13 juin 1970
6
13
/06
/juin
/1970
18:31
Le contre-instituteur
La discipline, l'école et le citoyen
par Tristan Béal (1)
Tristan Béal a envoyé la première version de ce texte à Mezetulle sous la forme d'un commentaire de lecteur sur l'article A quoi sert le passé antérieur? Sa réflexion sur le concept de discipline et sur le lien entre la conception de l'école et celle du citoyen s'appuie sur une expérience du terrain et prend parfois la forme d'un témoignage ; elle éclaire les "réformes" passées sans épargner bien des aspects de celle qui est en cours. En la lisant, j'ai pensé qu'elle devait occuper la place autonome et remarquable d'un article. L'auteur a bien voulu étoffer son texte et y apporter de nombreuses précisions et références : qu'il en soit remercié.
Au sujet de l'école, il semblerait que ce que Jean-Claude Milner appelait la Corporation (2) l’ait emporté : autrement dit, le contre-instituteur règne, dégoulinant de bon sentiment.
Des différents sens du mot discipline
J’ai commencé ma carrière il y a six ans dans une commune dite "déficitaire". A ses débuts, lors de sa première année, un professeur des écoles (comme l’on dit maintenant) est "visité" par des conseillers pédagogiques qui sont là pour conseiller le jeune impétrant en vue de l’inspection qui aura lieu l’année suivante. Tous les conseillers venus me voir cette année-là avaient le même discours : "Il est agréable de voir un enseignant "tenir" sa classe, on sent que les élèves sont dans une atmosphère quiète de travail ; néanmoins, il serait bien que vous vous montriez moins "traditionnel", moins transmissif (3) ; faites-les donc participer davantage, ces petites têtes ont toujours quelque chose à dire…". L’année suivante je me suis fait inspecter, et la conclusion a été la suivante (non pas en ces termes, quoique…) : "Vous terrorisez vos élèves par le savoir que vous leur imposez ; vous exigez trop d’eux !"
Faisons au moins crédit aux conseillers pédagogiques : ils voyaient le lien entre la discipline qui règne dans une classe et les disciplines qu’enseigne l’instituteur. Autrement dit, je crois que plus un instituteur maîtrise sa discipline et plus il assure la discipline dans sa classe : les élèves écoutent un instituteur qui les élève par le savoir qu’il leur indique ; les élèves méprisent l’enseignant qui les amuse (amuser, outre "procurer de l’agrément", voulant aussi dire, selon Littré : "repaître de vaines espérances, abuser, tromper"). Néanmoins, cette reconnaissance est inconsciente chez le conseiller pédagogique (4), puisque aussitôt il vous conseille de mettre en place une pédagogie négatrice de toute discipline (dans les deux sens du terme) : faites participer les élèves (participer voulant dire ici que les élèves s’expriment librement, c’est-à-dire qu’ils résonnent le monde au lieu de le mettre à distance, de s’en défaire, de raisonner) et toute discipline disparaît (demandez-le aux jeunes collègues qui, débutant dans les quartiers difficiles et qui sont dépassés par leur classe, s’il est si bien que les élèves soient "acteurs de leur savoir")… Quant à l’inspecteur, il entendait le mot discipline en un troisième sens : celui de la férule (comme ces religieux qui, à l’aide d’une discipline entendue comme "instrument de flagellation", s’imposent des châtiments). La boucle est bouclée : celui qui maîtrise sa discipline et qui assure la discipline dans sa classe tient finalement une discipline dans sa main : ce n’est plus le maître comme magister mais le maître comme dominus, et les élèves sont des esclaves pliés sous le joug du savoir-férule !
Ecole ou Caverne ?
Il semblerait qu’en ce moment ce que dans les écoles on appelle par dérision "les nouveaux anciens programmes" réhabilitent les disciplines. Et cela le contre-instituteur n’en veut pas. Et tout de suite de brandir l’élève en difficulté ! Les programmes de Lang & Ferry avaient la vertu, selon eux, de mobiliser les élèves et de donner du sens aux apprentissages, notamment par le biais de la "littérature" et de la transversalité (5). Ces programmes faisaient donc réfléchir l’élève : il construisait activement (bruyamment ?) son savoir (6). Les vieux programmes de 1923-2008, eux, sont rétrogrades et étouffants : l’élève ne pense plus mais rabâche !
Je tiens au contraire les programmes de Lang & Ferry pour profondément anti-républicains en ce qu’ils ôtent à l’élève la capacité de nommer précisément les choses et de se structurer : tout est dans tout et réciproquement. Si donc, dès ses premières années de primaire, un élève ne peut plus appeler un verbe un verbe, s’il ne peut plus nommer la chose correctement, n’est-ce pas préparer un futur citoyen qui ne saura pas nommer le réel autour de lui et du coup aura un rapport tout à fait flou avec ce réel, en sera le pauvre esclave dominé à l’envi par des dirigeants méprisants ?
