comités, je le défends, je le soutiens. La grandeur de cette position consiste selon moi à être une pure position de forme. [Haut de la page]


AB – Bon, alors en ce qui me concerne j’ai tenu à me désolidariser, à ce sujet, de la position d’un islam qui s’autoproclame « ouvert » qui consiste à dire : « d’accord pour la liberté d’expression, mais... ». C’est la position du : « oui, mais ». Oui il a le droit par principe de tout dire, mais de notre côté nous n’acceptons pas que notre texte sacré, le Coran, soit critiqué, insulté etc. Je crois pour ma part que c’est une bonne leçon pour la conscience musulmane que de se trouver confronté à ce genre de texte. D’une certaine façon, Robert Redeker rend service à l’islam en l’obligeant à se confronter à ce genre de critique extrêmement virulente, agressive etc. Il est clair quand on lit le texte – et je le lui ai dit de vive voix lorsque j’ai eu un entretien téléphonique avec lui au moment de l’affaire – que manifestement il ne connaissait pas grand-chose à l’islam, mais que pour moi la question ne se situait pas là. C’est un discours sur l’islam, or l’islam ne doit pas réclamer un statut d’exception, il ne doit pas être considéré par les Occidentaux comme un sujet tabou à propos duquel il faudrait toujours prendre une série de précautions particulières. Pour les musulmans, c’est quelque chose qui est extrêmement difficile à accepter. Et c’est en cela que l’épreuve est salutaire. Car, quand on discute avec des musulmans, on se rend compte que, dès qu’on parle du Coran ou du prophète Mohammed, la vénération la plus stricte est toujours requise. Il n’y aucune place possible pour l’ironie, pour quelque forme d’humour ou de prise de distance que ce soit, et à plus forte raison pour toute forme de critique. Ainsi, par exemple, pour les musulmans le Coran est un texte dont la sacralité est absolue, intangible – y compris matériellement, c’est-à-dire l’objet livre en lui-même. Selon la tradition la plus orthodoxe ce livre a le statut d’un livre incréé, qui aurait non seulement une origine mais une existence miraculeuse. Et à partir de là, il est invinciblement soustrait à l’esprit critique. Et c’est la même chose en ce qui concerne la personne du prophète. A cet égard, on pourrait évoquer une autre affaire récente, l’affaire des caricatures danoises. Ce qui est interdit en islam, ce n’est pas seulement de caricaturer le prophète, c’est-à-dire de le tourner en dérision, mais c’est tout simplement de le représenter, de dessiner son visage. Or là je crois que les musulmans ont un très gros problème : ils manquent de la conscience critique la plus élémentaire. Hier je participais à un colloque dont l’intitulé est devenu classique : « L’islam peut-il s’adapter à la modernité occidentale ? ». Je crois que si les musulmans ne saisissent pas ce genre d’affaire pour faire un pas vers la conscience critique, vers la capacité critique, l’islam restera à son archaïsme.


