6 juin 1970 6 06 /06 /juin /1970 16:08

A quoi sert le passé antérieur ?
Petite métaphysique d'une école déflationniste
par Catherine Kintzler

En ligne le 24 mars 2008


A quoi peut bien servir le passé antérieur ? Posée par Philippe Joutard, la question témoigne significativement de la manière dont cet ancien recteur, qui présida le Groupe technique disciplinaire des programmes scolaires en 2002, au demeurant historien distingué, entend pourfendre les nouveaux programmes scolaires : on enseigne toujours trop, et toujours trop tôt !
(Une version plus étoffée de ce texte est en ligne sur le site du journal Respublica n°585

La Cigale ayant chanté
Tout l'été
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue
(La Fontaine, Fables I, La Cigale et la Fourmi)

[...]  après que Jeanjean eut été rattrapé à un mètre de l'en-but, le ballon sortait et après plusieurs charges infructueuses, Blin prenait le trou et inscrivait le premier essai de la partie… ( 22 mars 2008, compte rendu de match, Site web du Stade toulousain)



Dans un texte destiné aux professeurs des écoles (1) et qu’on pourrait intituler, en étant un peu méchant : « un chef pédago s’adresse aux pédagos dans un journal pédago et les rassure : vous avez eu raison de baisser le niveau et il faut continuer », la critique de Philippe Joutard porte d’abord et fort justement sur les réductions horaires. Mais très vite, une autre cible, bien plus importante, est clairement désignée : attention danger, les nouveaux programmes installent une « inflation des contenus » ! C’est toujours trop, toujours trop tôt.

A quoi sert le passé antérieur ?
Parmi ces contenus superflus, prématurés et « abstraits » dont on s’apprête à accabler les élèves du primaire figure en bonne place un fleuron de la conjugaison française : « Combien de fois utilisons-nous le passé antérieur dans la conversation courante et dans l’expression écrite ? Quelle est son utilité pour un enseignement de base dans le cadre du socle en école primaire ? ».

Mais oui au fait, on ne l’entend jamais ce temps destiné à situer une action passée ponctuelle avant un autre événement lui-même passé ! Ce qu’on entend en revanche, répandu cent fois par jour sur les antennes, c’est un passé composé passe-partout qui, tel un téléobjectif, écrase les moments du passé les uns sur les autres, mais qui n’en a pas pour autant effacé le souvenir et le besoin du passé antérieur. Sachant en effet que le subjonctif est fautif dans pareils cas, et faute d’avoir appris assez tôt (2) l’outil grammatical qui rétablirait la profondeur du temps, nos présentateurs radio et tv, au lieu de dire « Après qu’il eut fini… », disent avec application une platitude logique : « Après qu’il a fini, il a fait ceci et cela…». L’usage naguère populaire du passé surcomposé (« Après qu’il a eu fini… ») était bien plus logique et attestait qu’il y a là des occurrences très fréquentes et parfaitement justifiées du recours au passé antérieur.
Et contrairement à ce que dit M. Joutard, cela s’entend tous les jours.
La conclusion qu’il tire de cet usage évité, qu’il convertit subrepticement en occurrence nulle, révèle toute une conception de l’enseignement : une erreur fréquente dans l’usage, loin d’être une occasion de réflexion, loin de nourrir la connaissance en faisant entendre le souvenir et le besoin du vrai qu’elle renferme, devient un motif pour ne pas enseigner. L’erreur devient à elle-même, du fait de sa fréquence, un motif de sa propre perpétuation, assurée par la chasse à « l’inflation des contenus » dans l’enseignement.

J’en étais là de ma réflexion et de mon indignation lorsque, faisant pour me divertir un petit tour sur le site internet du Stade toulousain, j'y trouve un superbe récit de match. A lui seul il offre un démenti cinglant aux Diafoirus de la pédagogie qui, pour cesser d'enseigner la langue belle et forte, se demandent « à quoi peut bien servir le passé antérieur » et autres subtilités dont un gamin d'aujourd'hui n'a nul besoin.