En revanche, je trouve les programmes de la rentrée 2008 plus structurants : enfin l’on appelle un chat un chat, les bases sont retravaillées. Et si les bases sont solides, alors au collège on pourra faire de la littérature, de la vraie celle-ci, et non plus seulement des cours d’orthographe, de grammaire et de conjugaison qui sont essentiellement du domaine du primaire (combien de professeurs de français du collège n’en peuvent plus de devoir faire ce qu’ils pensaient être du domaine de l’élémentaire !). Les programmes Lang & Ferry noyaient les élèves parce qu’ils mettaient la charrue avant les bœufs : il faut être humble en primaire où l’on se familiarise avec les éléments.
L’école primaire n’est pas primaire au sens de "simpliste", comme le pense le professeur des écoles : sous prétexte que l’on recrute maintenant à bac+3, on dirait que le professeur des écoles veut montrer tout son "savoir", faire de la "littérature", des "projets", au lieu de faire des dictées, de la conjugaison, de l’analyse grammaticale, des problèmes de mathématiques ou de la géométrie ; autrement dit, il semblerait que le professeur des écoles veuille lui aussi s’amuser et qu’il s’embêterait en classe s’il devait jamais enseigner de l’élémentaire. Mais une telle école où l’élémentaire est roi, c’est une école où l’élève rend raison de ce qu’il dit, car c’est cela un enseignement structurant et qui nomme les choses : la règle est donnée par le maître, qui ne l’impose pas, puisque ensuite l’élève est mis en demeure par des exercices systématiques d’en rendre raison (7) – les mauvais coucheurs pourraient en conclure que c'est le comble de la tyrannie que de demander à l’élève d'assimiler la règle et de la justifier !!! Certes, mais, avec Lang & Ferry, dire que l’élève construit son savoir (à l’élève avec ses camarades de construire la règle de grammaire par tâtonnement et déduction, règle que le maître-tâcheron se contente d’écrire sous la joyeuse dictée de sa classe) c’est profondément faux et méprisant : c’est donner l’impression à l’élève qu’il construit la règle (car, au final, même dans une classe "active", c’est le maître, en fonction de ses connaissances, qui instaure la règle) et ainsi, comme citoyen, l'élève pourra continuer à avoir l’impression de décider alors qu’en fait on décidera pour lui. En revanche, je tiens qu’une école qui nomme les choses et qui structure forme non pas des citoyens modèles mais des citoyens vigilants.
Bref, se plaindre des programmes à venir en ce qu’ils seraient trop complexes pour les élèves (en difficulté), c’est, d’une certaine façon, dédaigner les élèves : ce sont eux les plus exigeants, car ils veulent savoir, et rien ne les contente plus que de se rendre compte qu’ils maîtrisent quelque chose, qu’ils comprennent, suprême plaisir ! J’y insiste : les élèves des "quartiers" ont besoin d’un cadre : tout autour d’eux peut friser la déroute (la vie au quotidien, en famille ou dans la ville), seule l’école se révèle un havre de paix, un lieu où la barbarie extérieure est mise en suspens, où le loisir prime (8). L’école doit donc être un lieu où la langue est châtiée, où le français parlé et lu est un français de qualité, où l’on ne se contente pas d’utiliser la langue relâchée du marché. Aussi l’école est-elle un lieu de décalage, un lieu volé au temps du négoce. Il ne s’agit pas d’ouvrir l’école sur le "quartier", mais de la fermer, de l’en préserver. Il faut donc donner à lire du Victor Hugo, même si sa langue peut paraître étrangère. Mieux, cette langue doit paraître dans un premier temps tout à fait étrangère à nos élèves, et ainsi on peut faire le pari que l’élève deviendra étranger à l’enfant en lui : non pas qu’il se niera, mais qu’il se dépassera, s’élèvera vers quelque chose en lui de plus riche et de plus libérateur(9).
Une apparence d'exigence
Maintenant, pourquoi un gouvernement méprisant qui ne cherche qu’à nous abrutir sous les strass et les paillettes met-il en place une telle école de l’exigence ?
En outre, alors que la parole du maître redeviendrait première en ce qu’elle serait le signe indiquant le savoir à l’enfant qui s’élèverait vers celui-ci, comment concilier un tel rôle fondamental du maître avec son statut contemporain purement asinin de contre-instituteur ?
