A quoi sert le passé antérieur ?
Petite métaphysique d'une école déflationniste
par Catherine Kintzler
A quoi peut bien servir le passé antérieur ? Posée par Philippe Joutard, la question témoigne significativement de la manière dont cet ancien recteur, qui présida le Groupe technique disciplinaire des programmes scolaires en 2002, au demeurant historien distingué, entend pourfendre les nouveaux programmes scolaires : on enseigne toujours trop, et toujours trop tôt !
(Une version plus étoffée de ce texte est en ligne sur le site du journal Respublica n°585
Tout l'été
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue
(La Fontaine, Fables I, La Cigale et la Fourmi)
[...] après que Jeanjean eut été rattrapé à un mètre de l'en-but, le ballon sortait et après plusieurs charges infructueuses, Blin prenait le trou et inscrivait le premier essai de la partie… ( 22 mars 2008, compte rendu de match, Site web du Stade toulousain)
Dans un texte destiné aux professeurs des écoles (1) et qu’on pourrait intituler, en étant un peu méchant : « un chef pédago s’adresse aux pédagos dans un journal pédago et les rassure : vous avez eu raison de baisser le niveau et il faut continuer », la critique de Philippe Joutard porte d’abord et fort justement sur les réductions horaires. Mais très vite, une autre cible, bien plus importante, est clairement désignée : attention danger, les nouveaux programmes installent une « inflation des contenus » ! C’est toujours trop, toujours trop tôt.
A quoi sert le passé antérieur ?
Parmi ces contenus superflus, prématurés et « abstraits » dont on s’apprête à accabler les élèves du primaire figure en bonne place un fleuron de la conjugaison française : « Combien de fois utilisons-nous le passé antérieur dans la conversation courante et dans l’expression écrite ? Quelle est son utilité pour un enseignement de base dans le cadre du socle en école primaire ? ».
Mais oui au fait, on ne l’entend jamais ce temps destiné à situer une action passée ponctuelle avant un autre événement lui-même passé ! Ce qu’on entend en revanche, répandu cent fois par jour sur les antennes, c’est un passé composé passe-partout qui, tel un téléobjectif, écrase les moments du passé les uns sur les autres, mais qui n’en a pas pour autant effacé le souvenir et le besoin du passé antérieur. Sachant en effet que le subjonctif est fautif dans pareils cas, et faute d’avoir appris assez tôt (2) l’outil grammatical qui rétablirait la profondeur du temps, nos présentateurs radio et tv, au lieu de dire « Après qu’il eut fini… », disent avec application une platitude logique : « Après qu’il a fini, il a fait ceci et cela…». L’usage naguère populaire du passé surcomposé (« Après qu’il a eu fini… ») était bien plus logique et attestait qu’il y a là des occurrences très fréquentes et parfaitement justifiées du recours au passé antérieur.
Et contrairement à ce que dit M. Joutard, cela s’entend tous les jours.
La conclusion qu’il tire de cet usage évité, qu’il convertit subrepticement en occurrence nulle, révèle toute une conception de l’enseignement : une erreur fréquente dans l’usage, loin d’être une occasion de réflexion, loin de nourrir la connaissance en faisant entendre le souvenir et le besoin du vrai qu’elle renferme, devient un motif pour ne pas enseigner. L’erreur devient à elle-même, du fait de sa fréquence, un motif de sa propre perpétuation, assurée par la chasse à « l’inflation des contenus » dans l’enseignement.
J’en étais là de ma réflexion et de mon indignation lorsque, faisant pour me divertir un petit tour sur le site internet du Stade toulousain, j'y trouve un superbe récit de match. A lui seul il offre un démenti cinglant aux Diafoirus de la pédagogie qui, pour cesser d'enseigner la langue belle et forte, se demandent « à quoi peut bien servir le passé antérieur » et autres subtilités dont un gamin d'aujourd'hui n'a nul besoin.