A quoi peut bien servir le passé antérieur? Mais à lire un compte rendu de match sur le site
du Stade toulousain, lequel retrace comment « après que Jeanjean eut été rattrapé » (et à la voix passive s'il vous plaît !!), le ballon « sortait » et fut recueilli par Blin qui marqua un essai ! Cela sert à comprendre comment, de façon assez surprenante et pour tout dire littéraire, on peut enchaîner ici un passé antérieur (événement ponctuel) avec un imparfait (action plus longue) - ce qui est aussi une intellection du rugby, seul sport où le ballon peut mettre un certain temps à « sortir » !!! Cela sert à lire, en outre, quelques romanciers, poètes, fabulistes et autres rêveurs qui croient qu'une langue ne se réduit pas à un idiome parlé par des idiots bornés aux utilités immédiates. Cela sert à savoir déployer les temporalités et les causalités, à ne pas s'effaroucher devant la conjugaison anglaise pas plus ni moins subtile que la française - oups j’oubliais que la grammaire comparée des langues c’est interdit…. Cela sert à dire, à lire et à penser ...
Que le récit d’un match de rugby puisse être lié à ce qui ressemble de fort près à la littérature, c’est une chose qui dépasse l’entendement utilitaire, non ?
Mais si l’on n’apprend pas le passé antérieur à l’école primaire, jusqu’à quand faudra-t-il différer la lecture des contes – comment lire une page, ne disons pas de Perrault, mais de Harry Potter ?

D’ailleurs, à quoi cela sert-il de jouer au rugby, de faire des vers, de danser, de bouger pour rien?  Avec de tels arguments, on va aussi faire la chasse aux alexandrins, puisque personne – à part les poètes, les paroliers de chansons et quelques rappeurs érudits – ne parle en vers. On se crispe sur le français langue spontanée, on le rabat sur un idiome, alors que le français scolaire et écrit devrait être enseigné à tous comme une langue étrangère et étrange. Et il y a longtemps que la chasse aux démonstrations est terminée en mathématique : à quoi cela sert-il en effet, d’imaginer qu’une formule pourrait être fausse alors que le plus utile est de l’appliquer ? Restons concret.

Métaphysique de l'infini : pourquoi commencer à enseigner ?
M. Joutard ne s’en tient pas à ce seul exemple. Il n’aime pas non plus qu’on enseigne la géographie de la France, ou plutôt qu’on commence par là. Ici, plus question d’utilité : un tout autre argument est invoqué. C’est tout simplement mal. C’est mal parce que nous sommes en Europe.
L’argument n’est pas du tout absurde, mais très révélateur également de la conception déflationniste en matière d’enseignement, qu’il conduit audacieusement jusqu’à son moment métaphysique. Réduisons-le à son fonctionnement : comment peut-on commencer par la France puisqu’il y a l’Europe ? Comment peut-on commencer par l’Europe puisqu’il y a le monde ? Comment peut-on commencer par quelque commencement que ce soit puisqu’il y a la fin ? Et comme la fin n’a pas de fin, on conclura qu’il ne convient jamais de commencer quoi que ce soit. En réalité c’est l’infinité des choses à savoir et à enseigner qui légitime ici l’absence d’enseignement. Inaccessible par définition, l’infini sert de motif à l’inaction et à la pauvreté. On retrouve ici une des fonctions des Idées métaphysiques fort souvent convoquées pour discréditer le physique, on le savait depuis longtemps, sur fond de morale : c’est toujours au nom d’un arrière-monde qu’il faut se résigner à la pauvreté, ici et maintenant. L’école idéale, allégée, centrée sur la misère actuelle (traduire « concrète » en langage pédago), asservie aux utilités immédiates, est vertueuse. Ajoutons les passages automatiques de classe, et ce sera parfaitement moral. Au fait, ce n’est pas une école idéale, située à l’infini, que je décris : c’est celle que nous avons ici et maintenant !

A cette stratégie de l’évitement du contenu dont on vient de dévoiler la métaphysique, on opposera le programme de la Révolution française, qui ose proclamer la possibilité du commencement, ici et maintenant : « dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre.» (Talleyrand, Rapport sur l’instruction publique, septembre 1791).


© Catherine Kintzler,  2008

1 -Publié sur le site du SNUIPP (Syndicat Unitaire des Instituteurs, Professeurs de collège et Pegc).
2 - Jean-Claude Milner, que je remercie pour ses conseils de grammairien éclairé, me fait remarquer que l’effet d’abstraction (constamment évoqué dans le texte de P. Joutard) se produit précisément lorsqu’on enseigne un point de grammaire trop tard.