Je m’explique. En tant qu’élève, toute ma scolarité (et celle aussi bien de mes condisciples, je crois) a été accomplie sous le signe du moins, à telle enseigne que lorsque je suis arrivé en khâgne, notre professeur de philosophie était effaré par notre écriture de non-francophones. Il faut donc le reconnaître : nous, jeunes enseignants qui débutons dans le métier, n’avons connu, en tant qu’élèves, que des programmes scolaires franchement appauvris. Ajouté à cela que dans les IUFM aucun cours théorique n’est dispensé, et l’on comprend que dire que les ânes enseignent aux ânes n’est pas si outré. Néanmoins, le professeur des écoles a toute latitude pour s’améliorer lui-même, me rétorquera-t-on. Certes, mais encore faudrait-il qu’il puisse user librement de son temps pour cela.
On sait que, sous couvert de remédier à l’échec de certains élèves, on leur dénie à présent le droit de paresser pendant les vacances scolaires (10). Ainsi, depuis ces vacances de printemps, des élèves en difficulté ont la possibilité de se rendre à l’école pendant cinq matinées d’affilée afin d’y recevoir en petit effectif des cours de rattrapage (11). Or ces cours sont dispensés par des professeurs des écoles volontaires, jeunes la plupart du temps et impécunieux assurément. Et voici comment les vacances sont sacrifiées sur l’autel des heures supplémentaires défiscalisées (12) ! D’un côté, l’enfant (pauvre) est privé de vacances ; de l’autre, l’enseignant (pauvre) ne peut avoir le loisir de se parfaire pendant ses vacances (13). En outre, depuis 1989 me semble-t-il, le professeur des écoles doit du temps à l’Education nationale hors de sa présence devant les élèves : ce que l’on appelle les "animations pédagogiques" et les "conseils des maîtres". Lors des premières, on nous ressert généralement une bonne louche de pédagogie, c’est-à-dire de vide en matière d’enseignement ; lors des secondes, nous parlons généralement des élèves en difficulté pour n’en rien dire de plus que ce que nous nous disons déjà à l’heure du repas. Pourquoi ces heures ne seraient-elles pas laissées à la discrétion du professeur des écoles pour qu’il s’inscrive à la faculté et perfectionne ses connaissances ? Certes, cela demanderait à notre gouvernement deux qualités dont il est tout à fait dépourvu : la confiance (au lieu du sarcasme et du mépris) et la générosité : méprisez les maîtres, et les maîtres deviendront méprisables ; rognez sur les crédits, et les riches iront dans des écoles de riches, loin du pauvre ignare…
Ces nouveaux programmes m’apparaissent finalement de plus en plus comme un vulgaire cheval de Troie.
Premièrement, ridiculiser les enseignants et les faire tous passer pour des contre-instituteurs. En effet, une manifestation aura bientôt lieu où l’on n’entendra que ceux qui parmi nous rejettent ces programmes et qui donneront l’impression d’être la grande majorité. Donc les enseignants sont pour la baisse du niveau (14).
Deuxièmement, rendre la tâche du maître quasi impossible. On ne peut demander au maître d’être exigeant si on ne lui offre pas la possibilité d’être exigeant d’abord envers lui-même, si donc on ne lui laisse pas le temps d’être à lui-même son propre maître.
Haut de la page
© Tristan Béal et Mezetulle, 2008
Voir les autres articles du même auteur.
Notes [cliquer ici pour revenir à l'appel de note]
1 - Tristan Béal est professeur des écoles dans l'Académie de Versailles depuis 2001.
2 - Pour faire vite, d’autant qu’il « n’est pas aisé de la nommer, surtout si l’on ne veut blesser personne », disons que dans la Corporation on trouve les maîtres qui refusent d’être des maîtres au sens noble et s’en trouvent bien, des maîtres qui éprouvent un « ressentiment à l’égard de ceux qui, dans leurs propres rangs et dans les autres corps d’enseignement, parviennent encore, tant bien que mal, à être ce qu’ils doivent être ». (Jean-Claude Milner, De l’école, Seuil, 1984, pp. 26-27)
3 - Dans la novlangue de l’Education nationale, est transmissif le maître qui enseigne quelque chose, qui montre des signes et invite ses élèves à le suivre sur le chemin qu’il leur déblaie.
