Sarkozy: l'Elysée en tant que Loft ?
par Jean-Jacques Delfour (1)
Où existe réellement le président Sarkozy ? D’un côté, au sommet de l’État, de l’autre, au milieu du champ communicationnel global. La connexion de ces deux structures hétérogènes et l'inversion de leurs fonctions, brouillant l'ordre et la distinction entre la personne publique et la personne privée du président, attribuant à l'une les propriétés de l'autre, fournit une grille de lecture du "phénomène Sarkozy" ainsi que des interprétations dont il est l'objet. C'est sa banalité comme personnage audiovisuel qui fonde son anormalité comme représentant politique. On peut redouter les conséquences de la soumission du pouvoir à l'espace médiatique dominé par l'exhibition des affects.
Espace politique et espace communicationnel : une hétérogénéité
De quoi Sarkozy est-il le symptôme ? Cette question disparaît aujourd’hui derrière un consensus apparent : le président se comporte de manière anormale ; l’opinion publique hésite entre l’hypothèse inquiétante d’une sorte de « folie » et l’hypothèse incongrue d’une espèce de « bêtise » (il ne comprendrait pas sa fonction) ; d’où de vaines conjectures sur le bon diagnostic (narcissique ? mégalomane ?) ou bien sur les causes de son inculture politique (école buissonnière ? modèle corrupteur ?).
Où existe réellement le président Sarkozy ? D’un côté, au sommet de l’État ; de l’autre, au milieu du champ communicationnel global. C’est précisément sa situation contradictoire, politiquement sommitale et médiatiquement banalisée voire avilie, qui provoque cette impression d’anomalie. Sa psychologie intime, sans doute expansive et égocentrique, suffit à connecter l’une à l’autre ces deux structures, l’État et sa lourde pyramide, l’espace communicationnel global et sa toile technologique qui nervure le corps social, de telle sorte que tout événement dans le « lieu » Sarkozy a toujours deux sens : l’un dans l’espace politique pyramidal de l’État, l’autre dans l’espace psychique collectif horizontal régi par la tyrannie des affects et la jouissance de scruter autrui. Les qualifications de « folie » ou de « bêtise » sont seulement des tentatives d’unifier ces deux dispositifs hétérogènes.
L’ordre de l’État est orienté par la responsabilité. Le président de la République sert non le peuple mais l’intérêt général et il obéit à la Constitution. Il doit posséder une vue d’ensemble de la société et du projet politique pour lequel il a été élu ; le lieu du président possède une triple universalité : cognitive, il doit connaître l’état présent de la nation, pratique, il porte une certaine vision de l’avenir, symbolique, il représente la nation entière. Cette universalité fonctionnelle tend à poser un corps majestueux et surplombant sur la personne singulière du président qui tend mécaniquement à disparaître, provoquant une sorte d’abolition politique du privé. À la nature de la fonction, il appartient d’être hypocrite car le président est un acteur dont le rôle est écrit non à la télévision mais dans la tradition politique ; il doit chasser l’authenticité, une qualité psychologico-médiatique.
Le brouillage entre deux ordres
L’anomalie principale de l’actuel président consiste à renverser cet ordre fondamental. Il ne respecte pas la Constitution (les ministres de paille, le rejet des décisions du Conseil constitutionnel, etc.), il semble faire un usage monarchique du pouvoir. Surtout, il paraît inverser en lui-même l’ordre normal du pouvoir et de la pulsion : à la subordination juste de la pulsion au pouvoir, il substitue une soumission abusive du pouvoir à la pulsion, « rupture » en effet qui s’exprime dans l’exhibition de ses jouissances privées. Cependant, la grande machine verticale de l’État amortit l’anarchie pulsionnelle qui semble régner au sommet : les corps intermédiaires régulent, rationalisent, tempèrent le pouvoir souverain.
Mais Sarkozy n’est pas seulement le lieu sommital d’un pouvoir déréglé ; à cause de ses exhibitions, il occupe une place centrale dans l’autre machine, qui fonctionne à rebours de la précédente. L’espace communicationnel général est désormais structuré par les machines télévisuelles (la télévision stricto sensu, la presse, l’internet) qui fabriquent un espace mental collectif, horizontal, émotionnel, caractérisé par un assujettissement universel aux flots d’images qui déferlent constamment, suscitant scrutation et affects, et par un grand mélange où sont abolies les distances. Des millions d’individus sont connectés à cet espace communicationnel : ils sont donc branchés sur les affects d’êtres médiatiques qui exhibent une vie qui n’a plus rien de privé. L’impératif dominant y est strictement l’inverse de celui qui règne dans l’État : tout ce qui est singulier et privé doit être exposé en public.