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commentaires

A
<br /> <br /> Un des plus beaux exemples de l'usage du passé antérieur en philosophie est le début du traité de la réforme de l'entendement de Spinoza: "quand l'expérience m'eut appris…". La médiatisation<br /> plate des langues et des esprits affecte aussi les commentateurs de ce grand texte. On peut lire en effet dans un livre récent sur Spinoza une traduction que n'auraient pas reniée les<br /> présentateurs télé auxquels Mezetulle fait allusion : " Après que l'expérience m'a enseigné…". L'auteur ajoute en note qu'il a ainsi traduit contrairement à tous les traducteurs précédents qui<br /> ont employé le "subjonctif (sic!) à la place de l'indicatif…". Qu'un "philosophe, directeur de programme au collège international de philosophie…" comme il est écrit en quatrième de couverture<br /> (on ne précisera pas plus), confonde le subjonctif avec le passé antérieur pour en critiquer ceux qui connaissent encore l'usage de ce temps en dit assez.<br /> <br /> <br /> <br />
G
Article paru dans le Monde de l'éducation de Mai 2008Le passé antérieur réhabilité L'enseignement élémentaire a connu deux méthodes : la scolastique, qui est l'utilisation exclusive de la mémoire et la moderne, qui tente l'utilisation exclusive de la compréhension, donc de l'intelligence. La tête bien pleine contre la tête bien faite. L'érudition contre le génie. La compréhension est évidemment le but fondamental de l'enseignement élémentaire. Mais une tête vide ne peut être 'bien faite'. Les définitions par extension, donc la mémorisation systématique, sont un des moyens utiles et quelquefois nécessaires pour atteindre la compréhension. Pour éviter l'encombrement scolastique des mémoires, les programmes primaires de 1995 ont supprimé trois des temps composés de l'indicatif, alors limité aux temps simples et au passé composé, empêchant par là-même l'approche de la notion de temps composé. Le passé simple a même été limité, dans certains manuels, aux troisièmes personnes. Cette façon aveugle de lutter contre la scolastique, c'est-à-dire contre les apprentissages prétendument encombrants, empêchait toute généralisation systématique, donc la compréhension : il est en réalité plus simple d'apprendre les huit temps de l'indicatif-enfin rétablis dans le projet 2008-que de n'en apprendre que cinq. Si on n'en apprend que cinq, aucun effet de système (chaque temps composé en face de son temps simple) ne vient soutenir la mémoire, ce qui rend bien plus difficile le dit apprentissage. D'autre part, le futur antérieur et le plus-que-parfait sont très fréquents à l'oral et à l'écrit, et le passé antérieur est très utilisé dans les textes fictifs et romanesques. Marc Le Bris Instituteur, membre de Sauver les lettres.
O
Bonsoir!Enseignante depuis 17 ans en primaire et actuellement en poste en CM1, ces querelles de médiatico-politiques me font sourire parfois, grogner souvent.Mais depuis quand n'avez-vous pas, pour certains, ouvert le cartable d'un élève de primaire, lorsqu'il rentre chez lui les soir?Les fameuses conjugaisons...bien évidemment nous les enseignons! Tout comme les tables de multiplication! Comme si tout cela avait été abandonné!En fin de Cm1 mes élèves connaissent le tableau des 8 temps de l'indicatif. (connaître ne veut pas dire en avoir la totale maîtrise)Il savent comment former chaque temps composé à partir de l'auxiliaire au temps simple.Il n'y a rien de sorcier à cela! Mais ce qui devient plus compliqué, vous en conviendrez tous, c'est de l'utiliser à bon escient et dans un contexte grammaticalement cohérent.Je peux faire apprendre à mes élèves les conjugaisons par coeur, à l'endroit et à l'envers,(et je le fais) mais n'attendez pas qu'ils en maîtrisent parfaitement le bon usage! Pour l'imparfait et le passé simple, cela reste accessible, pour le présent et le passé composé, c'est nettement plus compliqué. (Le présent étant le temps le plus complexe de tous!) Alors le plus que parfait et le passé antérieur, s'il vous plait, un peu de douceur! Je préfère les nourrir avec épicurisme que de risquer l'embolie cervicale!Alors oui,  je demande en toute fraternité à mes collègues de collège, sans que ce soit une offense pour leur dignité de grands maîtres, de continuer ce travail de grammaire et de conjugaison. Nous l'avons commencé en primaire, soyez-en certains. Ne vous laissez pas berner par des dicours récupérateurs et agitateurs.Maintenant, une chose est à comprendre: le nombre d'heures que nous sommes censés consacrer à cette étude de la langue est tout à fait insuffisant! Alors... 