4 - Cet impensé du conseiller pédagogique est à l’œuvre dans sa propre appellation. Dans un premier sens, le conseiller pédagogique conseille en matière d’enseignement (ici pédagogique est l’adjectif savant correspondant au nom commun enseignement) : le jeune professeur des écoles attend donc d’un tel conseiller qu’il lui propose des éclaircissements permettant de faciliter son travail. Dans un deuxième sens - le vrai hélas ! (ici pédagogique correspond directement au nom commun pédagogie) -, le conseiller pédagogique est un conseiller en pédagogie, cette "science" totalitaire négatrice de tout savoir puisque posant que l’acte d’enseigner est indépendant de tout contenu et se réduit à des techniques ("psychologiques" ?). (Cf. Milner, op. cit., p. 71 et sq.) De toute façon, le pédagogue est étymologiquement l’esclave qui, chez les Grecs, accompagnait l’enfant et le laissait au seuil de l’école. Peut-être que le pédagogue moderne est l’enseignant qui laisse ses élèves sur le seuil… du savoir.
5 - Le français est présent dans toutes les matières : en faisant de l’histoire (En 732, Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers), on fait du français (Charles Martel, sujet du verbe arrêter). Dans les programmes de 2002 apparaît une rubrique horaire qui n’existait pas auparavant, les domaines transversaux : « Maîtrise du langage et de la langue française : 13 h réparties dans tous les champs disciplinaires dont 2 h quotidiennes pour des activités de lecture et d'écriture » (Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, p. 161).
6 - « A l’école primaire et d’abord dans les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), la doctrine officielle a longtemps été que l’enfant avait à "construire son propre savoir" et le maître à l’assister dans cette activité. C’était, qu’on l’ait voulu ou non, confiner la parole enseignante dans un rôle subsidiaire, la délier d’une obligation de culture et d’exactitude, et soumettre les apprentissages à des "rythmes toujours plus étirés" ». (Denis Kambouchner, "Ecole : révision indispensable", article paru dans Le Monde du 8 avril 2008)
7 - Par exemple, quand on pose une soustraction en colonne, si le chiffre des unités est plus petit en haut qu’en bas, mettre un 1 à côté du chiffre des unités du nombre en haut et un 1 à côté du chiffre des dizaines du nombre en bas, c’est procéder à un équilibrage. Si l’élève dit qu’en haut et en bas il ajoute + 10 et qu’en cela il ne détruit pas l’écart initial entre les deux nombres, alors il a compris et ne se contente pas d’appliquer servilement une froide technique.
8 - Ici, le mot barbarie est à entendre comme chez les Grecs : est barbare celui qui ne se fait pas comprendre par son interlocuteur tout simplement parce qu’il baragouine, bredouille un « bar bar » incompréhensible. En outre, le mot école vient du mot grec skolhê et signifie « loisir », qui en latin se dit otium ; et à partir de ce mot, on forme negotium, privation de loisir, ou « négoce » en français. De là à dire que nos élèves-sandwichs sont des négociants, que les marchandises dont ils se font les camelots involontaires les empêchent de se concentrer du fait du désir qu’incessamment elles suscitent, il n’y a qu’un pas…
9 - Autrement dit, la langue que nous enseignons doit l’être comme une langue étrangère parce que chacun doit se la réapproprier pour dépasser le cadre de la langue de proximité. Notre premier souci est la langue, parce que en elle se forme la pensée et que par elle s'institue le lien avec l'humanité dans toute son extension.
10 - Rouerie extrême de notre gouvernement : en dernière instance, ce sont les familles qui décident après proposition du maître. Des parents peuvent donc tout à fait refuser : tout simplement parce qu’ils partent en vacances (quand on sait qu’en plus on les a prévenus à peine deux semaines avant la fin des classes…). Tout est ainsi dit : honte à ces pères et mères qui refusent de donner une "chance" supplémentaire proposée généreusement par un gouvernement qui a le souci de sa jeunesse. Autre vertu de ce stage : apprendre au futur pauvre et bête de somme que dans son âge adulte il n’aura pas le temps de s’offrir des vacances.
11 - Stages lors desquels il est souhaité que les maîtres volontaires fassent « de l’Acadomia » (pour pauvres, on suppose) - selon les termes que l’on professe dans certaine inspection de circonscription, relais entre le ministère et les enseignants.
12 - Le même tour de passe-passe gestionnaire est à l’œuvre dans le secondaire. En supprimant des milliers de postes, le gouvernement propose en contrepartie que les professeurs fassent jusqu’à 5 heures supplémentaires : du coup, plus d’élèves et moins d’heures pour préparer.
13 - Pour éviter tout sarcasme, disons que le maître envisagé ici est le maître tel qu’il devrait être et non tel qu’il est.