A quoi peut bien servir le passé antérieur? Mais à lire un compte rendu de match sur le site du Stade toulousain, lequel retrace comment « après que Jeanjean eut été rattrapé » (et à la voix passive s'il vous plaît !!), le ballon « sortait » et fut recueilli par Blin qui marqua un essai ! Cela sert à comprendre comment, de façon assez surprenante et pour tout dire littéraire, on peut enchaîner ici un passé antérieur (événement ponctuel) avec un imparfait (action plus longue) - ce qui est aussi une intellection du rugby, seul sport où le ballon peut mettre un certain temps à « sortir » !!! Cela sert à lire, en outre, quelques romanciers, poètes, fabulistes et autres rêveurs qui croient qu'une langue ne se réduit pas à un idiome parlé par des idiots bornés aux utilités immédiates. Cela sert à savoir déployer les temporalités et les causalités, à ne pas s'effaroucher devant la conjugaison anglaise pas plus ni moins subtile que la française - oups j’oubliais que la grammaire comparée des langues c’est interdit…. Cela sert à dire, à lire et à penser ...
Que le récit d’un match de rugby puisse être lié à ce qui ressemble de fort près à la littérature, c’est une chose qui dépasse l’entendement utilitaire, non ? Mais si l’on n’apprend pas le passé antérieur à l’école primaire, jusqu’à quand faudra-t-il différer la lecture des contes – comment lire une page, ne disons pas de Perrault, mais de Harry Potter ?
D’ailleurs, à quoi cela sert-il de jouer au rugby, de faire des vers, de danser, de bouger pour rien? Avec de tels arguments, on va aussi faire la chasse aux alexandrins, puisque personne – à part les poètes, les paroliers de chansons et quelques rappeurs érudits – ne parle en vers. On se crispe sur le français langue spontanée, on le rabat sur un idiome, alors que le français scolaire et écrit devrait être enseigné à tous comme une langue étrangère et étrange. Et il y a longtemps que la chasse aux démonstrations est terminée en mathématique : à quoi cela sert-il en effet, d’imaginer qu’une formule pourrait être fausse alors que le plus utile est de l’appliquer ? Restons concret.
Métaphysique de l'infini : pourquoi commencer à enseigner ?
M. Joutard ne s’en tient pas à ce seul exemple. Il n’aime pas non plus qu’on enseigne la géographie de la France, ou plutôt qu’on commence par là. Ici, plus question d’utilité : un tout autre argument est invoqué. C’est tout simplement mal. C’est mal parce que nous sommes en Europe.
L’argument n’est pas du tout absurde, mais très révélateur également de la conception déflationniste en matière d’enseignement, qu’il conduit audacieusement jusqu’à son moment métaphysique. Réduisons-le à son fonctionnement : comment peut-on commencer par la France puisqu’il y a l’Europe ? Comment peut-on commencer par l’Europe puisqu’il y a le monde ? Comment peut-on commencer par quelque commencement que ce soit puisqu’il y a la fin ? Et comme la fin n’a pas de fin, on conclura qu’il ne convient jamais de commencer quoi que ce soit. En réalité c’est l’infinité des choses à savoir et à enseigner qui légitime ici l’absence d’enseignement. Inaccessible par définition, l’infini sert de motif à l’inaction et à la pauvreté. On retrouve ici une des fonctions des Idées métaphysiques fort souvent convoquées pour discréditer le physique, on le savait depuis longtemps, sur fond de morale : c’est toujours au nom d’un arrière-monde qu’il faut se résigner à la pauvreté, ici et maintenant. L’école idéale, allégée, centrée sur la misère actuelle (traduire « concrète » en langage pédago), asservie aux utilités immédiates, est vertueuse. Ajoutons les passages automatiques de classe, et ce sera parfaitement moral. Au fait, ce n’est pas une école idéale, située à l’infini, que je décris : c’est celle que nous avons ici et maintenant !
A cette stratégie de l’évitement du contenu dont on vient de dévoiler la métaphysique, on opposera le programme de la Révolution française, qui ose proclamer la possibilité du commencement, ici et maintenant : « dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre.» (Talleyrand, Rapport sur l’instruction publique, septembre 1791).
© Catherine Kintzler, 2008
1 -Publié sur le site du SNUIPP (Syndicat Unitaire des Instituteurs, Professeurs de collège et Pegc).
2 - Jean-Claude Milner, que je remercie pour ses conseils de grammairien éclairé, me fait remarquer que l’effet d’abstraction (constamment évoqué dans le texte de P. Joutard) se produit précisément lorsqu’on enseigne un point de grammaire trop tard.