1/ On nous dit "retour aux fondamentaux" (comme si disparition il y avait eu). Mais ça, ça plait aux parents, et les parents sont des électeurs...2/ On nous enlève une demi journée de classe.3/ On nous demande d'appliquer le socle commun sans même avoir mis en place la réforme des cycles!Magicienne je ne suis pas!Cela étant dit, je reprends volontiers et approuve les termes de BEAL "les élèves, ce sont eux les plus exigeants, car ils veulent savoir, et rien ne les contente plus que de se rendre compte qu'ils...comprennent, suprême plaisir!"Pour la maîtrise, je laisse le temps y ajouter sa dose de saveurs!OstianeBLOG BLEU PRIMAIRE
M
<br /> Entièrement d'accord en ce qui concerne le problème des horaires.<br /> Je me permets de vous renvoyer par ailleurs à la réponse précédente, car le commentaire n°5 abordait des points très proches de ceux que vous soulevez.<br /> <br /> <br />
E
Pourquoi tant de haine et d'invectives ? Personne ne nie l'utilité du passé antérieur... et je pense que M.Joutard en est bien conscient.Le problème c'est que les programmes de 2008  ne visent nullement à en comprendre l'emploi, mais simplement à en maîtriser la conjugaison... Et c'est tout le problème des programmes de 2008, c'est qu'ils remplissent très provisoirement la tête des élèves de notions dont ils comprendront (éventuellement) plus tard !!! Le problème c'est que la plupart les auront oubliées alors (et notre Ministre en est la preuve vivante !Avez-vous lu les programmes de 2008 et leur ambition marquée pour la littérature ? Avez-vous compris qu'ils visaient exactement les mêmes objectifs que vous revendiquez ? Savez-vous que la scolarité d'un élève ne s'achève pas en CM2 ?Il faut laisser aux élèves le temps d'assimiler, d'utiliser, d'écrire, de lire, d'analyser, de comprendre, d'apprendre, de mémoriser (oui aussi).Leur bourrer le crâne en abondance ne sert à rien sinon à leur faire oublier l'essentiel.Une enseignante qui connaît les élèves et qui tente de leur apprendre, à tous, la belle langue et les textes littéraires.
M
<br /> 1° Ne connaissant pas ce dont M. Joutard a conscience, je m'en tiens à ce qu'il écrit et publie sur la question, et je l'ai cité sans déformer ses propos. Il semble que vous appeliez "invective" ce<br /> que j'appelle ironie et sarcasme... c'est une question de point de vue ; je me demande où vous voyez des propos haineux dans l'article ou dans le commentaire qui précède.... L'article signé par<br /> Lang et Ferry n'est pas des plus tendres non plus.. : la critique peut être dure de part et d'autre sans pour autant être "haineuse". Pour les invectives, il faut avouer que pendant 25 ans, et<br /> comme en témoigne le commentaire n°4, ce sont plutôt les enseignants "transmissifs" qui les ont reçues... avec quelques blâmes et anathèmes - c'est allé bien plus loin que l'invective et la simple<br /> critique.<br /> <br /> 2° Les programmes énumèrent succinctement les points à enseigner, ils n'ont pas à développer la méthode pour le faire. Ils n'ont jamais dit d'ailleurs qu'il fallait "remplir la tête des élèves" de<br /> manière provisoire et purement mécanique. Du reste, je ne vois pas comment on peut enseigner un passé antérieur sans le relier à l'expression d'un autre moment du passé : il s'agit bien d'un temps<br /> relatif qui ne peut pas s'apprendre isolément. Passé simple (et parfois imparfait) font système avec passé antérieur. De même pour une règle de trois, inintelligible sans l'exposé du raisonnement<br /> qui l'applique et irréductible à une pure formule. On a bien vu lors de cette lamentable émission de télé où le Ministre et la présentatrice rivalisaient d'ignorance que ce qui manquait à l'un<br /> comme à l'autre c'était justement le raisonnement - quelle stupidité de recourir à une pure mnémotechnique comme ce ridicule X qu'elle a dessiné au tableau ... pour dire une chose fausse !