14 - Même logique que celle à l’œuvre à l’égard des parents pour les stages de vacances : de même que les parents refusent ces stages pour leurs enfants au risque de les rendre encore plus faibles, ainsi les enseignants refusent des programmes à même d’aider tous les élèves. [Cliquer ici pour revenir à l'appel de note]
La discipline, l'école et le citoyen
par Tristan Béal (1)
En ligne le 28 avril 2008
Tristan Béal a envoyé la première version de ce texte à Mezetulle sous la forme d'un commentaire de lecteur sur l'article A quoi sert le passé antérieur? Sa réflexion sur le concept de discipline et sur le lien entre la conception de l'école et celle du citoyen s'appuie sur une expérience du terrain et prend parfois la forme d'un témoignage ; elle éclaire les "réformes" passées sans épargner bien des aspects de celle qui est en cours. En la lisant, j'ai pensé qu'elle devait occuper la place autonome et remarquable d'un article. L'auteur a bien voulu étoffer son texte et y apporter de nombreuses précisions et références : qu'il en soit remercié.
Au sujet de l'école, il semblerait que ce que Jean-Claude Milner appelait la Corporation (2) l’ait emporté : autrement dit, le contre-instituteur règne, dégoulinant de bon sentiment.
Des différents sens du mot discipline
J’ai commencé ma carrière il y a six ans dans une commune dite "déficitaire". A ses débuts, lors de sa première année, un professeur des écoles (comme l’on dit maintenant) est "visité" par des conseillers pédagogiques qui sont là pour conseiller le jeune impétrant en vue de l’inspection qui aura lieu l’année suivante. Tous les conseillers venus me voir cette année-là avaient le même discours : "Il est agréable de voir un enseignant "tenir" sa classe, on sent que les élèves sont dans une atmosphère quiète de travail ; néanmoins, il serait bien que vous vous montriez moins "traditionnel", moins transmissif (3) ; faites-les donc participer davantage, ces petites têtes ont toujours quelque chose à dire…". L’année suivante je me suis fait inspecter, et la conclusion a été la suivante (non pas en ces termes, quoique…) : "Vous terrorisez vos élèves par le savoir que vous leur imposez ; vous exigez trop d’eux !"
Faisons au moins crédit aux conseillers pédagogiques : ils voyaient le lien entre la discipline qui règne dans une classe et les disciplines qu’enseigne l’instituteur. Autrement dit, je crois que plus un instituteur maîtrise sa discipline et plus il assure la discipline dans sa classe : les élèves écoutent un instituteur qui les élève par le savoir qu’il leur indique ; les élèves méprisent l’enseignant qui les amuse (amuser, outre "procurer de l’agrément", voulant aussi dire, selon Littré : "repaître de vaines espérances, abuser, tromper"). Néanmoins, cette reconnaissance est inconsciente chez le conseiller pédagogique (4), puisque aussitôt il vous conseille de mettre en place une pédagogie négatrice de toute discipline (dans les deux sens du terme) : faites participer les élèves (participer voulant dire ici que les élèves s’expriment librement, c’est-à-dire qu’ils résonnent le monde au lieu de le mettre à distance, de s’en défaire, de raisonner) et toute discipline disparaît (demandez-le aux jeunes collègues qui, débutant dans les quartiers difficiles et qui sont dépassés par leur classe, s’il est si bien que les élèves soient "acteurs de leur savoir")… Quant à l’inspecteur, il entendait le mot discipline en un troisième sens : celui de la férule (comme ces religieux qui, à l’aide d’une discipline entendue comme "instrument de flagellation", s’imposent des châtiments). La boucle est bouclée : celui qui maîtrise sa discipline et qui assure la discipline dans sa classe tient finalement une discipline dans sa main : ce n’est plus le maître comme magister mais le maître comme dominus, et les élèves sont des esclaves pliés sous le joug du savoir-férule !
Ecole ou Caverne ?
Il semblerait qu’en ce moment ce que dans les écoles on appelle par dérision "les nouveaux anciens programmes" réhabilitent les disciplines. Et cela le contre-instituteur n’en veut pas. Et tout de suite de brandir l’élève en difficulté ! Les programmes de Lang & Ferry avaient la vertu, selon eux, de mobiliser les élèves et de donner du sens aux apprentissages, notamment par le biais de la "littérature" et de la transversalité (5). Ces programmes faisaient donc réfléchir l’élève : il construisait activement (bruyamment ?) son savoir (6). Les vieux programmes de 1923-2008, eux, sont rétrogrades et étouffants : l’élève ne pense plus mais rabâche !
Je tiens au contraire les programmes de Lang & Ferry pour profondément anti-républicains en ce qu’ils ôtent à l’élève la capacité de nommer précisément les choses et de se structurer : tout est dans tout et réciproquement. Si donc, dès ses premières années de primaire, un élève ne peut plus appeler un verbe un verbe, s’il ne peut plus nommer la chose correctement, n’est-ce pas préparer un futur citoyen qui ne saura pas nommer le réel autour de lui et du coup aura un rapport tout à fait flou avec ce réel, en sera le pauvre esclave dominé à l’envi par des dirigeants méprisants ?