CK – Ce que je voudrais dire, après avoir entendu Abdennour Bidar parler ainsi, c’est que je pense qu’il n’est pas le seul, que nous avons énormément de concitoyens de culture musulmane ou de confession musulmane – parce qu’on peut être de culture musulmane sans être nécessairement croyant ou pratiquant, comme moi je suis catholique athée si vous voulez !- qui aspireraient à prendre la parole pour dire autre chose que ce qu’on voudrait leur entendre dire la plupart du temps. Pendant des années et des années on ne leur a pas donné la parole. Je crois que s’il y a crise du côté de l’Occident, elle est bien là ! Elle est dans cette espèce de révérence envers toute forme de conscience dès lors qu’elle se présente comme conscience religieuse, qu’elle soit musulmane ou pas d’ailleurs. Bien sûr, il y a une histoire qui explique la situation particulière que nous connaissons aujourd’hui vis-à-vis de l’islam. Mais il n’y a pas que pour l’islam que nous connaissons aujourd’hui cette situation. Dès que quelqu’un objecte la conscience religieuse, on s’agenouille et on ne discute plus. Là il y a une grande défaillance de la pensée occidentale qui a abdiqué son rôle, qui a abandonné ce qui faisait sa grandeur à savoir précisément d’avoir su instituer un espace de débat et de rencontre. La faute – je dis bien la faute – qui est commise par la république, et par le monde médiatique et politique contemporain, c’est de ne donner la parole aujourd’hui qu’à ceux qui parlent au nom du dogmatisme, au nom de tout ce qu’Abdennour Bidar vient de décrire. Je ne suis pas musulmane, mais si je l’étais ça m’ennuierait terriblement que l’on m’identifie, que l’on me réduise à ça ! Et je me battrais pour que l’on reconnaisse qu’il n’y a pas plus différent d’un musulman qu’un autre musulman ! Et c’est ce que vous dénoncez d’ailleurs dans votre livre, Abdennour Bidar, cette sorte de « dialectique » du musulman et de l’Arabe : on fait comme si tout musulman devait être arabe et tout Arabe devait être musulman. Comme si l’islam ne s’étendait pas bien au-delà du monde arabe ! Comme si la religion était une caractéristique ethnique ! On nous dit aujourd’hui qu’avec l’arrivée des immigrants musulmans, un nouveau chantier est ouvert pour la laïcité : mais enfin ça fait deux cents ans que le chantier est ouvert ! La laïcité française elle a d’abord eu à se battre contre l’emprise du catholicisme ! Est-ce que Benoît XVI ou d’autres ne s’engouffreraient pas bien volontiers également dans cette brèche ouverte par l’attitude de révérence que nous avons adoptée aujourd’hui face à la conscience religieuse des musulmans ? Toute religion n’attend que cela : pouvoir réinstaller un droit canon ! Donc nous avons tous intérêt à ce qu’un discours critique de culture musulmane se développe dans ce pays, nous avons tous intérêt à ce qu’on puisse critiquer cette religion, à ce qu’on puisse plaisanter sur elle, comme il y a des plaisanteries qui circulent sur le Saint Esprit etc. Il ne faudrait quand même pas oublier qu’il y a d’abord une pensée derrière la croyance ! [Haut de la page]


Le Ph. – Est-ce que nous pourrions à présent, si vous le voulez bien, entrer dans la discussion critique concernant vos thèses respectives ? Jusqu’ici nous avons surtout mis en avant les points de recoupement ou les convergences entre vos deux points de vue concernant la question de la laïcité et de la place de la religion dans l’espace public. Or il semble qu’il y ait aussi des nuances, voire des divergences assez marquées entre vous sur certains points.

Précisons. Tout à l’heure, nous avons parlé de la crise de la pensée occidentale moderne – ou plutôt nous avons montré comment la position critique était la forme même que prenait la pensée universelle, telle qu’elle a surgi d’abord en Occident, mais telle qu’elle pourrait et devrait aussi s’étendre aujourd’hui à d’autres cultures du monde, et plus particulièrement à l’islam. Pour autant, en lisant le livre d’Abdennour Bidar, on trouve des phrases telles que celles-ci : « nous n’arrivons plus à dire au nom de quoi l’humanité en nous-mêmes mérite un respect absolu »(5), ou : « il manque une dimension supérieure à notre éducation morale »(6). Ou bien vous écrivez encore, de façon plus explicite : « Il me semble que l’on peut trouver dans cette vision de l’unité du monde la justification spirituelle que nos sociétés actuelles cherchent pour prôner la tolérance, pour convaincre les hommes de s’accepter eux-mêmes et entre eux. En cultivant cette vision de l’unité, en effet, on apprend à voir l’homme derrière le musulman, le juif, le chrétien ou l’athée. Et aussi à voir chaque différence comme un trésor… »(7). Autrement dit, si on résume votre propos, l’islam serait une source de spiritualité qui permettrait de renouveler, de relancer un modèle en panne, à savoir le modèle philosophique et politique qui s’est mis en place en Europe et dans le Nouveau Monde à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire la modernité occidentale. De ce point de vue, nous sommes loin semble-t-il de la pensée de Catherine Kintzler s’inspirant de Condorcet. Dans votre livre, vous citez en effet Mme Kintzler un extrait du Rapport relatif à l’organisation générale de l’instruction publique où on peut lire : « combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison ! »(8). Si on s’en tient à ces citations, on pourrait donc dire que vous, Abdennour Bidar, vous proposez de refonder la morale sur une certaine spiritualité reliée à une source transcendante (en l’occurrence l’islam), tandis que Catherine Kintzler défendrait plutôt un immanentisme radical où la morale s’appuierait sur les seules ressources de la raison humaine. Etes-vous d’accord avec cette analyse ?