<br /> <br /> 3° La scolarité d'un élève ne s'achève pas en CM2. Elle ne s'achève pas en 6e, pas plus qu'en 5e, ni en 4e, etc.... et comme l'éducation est permantente, on a bien le temps, on a toute la vie, on<br /> peut donc toujours différer !!! Or il y a des choses qu'il faut savoir vers 8 ans pour pouvoir apprendre celles qu'il faut savoir vers 10 ans, etc. On sait cela, s'agissant de la lecture par ex.,<br /> depuis que l'alphabet existe : il y a des seuils qui faute d'être respectés handicapent un être humain pour tout le reste de sa vie, et la question est très sérieuse et mérite d'être posée. Le<br /> temps d'apprendre ne se diffère pas ; en revanche lorsque c'est le bon moment, il faut prendre le temps de le faire... d'où les questions sur les réductions d'horaire.<br /> <br /> Merci en tout cas de rester attachée à la belle langue et de prendre le temps de la faire connaître.<br /> <br /> <br />
B
Il semblerait que ce que Jean-Claude Milner appelait la Corporation l’ait emporté : autrement dit, le contre-instituteur règne, dégoulinant de bon sentiment.<br /> J’ai commencé ma carrière il y a six ans dans une commune dite "déficitaire". A ses débuts, lors de sa première année, un professeur des écoles (comme l’on dit maintenant) est "visité" par des conseillers pédagogiques qui sont là pour conseiller le jeune impétrant en vue de l’inspection qui aura lieu l’année suivante. Tous les conseillers venus me voir cette année-là avaient le même discours : « Il est agréable de voir un enseignant "tenir" sa classe, on sent que les élèves sont dans une atmosphère quiète de travail ; néanmoins, il serait bien que vous vous montriez moins "traditionnel", moins transmissif [est transmissif le maître qui enseigne quelque chose, qui montre des signes et invite ses élèves à le suivre sur le chemin qu’il leur déblaie] ; faites-les donc participer davantage, ces petites têtes ont toujours quelque chose à dire… » L’année suivante je me suis fait inspecter, et la conclusion a été la suivante (non pas en ces termes, quoique…) : « Vous terrorisez vos élèves par le savoir que vous leur imposez ; vous exigez trop d’eux ! »<br /> Faisons au moins crédit aux conseillers pédagogiques : ils voyaient le lien entre la discipline qui règne dans une classe et les disciplines qu’enseigne l’instituteur. Autrement dit, je crois que plus un instituteur maîtrise sa discipline et plus il assure la discipline dans sa classe : les élèves écoutent un instituteur qui les élève par le savoir qu’il leur indique ; les élèves méprisent l’enseignant qui les amuse (amuser, outre « procurer de l’agrément », voulant aussi dire, selon le Littré : « repaître de vaines espérances, abuser, tromper »). Néanmoins, cette reconnaissance est inconsciente chez le conseiller pédagogique, puisque aussitôt il vous conseille de mettre en place une pédagogie négatrice de toute discipline (dans les deux sens du terme) : faites participer les élèves (participer voulant dire ici que les élèves s’expriment librement, c’est-à-dire qu’ils résonnent le monde au lieu de le mettre à distance, de s’en défaire, de raisonner) et toute discipline disparaît (demandez-le aux jeunes collègues qui, débutant dans les quartiers difficiles et qui sont dépassés par leur classe, s’il est si bien que les élèves soient "acteurs de leur savoir")… Quant à l’inspecteur, il entendait le mot discipline en un troisième sens : celui de la férule (comme ces religieux qui, à l’aide d’une discipline entendue comme « instrument de flagellation », s’imposent des châtiments). La boucle est bouclée : celui qui maîtrise sa discipline et qui assure la discipline dans sa classe tient finalement une discipline dans sa main : ce n’est plus le maître comme magister mais le maître comme dominus, et les élèves sont des esclaves pliés sous le joug du savoir-férule !