En revanche, je trouve les programmes de la rentrée 2008 plus structurants : enfin l’on appelle un chat un chat, les bases sont retravaillées. Et si les bases sont solides, alors au collège on pourra faire de la littérature, de la vraie celle-ci, et non plus seulement des cours d’orthographe, de grammaire et de conjugaison qui sont essentiellement du domaine du primaire (combien de professeurs de français du collège n’en peuvent plus de devoir faire ce qu’ils pensaient être du domaine de l’élémentaire !). Les programmes Lang & Ferry noyaient les élèves parce qu’ils mettaient la charrue avant les bœufs : il faut être humble en primaire où l’on se familiarise avec les éléments.
L’école primaire n’est pas primaire au sens de "simpliste", comme le pense le professeur des écoles : sous prétexte que l’on recrute maintenant à bac+3, on dirait que le professeur des écoles veut montrer tout son "savoir", faire de la "littérature", des "projets", au lieu de faire des dictées, de la conjugaison, de l’analyse grammaticale, des problèmes de mathématiques ou de la géométrie ; autrement dit, il semblerait que le professeur des écoles veuille lui aussi s’amuser et qu’il s’embêterait en classe s’il devait jamais enseigner de l’élémentaire. Mais une telle école où l’élémentaire est roi, c’est une école où l’élève rend raison de ce qu’il dit, car c’est cela un enseignement structurant et qui nomme les choses : la règle est donnée par le maître, qui ne l’impose pas, puisque ensuite l’élève est mis en demeure par des exercices systématiques d’en rendre raison (7) – les mauvais coucheurs pourraient en conclure que c'est le comble de la tyrannie que de demander à l’élève d'assimiler la règle et de la justifier !!! Certes, mais, avec Lang & Ferry, dire que l’élève construit son savoir (à l’élève avec ses camarades de construire la règle de grammaire par tâtonnement et déduction, règle que le maître-tâcheron se contente d’écrire sous la joyeuse dictée de sa classe) c’est profondément faux et méprisant : c’est donner l’impression à l’élève qu’il construit la règle (car, au final, même dans une classe "active", c’est le maître, en fonction de ses connaissances, qui instaure la règle) et ainsi, comme citoyen, l'élève pourra continuer à avoir l’impression de décider alors qu’en fait on décidera pour lui. En revanche, je tiens qu’une école qui nomme les choses et qui structure forme non pas des citoyens modèles mais des citoyens vigilants.
Bref, se plaindre des programmes à venir en ce qu’ils seraient trop complexes pour les élèves (en difficulté), c’est, d’une certaine façon, dédaigner les élèves : ce sont eux les plus exigeants, car ils veulent savoir, et rien ne les contente plus que de se rendre compte qu’ils maîtrisent quelque chose, qu’ils comprennent, suprême plaisir ! J’y insiste : les élèves des "quartiers" ont besoin d’un cadre : tout autour d’eux peut friser la déroute (la vie au quotidien, en famille ou dans la ville), seule l’école se révèle un havre de paix, un lieu où la barbarie extérieure est mise en suspens, où le loisir prime (8). L’école doit donc être un lieu où la langue est châtiée, où le français parlé et lu est un français de qualité, où l’on ne se contente pas d’utiliser la langue relâchée du marché. Aussi l’école est-elle un lieu de décalage, un lieu volé au temps du négoce. Il ne s’agit pas d’ouvrir l’école sur le "quartier", mais de la fermer, de l’en préserver. Il faut donc donner à lire du Victor Hugo, même si sa langue peut paraître étrangère. Mieux, cette langue doit paraître dans un premier temps tout à fait étrangère à nos élèves, et ainsi on peut faire le pari que l’élève deviendra étranger à l’enfant en lui : non pas qu’il se niera, mais qu’il se dépassera, s’élèvera vers quelque chose en lui de plus riche et de plus libérateur(9).
Une apparence d'exigence
Maintenant, pourquoi un gouvernement méprisant qui ne cherche qu’à nous abrutir sous les strass et les paillettes met-il en place une telle école de l’exigence ?
En outre, alors que la parole du maître redeviendrait première en ce qu’elle serait le signe indiquant le savoir à l’enfant qui s’élèverait vers celui-ci, comment concilier un tel rôle fondamental du maître avec son statut contemporain purement asinin de contre-instituteur ?