AB – Lorsque je parle d’ « unité » ou de « conscience de l’unité », on n’est pas obligé de l’entendre dans un sens nécessairement spiritualiste ou métaphysique. On peut éveiller chez l’être humain une conscience de l’unité en restant sur le seul plan de la rationalité. Je prendrai deux exemples. Je crois qu’il est tout à fait utile et nécessaire d’éduquer les jeunes gens à une conscience de l’unité du genre humain : il n’y a pas là quelque chose qui dépasserait le plan de la rationalité. Et pourtant, il y a là également quelque chose qui est aussi de l’ordre de la vie spirituelle. Et d’autre part, on peut éduquer les jeunes gens à la conscience de l’unité de la vie, ou du vivant. Ce sont là deux formes de prises de conscience (prise de conscience de l’unité du genre humain et prise de conscience de l’unité de la vie) qui sont indispensables à notre civilisation. C’est là en effet que se situerait ce que vous avez appelé une « relance » de notre modernité. On a aujourd’hui les oreilles qui résonnent en permanence de la préoccupation écologique : il faut à tout prix devenir conscient des dangers que court la planète, conscient de notre responsabilité vis-à-vis d’elle etc. C’est très bien ! Mais comment est-ce qu’on va donner aux individus les moyens d’intérioriser cette conscience écologique ? Eh bien je crois que l’un des moyens c’est de leur donner cette conscience de l’unité du vivant, c’est-à-dire la conscience que la vie qui se développe chez l’être humain est une vie qui se développe également chez l’animal, chez le végétal. Cette conscience de l’unité de la vie, si elle était transmise aux jeunes générations, donnerait à la préoccupation écologique un enracinement affectif extrêmement important. Donc lorsque je parle d’ « unité », il n’est pas nécessaire de le voir comme une tentative de réactivation du thème de l’unité tel qu’il était présenté chez les mystiques par exemple, que ce soient les mystiques musulmans ou les mystiques chrétiens, ou ceux qui appartiennent à d’autres traditions spirituelles. Je crois que cette conscience de l’unité, tout en restant sur un plan rationnel et dans un but d’éducation, peut être en effet le moyen d’une relance de la modernité. [Haut de la pag

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Le Ph. – Alors disons les choses de façon encore un peu plus précise. A la fin de votre livre, dans le chapitre de conclusion, vous faites une sorte de bilan critique au terme duquel vous préconisez un dépassement de l’islam pour atteindre l’ « ihsan », ce mot arabe désignant l’excellence spirituelle (vous évoquez aussi d’ailleurs à ce sujet l’aretè aristotélicienne)(9). La question qui s’impose alors est celle-ci : que reste-t-il de l’islam dans une telle vision des choses?