Ainsi, dans les deux cas, le privé disparaît : ici, parce qu’il est placé dans la machine télévisuelle qui le multiplie et le transporte partout sous forme de micro-spectacles obscènes, là parce qu’il doit faire place à l’amour de l’intérêt général, à toute la société en tant qu’elle désire une amélioration. Une abolition par multiplication ici, par raréfaction là.
Le président Sarkozy existe dans ces deux espaces : dans le premier (l’État), il agit comme s’il se trouvait dans le second (la télévision). Là où il devrait raréfier son intimité, il fait comme s’il était une star du show-biz. Dans le lieu du pouvoir souverain, il se comporte comme s’il s’asservissait à l’impératif de dénudation télévisuelle. Autrement dit, il est anormal en tant que président, mais absolument normal, banal, comme personnage télévisuel. Bien sûr, il est pénible pour l’opinion publique de constater la soumission de celui qui est censé représenté la souveraineté de la volonté populaire. Mais on oublie que le président Sarkozy visiblement se croit président, c’est-à-dire sujet détenteur de son pouvoir, et ignore qu’il est d’une part dépendant des dispositifs politiques de l’État, d’autre part objet dans l’océan médiatique. Il s’y croit en effet : « on est Président de la République dans toutes les dimensions de sa vie » (discours du Latran) : or la « vocation » implique une négation du contrat politique.
Anormalité politique et banalité médiatique
C’est cette double erreur, d’un côté se croire détenteur d’un pouvoir qu’il n’a que par délégation et qu’il n’« a » pas à proprement parler, mais qu’il exerce seulement sous le couvert d’une convention partagée, de l’autre côté se croire aussi sujet souverain dans l’espace médiatique, qui lui donne un air de monarque de carnaval et en fait un objet de scrutation publique, donc, hélas, doublement risible. Mais si les actes anormaux du président Sarkozy demeurent politiquement incompréhensibles (il nuit à l’État mais aussi à lui-même), ils sont reçus dans l’espace télévisuel comme des pulsions exhibitionnistes normales. « Bêtise » banale donc si l’on s’en tient à l’espace communicationnel, « folie » si l’on mesure sa présidence réelle à la norme à la fois constitutionnelle et historique. En réalité, ces deux dénominations recouvrent un même phénomène : celui d’une adhésion sans distance dans un cas au statut politique, dans l’autre à l’image médiatique, deux formes contradictoires.
Sans distance, c’est-à-dire finalement « télévisuelle ». Autrement dit, le modèle sur lequel se règle le président est l’existence médiatique elle-même, c’est-à-dire la soumission à la sur-exposition. L’océan iconique et pulsionnel, concurrent direct de la pyramide étatique, semble avoir, en la personne du président, dominé la croyance à la construction politique. L’appel à la psychologie vise à masquer ce fâcheux bouleversement. On veut bien admettre qu’il est doublement assujetti, à l’État, c’est-à-dire à une mission universelle, ainsi qu’à ses affects, et que cela est contradictoire, mais on ne veut pas voir que, bien au-delà de sa personne singulière, la structure verticale du pouvoir est peut-être dominée par la technologie horizontale des affects.
L’hypothèse de la déraison du président, le recours à la psychologie, même savante, sont chargés de garder indemne la différence et la séparation entre l’espace politique et l’espace télévisuel, entre le règne de la raison aux prises avec le réel et l’empire de la pulsion naviguant dans les images. Quel prix politique et social consentira-t-on à payer afin de sauvegarder cette illusion ? Question qui pourrait bien coïncider avec celle de l’avenir politique du président mais aussi avec celle de l’avenir même du politique.
© Jean-Jacques Delfour et Mezetulle, 2008
1 - Jean-Jacques Delfour est professeur de philosophie en classes préparatoires aux Grandes Ecoles à Toulouse (Lycées Saint Sernin et Ozenne). Responsable du site académique de philosophie de Toulouse . On trouvera une présentation plus détaillée ICI.