Je m’explique. En tant qu’élève, toute ma scolarité (et celle aussi bien de mes condisciples, je crois) a été accomplie sous le signe du moins, à telle enseigne que lorsque je suis arrivé en khâgne, notre professeur de philosophie était effaré par notre écriture de non-francophones. Il faut donc le reconnaître : nous, jeunes enseignants qui débutons dans le métier, n’avons connu, en tant qu’élèves, que des programmes scolaires franchement appauvris. Ajouté à cela que dans les IUFM aucun cours théorique n’est dispensé, et l’on comprend que dire que les ânes enseignent aux ânes n’est pas si outré. Néanmoins, le professeur des écoles a toute latitude pour s’améliorer lui-même, me rétorquera-t-on. Certes, mais encore faudrait-il qu’il puisse user librement de son temps pour cela.
On sait que, sous couvert de remédier à l’échec de certains élèves, on leur dénie à présent le droit de paresser pendant les vacances scolaires (10). Ainsi, depuis ces vacances de printemps, des élèves en difficulté ont la possibilité de se rendre à l’école pendant cinq matinées d’affilée afin d’y recevoir en petit effectif des cours de rattrapage (11). Or ces cours sont dispensés par des professeurs des écoles volontaires, jeunes la plupart du temps et impécunieux assurément. Et voici comment les vacances sont sacrifiées sur l’autel des heures supplémentaires défiscalisées (12) ! D’un côté, l’enfant (pauvre) est privé de vacances ; de l’autre, l’enseignant (pauvre) ne peut avoir le loisir de se parfaire pendant ses vacances (13). En outre, depuis 1989 me semble-t-il, le professeur des écoles doit du temps à l’Education nationale hors de sa présence devant les élèves : ce que l’on appelle les "animations pédagogiques" et les "conseils des maîtres". Lors des premières, on nous ressert généralement une bonne louche de pédagogie, c’est-à-dire de vide en matière d’enseignement ; lors des secondes, nous parlons généralement des élèves en difficulté pour n’en rien dire de plus que ce que nous nous disons déjà à l’heure du repas. Pourquoi ces heures ne seraient-elles pas laissées à la discrétion du professeur des écoles pour qu’il s’inscrive à la faculté et perfectionne ses connaissances ? Certes, cela demanderait à notre gouvernement deux qualités dont il est tout à fait dépourvu : la confiance (au lieu du sarcasme et du mépris) et la générosité : méprisez les maîtres, et les maîtres deviendront méprisables ; rognez sur les crédits, et les riches iront dans des écoles de riches, loin du pauvre ignare…
Ces nouveaux programmes m’apparaissent finalement de plus en plus comme un vulgaire cheval de Troie.
Premièrement, ridiculiser les enseignants et les faire tous passer pour des contre-instituteurs. En effet, une manifestation aura bientôt lieu où l’on n’entendra que ceux qui parmi nous rejettent ces programmes et qui donneront l’impression d’être la grande majorité. Donc les enseignants sont pour la baisse du niveau (14).
Deuxièmement, rendre la tâche du maître quasi impossible. On ne peut demander au maître d’être exigeant si on ne lui offre pas la possibilité d’être exigeant d’abord envers lui-même, si donc on ne lui laisse pas le temps d’être à lui-même son propre maître.
Haut de la page
© Tristan Béal et Mezetulle, 2008
Voir les autres articles du même auteur.
Notes [cliquer ici pour revenir à l'appel de note]
1 - Tristan Béal est professeur des écoles dans l'Académie de Versailles depuis 2001.
2 - Pour faire vite, d’autant qu’il « n’est pas aisé de la nommer, surtout si l’on ne veut blesser personne », disons que dans la Corporation on trouve les maîtres qui refusent d’être des maîtres au sens noble et s’en trouvent bien, des maîtres qui éprouvent un « ressentiment à l’égard de ceux qui, dans leurs propres rangs et dans les autres corps d’enseignement, parviennent encore, tant bien que mal, à être ce qu’ils doivent être ». (Jean-Claude Milner, De l’école, Seuil, 1984, pp. 26-27)
3 - Dans la novlangue de l’Education nationale, est transmissif le maître qui enseigne quelque chose, qui montre des signes et invite ses élèves à le suivre sur le chemin qu’il leur déblaie.