AB – Je crois que l’intérêt pour un être humain de s’approprier une culture, c’est que cette culture puisse le conduire vers l’universel. C’est en ce sens-là que je me sens à la fois musulman et bien plus que musulman, humain. Si je tiens à mon islam, c’est parce qu’il me rapproche de tout autre être humain. Et je crois que c’est ça la caractéristique d’une grande culture, d’une grande vision du monde quelle qu’elle soit. C’est pour ça qu’on peut se demander à l’arrivée : mais qu’est-ce qu’il reste du musulman ? En réalité, pour moi l’islam a été et est toujours un creuset, une matrice qui me permet, à travers l’expérience d’appropriation d’une culture particulière, de fabriquer de l’universel, de construire une intériorité qui me rend capable de partager une expérience humaine avec tout être humain. Et c’est là que j’attends des interlocuteurs. Si j’ai en face de moi un interlocuteur chrétien que son christianisme a enfermé dans une vision chrétienne, si j’ai en face de moi un musulman que son islam a enfermé dans une vision musulmane, ou bien un juif enfermé dans sa vision juive, alors je suis en face de quelqu’un qui n’est pas allé au bout de la richesse et du génie de sa culture, de la grande culture que représente sa religion. L’intérêt des grandes cultures que l’humanité a enfantées, c’est qu’elles sont lisibles par tous à toute époque. Elles sont universelles et intemporelles, mais c’est paradoxalement par la qualité de leur enracinement qu’elles le sont.


CK – Je ne peux que souscrire à ce qui vient d’être dit. Je reprendrai mon autre exemple : celui de la langue. Je ne vois pas pourquoi Abdennour Bidar cesserait d’être musulman après avoir fait ce parcours d’appropriation, après avoir poussé sa culture particulière jusqu’à ce rôle de culture civilisatrice universelle qui est ultimement le sien. De même, je ne vois pas pourquoi vous et moi nous abandonnerions le français : nous parlons tous trois le français, nous l’avons appris tant bien que mal quand nous étions enfants, alors poussons notre langue à la dimension universelle. Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien, élever une langue à sa dimension universelle, ça signifie avoir lu les grands poètes, essayer de parler ou d’écrire soi-même dans une langue qui ne copie pas un modèle stéréotypé. La langue tient toujours ses racines de quelque part, mais elle tend à s’élever le plus haut possible au-delà d’elle-même, à la dimension de l’universel. Les grands écrivains le font, nous essayons de le faire à notre niveau. L’exemple de la langue est très intéressant car il pose la question de savoir comment un idiome devient langue.

Quant à l’autre point qui me semble contenu dans votre question, je tiens à dire que j’ai écrit un ouvrage de philosophie politique. Ma question dans ce livre a été : sur quels principes se fonder pour organiser la vie publique ? Notez que je ne dis pas vie collective, mais bien vie publique ! Qu’est-ce que la laïcité comme principe politique ? Il est clair que je ne pouvais pas aller au-delà. Je reprends en effet dans mon livre l’argumentaire de Condorcet : on ne peut pas imposer à autrui une règle fondée sur quelque chose qui n’est pas argumentable en raison. Ce minimalisme me semble enthousiasmant! Pour ce minimalisme-là, je suis prête à me battre ! Je suis prête à aller très loin... et pourtant il s’agit de quelque chose de purement rationnel. D’autre part, je ne dis pas, et je n’ai jamais dit qu’il fallait se passer de ce que Abdennour Bidar a appelé « l’enracinement affectif » - de ce que moi j’appelle la dimension « esthétique » -, c’est-à-dire du moment matérialisable de l’appropriation de la pensée. Cela passe par des choses particulières, matérielles, historiques. Et cela passe aussi par des moments d’éducation qui ne coïncident pas toujours avec la rationalité. Il faut aussi développer des mouvements de jeunesse dans lesquels on a le droit de s’enthousiasmer. Il faut proposer des grands desseins pourvu que cela ne soit pas contraire à l’argumentation raisonnée, que cela ne la contrarie pas. C’est pour cela que, pour ma part, je m’intéresse aussi au rugby ou à d’autres choses tout à fait inattendues. Et c’est aussi pourquoi j’ai passé une grande partie de ma vie à enseigner l’esthétique, à m’intéresser à des choses tout à fait particulières, à des œuvres singulières. Pourquoi ai-je voulu retrouver la splendeur de l’opéra français du XVIIe siècle ? Mais parce qu’il m’a semblé qu’il fallait déboucher les oreilles des gens ! C’est tout ! [Haut de la page]