<br /> Il semblerait qu’en ce moment ce que dans les écoles on appelle par dérision "les nouveaux anciens programmes" réhabilitent la discipline. Et cela le contre-instituteur n’en veut pas. Et tout de suite de brandir l’élève en difficulté ! Les programmes de Lang & Ferry avaient la vertu, selon eux, de mobiliser les élèves et de donner du sens aux apprentissages, notamment par le biais de la "littérature" et de la transversalité (le français est présent dans toutes les matières : en faisant de l’histoire (En 732, Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers), on fait du français (Charles Martel, sujet du verbe…). Ces programmes faisaient donc réfléchir l’élève : il construisait activement (bruyamment ?) son savoir. Les vieux programmes de 1923-2008, eux, sont rétrogrades et étouffants : l’élève ne pense plus mais rabâche !<br /> Je tiens au contraire les programmes de Lang & Ferry pour profondément anti-républicain en ce qu’ils ôtent à l’élève la capacité de nommer précisément les choses et de se structurer : tout est dans tout et réciproquement. Si donc, dès le primaire, un élève ne peut plus appeler un verbe un verbe, s’il ne peut plus nommer la chose correctement, n’est-ce pas préparer un futur citoyen qui ne saura pas nommer le réel autour de lui et du coup aura un rapport tout à fait flou avec ce réel, en sera le pauvre esclave dominé à l’envi par des dirigeants méprisants ?…<br /> En revanche, je trouve les programmes de la rentrée 2008 plus structurants : enfin l’on appelle un chat un chat, les bases sont retravaillées. Et si les bases sont solides, alors au collège on pourra faire de la littérature, de la vraie celle-ci, et non plus seulement des cours d’orthographe, de grammaire et de conjugaison qui sont essentiellement du domaine du primaire (combien de professeurs de français du collège n’en peuvent plus de devoir faire ce qu’ils pensaient devoir être du domaine de l’élémentaire !). Les programmes Lang & Ferry noyaient les élèves parce qu’ils mettaient la charrue avant les bœufs : il faut être humble en primaire où l’on se familiarise avec les éléments.  (L’école primaire n’est pas primaire au sens de « simpliste », comme le pense le professeur des écoles : sous prétexte que l’on recrute maintenant à bac+3, on dirait que le professeur des écoles veut montrer tout son "savoir", faire de la "littérature", des "projets", au lieu de faire des dictées, de l’analyse grammaticale, des problèmes de mathématiques ou de la géométrie ; autrement dit, il semblerait que le professeur des écoles veuille lui aussi s’amuser et qu’il s’embêterait en classe s’il devait jamais enseigner de l’élémentaire.) Mais une telle école où l’élémentaire est roi, c’est une école où l’élève rend raison de ce qu’il dit, car c’est cela un enseignement structurant et qui nomme les choses : la règle est donnée par le maître, qui ne l’impose pas, puisque ensuite l’élève est mis en demeure par des exercices systématiques d’en rendre raison – les mauvais coucheurs pourraient en conclure que, si, la règle est bel et bien imposée, et qu’en plus, tyrannie extrême ! on demande à l’élève de l’assimiler et de la justifier !!! Certes, mais, avec Lang & Ferry, dire que l’élève construit son savoir (à l’élève avec ses camarades de construire la règle de grammaire par tâtonnement et déduction, règle que le maître-tâcheron se contente d’écrire sous la joyeuse dictée de sa classe) c’est profondément faux et méprisant : c’est donner l’impression à l’élève qu’il construit la règle (car, au final, même dans une classe "active", c’est le maître, en fonction de ses connaissances, qui instaure la règle), ainsi, comme citoyen, lui aussi aura l’impression de décider alors qu’en fait on décidera pour lui ; en revanche, je tiens qu’une école qui nomme les choses et qui structure forme non pas des citoyens modèles mais des citoyens vigilants !<br /> Bref, se plaindre des programmes à venir en ce qu’ils seraient trop exigeants pour les élèves (en difficulté), c’est, d’une certaine façon, mépriser  les élèves : ce sont eux les plus exigeants, car ils veulent savoir, et rien ne les contente plus que de se rendre compte qu’ils maîtrisent quelque chose, qu’ils comprennent, suprême plaisir !<br /> Maintenant, pourquoi diable un gouvernement méprisant qui ne cherche qu’à nous abrutir sous les strass et les paillettes met-il en place une telle école de l’exigence ?!?