4 - Cet impensé du conseiller pédagogique est à l’œuvre dans sa propre appellation. Dans un premier sens, le conseiller pédagogique conseille en matière d’enseignement (ici pédagogique est l’adjectif savant correspondant au nom commun enseignement) : le jeune professeur des écoles attend donc d’un tel conseiller qu’il lui propose des éclaircissements permettant de faciliter son travail. Dans un deuxième sens - le vrai hélas ! (ici pédagogique correspond directement au nom commun pédagogie) -, le conseiller pédagogique est un conseiller en pédagogie, cette "science" totalitaire négatrice de tout savoir puisque posant que l’acte d’enseigner est indépendant de tout contenu et se réduit à des techniques ("psychologiques" ?). (Cf. Milner, op. cit., p. 71 et sq.) De toute façon, le pédagogue est étymologiquement l’esclave qui, chez les Grecs, accompagnait l’enfant et le laissait au seuil de l’école. Peut-être que le pédagogue moderne est l’enseignant qui laisse ses élèves sur le seuil… du savoir.
5 - Le français est présent dans toutes les matières : en faisant de l’histoire (En 732, Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers), on fait du français (Charles Martel, sujet du verbe arrêter). Dans les programmes de 2002 apparaît une rubrique horaire qui n’existait pas auparavant, les domaines transversaux : « Maîtrise du langage et de la langue française : 13 h réparties dans tous les champs disciplinaires dont 2 h quotidiennes pour des activités de lecture et d'écriture » (Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, p. 161).
6 - « A l’école primaire et d’abord dans les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), la doctrine officielle a longtemps été que l’enfant avait à "construire son propre savoir" et le maître à l’assister dans cette activité. C’était, qu’on l’ait voulu ou non, confiner la parole enseignante dans un rôle subsidiaire, la délier d’une obligation de culture et d’exactitude, et soumettre les apprentissages à des "rythmes toujours plus étirés" ». (Denis Kambouchner, "Ecole : révision indispensable", article paru dans Le Monde du 8 avril 2008)
7 - Par exemple, quand on pose une soustraction en colonne, si le chiffre des unités est plus petit en haut qu’en bas, mettre un 1 à côté du chiffre des unités du nombre en haut et un 1 à côté du chiffre des dizaines du nombre en bas, c’est procéder à un équilibrage. Si l’élève dit qu’en haut et en bas il ajoute + 10 et qu’en cela il ne détruit pas l’écart initial entre les deux nombres, alors il a compris et ne se contente pas d’appliquer servilement une froide technique.
8 - Ici, le mot barbarie est à entendre comme chez les Grecs : est barbare celui qui ne se fait pas comprendre par son interlocuteur tout simplement parce qu’il baragouine, bredouille un « bar bar » incompréhensible. En outre, le mot école vient du mot grec skolhê et signifie « loisir », qui en latin se dit otium ; et à partir de ce mot, on forme negotium, privation de loisir, ou « négoce » en français. De là à dire que nos élèves-sandwichs sont des négociants, que les marchandises dont ils se font les camelots involontaires les empêchent de se concentrer du fait du désir qu’incessamment elles suscitent, il n’y a qu’un pas…
9 - Autrement dit, la langue que nous enseignons doit l’être comme une langue étrangère parce que chacun doit se la réapproprier pour dépasser le cadre de la langue de proximité. Notre premier souci est la langue, parce que en elle se forme la pensée et que par elle s'institue le lien avec l'humanité dans toute son extension.
10 - Rouerie extrême de notre gouvernement : en dernière instance, ce sont les familles qui décident après proposition du maître. Des parents peuvent donc tout à fait refuser : tout simplement parce qu’ils partent en vacances (quand on sait qu’en plus on les a prévenus à peine deux semaines avant la fin des classes…). Tout est ainsi dit : honte à ces pères et mères qui refusent de donner une "chance" supplémentaire proposée généreusement par un gouvernement qui a le souci de sa jeunesse. Autre vertu de ce stage : apprendre au futur pauvre et bête de somme que dans son âge adulte il n’aura pas le temps de s’offrir des vacances.
11 - Stages lors desquels il est souhaité que les maîtres volontaires fassent « de l’Acadomia » (pour pauvres, on suppose) - selon les termes que l’on professe dans certaine inspection de circonscription, relais entre le ministère et les enseignants.
12 - Le même tour de passe-passe gestionnaire est à l’œuvre dans le secondaire. En supprimant des milliers de postes, le gouvernement propose en contrepartie que les professeurs fassent jusqu’à 5 heures supplémentaires : du coup, plus d’élèves et moins d’heures pour préparer.
13 - Pour éviter tout sarcasme, disons que le maître envisagé ici est le maître tel qu’il devrait être et non tel qu’il est.
14 - Même logique que celle à l’œuvre à l’égard des parents pour les stages de vacances : de même que les parents refusent ces stages pour leurs enfants au risque de les rendre encore plus faibles, ainsi les enseignants refusent des programmes à même d’aider tous les élèves. [Cliquer ici pour revenir à l'appel de note]