Le Ph. – Bon, il semble qu’il ne sera pas possible d’enfoncer un coin entre vous, de briser cette belle unanimité entre vos deux discours...


CK – Ecoutez, il faudrait pour cela prolonger la discussion vers une analyse proprement métaphysique. C’est vrai que moi, je n’ai pas une métaphysique unitaire. Là-dessus, il y aurait sans doute des désaccords. Mais encore une fois, je crois que le problème n’est pas là. Si on s’en tient à la question de la laïcité, cela ne change rien ! Et on n’est pas obligés de penser la même chose ! Je défends une position philosophique que je qualifierais d’immanentiste et fractionnaire, cela vient de mon lacanisme etc. Mais c’est un autre débat !


AB – Quant à moi, ma culture profonde c’est le soufisme. Chez les soufis, l’unité est éclatée, elle est comme un miroir brisé, elle scintille. Ce n’est même pas une unité qui s’accommoderait de la multiplicité, c’est une unité qui ne se manifeste que dans et par la multiplicité, l’éclatement. C’est donc une unité tout à fait paradoxale.


CK – J’aimerais en apprendre plus sur ce sujet !


Le Ph. – Eh bien ce sera l’objet d’un prochain entretien sur la métaphysique... En ce qui concerne l’entretien d’aujourd’hui qui était consacré, je le rappelle, à la laïcité, restons-en là si vous le voulez bien. Et merci beaucoup à tous les deux, Catherine Kintzler et Abdennour Bidar.  [Haut de la page]

© Abdennour Bidar, Catherine Kintzler, Jean-Claude Poizat, Le Philosophoire 2007. Ce texte n'est pas libre de droits.



Notes  
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  1. Abdennour Bidar est professeur de philosophie en classes préparatoires à Sophia-Antipolis. Il est notamment l’auteur de Un islam pour notre temps (Paris : Seuil, 2004) et de Self islam (Paris : Seuil, 2006), ouvrages dans lesquels il cherche à concilier sa foi musulmane avec les valeurs du monde occidental contemporain. [Ajouté par Mezetulle en 2011 : A. Bidar a publié depuis L'islam sans soumission. Pour un existentialisme musulman (Paris : Albin-Michel, 2008) et L'islam face à la mort de Dieu. Actualité de Mohamed Iqbal (Paris : François Bourin, 2010)]
  2. [note de Mezetulle] Jean-Claude Poizat est professeur de philosophie. Membre en 2007 du comité de rédaction du Philosophoire dont il fut l'un des co-fondateurs en 1996, il a publié Hannah Arendt, une introduction (Paris : Pocket, 2003) et "La métamorphose" de Kafka : une leçon littéraire (Paris : PUF, 2004).
  3. Qu’est-ce que la laïcité ?, op. cit., p. 59.
  4. Rappelons qu’à la suite d’une tribune intitulée « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? » qu’il a publiée dans le quotidien Le Figaro daté du 19 septembre 2006, le philosophe français Robert Redeker a reçu des menaces de mort par internet de la part d’activistes islamistes basés à l’étranger, ce qui a conduit les pouvoirs publics français à le placer sous protection policière permanente.
  5. Self islam, op. cit., p. 74.
  6. Ibidem, p. 75.
  7. Ibidem, p. 71-72.
  8. Qu’est-ce que la laïcité ?, op. cit., p. 103.
  9. Self islam, op. cit., p. 230-sq.

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