M
<br /> Je remercie Tristan Béal d'avoir bien voulu étoffer ce texte pour le publier sous forme d'article dans Mezetulle le 28 avril 2008 :<br /> Le contre-instituteur. La discipline, l'école, le citoyen<br /> <br /> <br />
V
A présent il leur fallait porter couché entre ses planches un futur aboli.Le temps. Le temps est imparfait. Le temps passe et vous laisseavec vos espérances et vos décomposésLe temps.Le temps impératif se saisit de sa proiequand il lui chante et seulement là.Plus que parfaite la cohorte des amis cheminaitvers ce lieu où tout est réduit en cendrespassait, simple, devant les endroits dont il aurait aiméentrebâiller la porte sile temps.Le temps Madamele temps périphrastiqueva où il veut aller et fauche qui est fauchéVivre à l’infinitif et mourir nuitammentquelle galère MadameSi on nous avait dit tous ces conditionnels il eût été probable que nous ne nous fussions entêtésmais le tempsMadameLe temps enterre aussises conjugaisons propresnous aurons vu grandir bien des tracas en cette viemais éliminer ainsile passé antérieurl'entendre allant en douce rejoindre sa dernière demeuresoutenu par ses pairs promis au même sortQuelle peineMadame !...Un clin d'oeil improvisé pour vous remercier de cet article très judicieux
P
(Mis sur le blogue de MOB)Vous pensez bien qu’en tant que professeur, en tant qu’auteur, je ne vais pas contester qu’on enseigne le passé antérieur.<br />  <br /> Mais en primaire ? Plus exactement à des enfants qui, à l’entrée en 6° où j’ai enseigné de plus en plus dans l’impuissance, pour la majorité ne connaissent pas les verbes fondamentaux ("avoir" et "être" compris), ne maîtrisent pas l’imparfait et le passé simple (je chantais – je chantai), qui ne connaissent pas le passé simple (pour la raison qu’on ne l’emploie plus, sauf en littérature), qui confondent allègrement indicatif futur simple, conditionnel présent (je chanterai, je chanterais) ?<br />  <br /> Le plus urgent est là. Maîtriser d’abord les temps simples.
M
<br /> Vous faites état du résultat de plus de 20 années de renoncement (dicté par une pédagogie officielle) à enseigner la langue au-delà de son usage "spontané". Il y a effectivement de quoi être<br /> profondément découragé. Le constat que vous faites se prolonge hélas bien au-delà des années de collège : même des étudiants avancés (Bac+3 et plus) ignorent des choses élémentaires, font des<br /> fautes de grammaire, d'orthographe, utilisent une ponctuation aberrante, etc.<br /> Mais la pédagogie officielle qui a allumé l'incendie surfe sur ce découragement : comment peut-on avoir le courage d'enseigner sur un tel champ de ruines ? Et par conséquent, la défaillance<br /> généralisée devient un motif pour continuer à ne pas enseigner.<br /> Cependant, pour reprendre l'ex. de la conjugaison, la maîtrise de ces éléments aujourd'hui abandonnés était enseignée naguère au niveau élémentaire - et contrairement à ce que l'on prétend, les<br /> élèves n'étaient pas plus éduqués qu'aujourd'hui, ils avaient même pour la plupart accès à moins de moyens et à moins de textes. Seulement, on avait 30h d'école par semaine... et on ne faisait pas<br /> d'état d'âme en haut lieu pour introduire dès l'école primaire une langue "étrange" et littéraire, pour considérer que l'école ne doit compter que sur elle-même. Peut-être le rédacteur des comptes<br /> rendus de match sur le site du Stade toulousain s'en souvient-il ? C'est à mon avis une question de volonté politique, une façon de concevoir l'école.<br /> <br /> <br />
P
Philippe Joutard, professeur d'histoire, en lutte contre le passé antérieur : un historien qui méprise les temps du passé !La haine de soi, portée à un tel degré d'absurdité, a quelque chose de terrifiant.Merci à vous pour la mise au point.

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