Denyse Weiller, professeur de philosophie
Comment est-il possible d'enseigner ?
par Gilbert Kirscher (1)
Ce texte est un témoignage. En parlant de Denyse Weiller, son propre professeur de philosophie, en rassemblant ses souvenirs d’Ecole normale d’instituteurs, en les prolongeant par ceux d'une période plus sombre que Denyse Weiller a traversée de
manière exemplaire, Gilbert Kirscher ne livre pas seulement un récit pudique et émouvant. Il témoigne d'un enjeu de pensée qui a été abordé ailleurs dans Mezetulle sous une forme plus sèche. Comment est-il possible d'enseigner ? Ou plutôt, comment peut-on commencer à enseigner, alors que la tâche est par définition infinie ? La question se pose particulièrement au professeur de philosophie, chargé du poids critique des humanités dans toute leur étendue et pris dans une histoire millénaire qui le soutient mais qui l'accable.
L'histoire de Denyse Weiller, frêle et solide professeur inspirée aux meilleures sources de l'humanisme critique, absolument sûre dans son geste de transmission précisément parce que ce geste était fondé comme il se doit sur un authentique doute, un doute méthodique, montre que c'est possible. Tout simplement .
Sommaire de l'article
1 - Qu'est-ce qu'un maître ?
2 - Entre deux écueils, le courage d’enseigner
3 - « Je me suis rarement senti aussi libre avec ou devant quelqu’un »
4 - Histoire ordinaire et merveilleuse d’une réciproque instruction
5 - Une jeune fille juive sous Vichy : la nécessité d’écrire
6 - Méditations sur la mort et sur le corps
7 - « Elle était toute petite, légère comme un oiseau »
Notes
Annexe. Extrait de Denyse Weiller, Psychologie et Enseignement
1 - Qu’est-ce qu’un maître ?
J’ai eu la chance de faire partie en 1955/56 des dix garcons qui sortaient chaque jour de l’Ecole Normale d’Instituteurs de Douai pour aller suivre à l’Ecole Normale d’Institutrices voisine les cours de la Terminale Philosophie-Lettres dont les 10 heures hebdomadaires de philosophie et de lettres étaient assurées par Denyse Weiller. Je me souviens de la première entrée en classe de la jeune femme souriante à la belle chevelure rousse, à l’élégance discrète, rejoignant l’estrade d’un pas calme, s’installant au bureau, s’adressant à nous sur un ton juste, comme à de futurs enseignants, mais des élèves encore. Sa manière de parler posément une langue choisie, claire, soucieuse de précision, laissait entendre ce qu’elle exigerait de nous, ou plutôt ce que nous devrions exiger de nous-mêmes. D’emblée nous lui reconnaissions une autorité qu’elle n’a jamais eu à réclamer pour elle-même et que, tout au long de l’année, la qualité de son enseignement n’a fait que confirmer.
Elle ne professait aucun dogme, aucune idéologie. La cohérence de son cours se fondait sur le respect de la raison, de la liberté de penser, sur l’honnêteté intellectuelle dans l’exposé des hypothèses et des théories ou dans l’examen des argumentations. Elle se tenait avec constance au point de vue de ce qu’on pourrait appeler un rationalisme critique - méthode, non pas doctrine - instruit par des penseurs multiples et différents, plus particulièrement par Descartes, Kant, Freud, mais aussi par Marx, Alain, Sartre et Beauvoir, ou encore par ceux tels L. de Broglie, J. Rostand, G. Bachelard, G. Canguilhem, etc. qui mettent à notre portée leur réflexion sur la science à l’œuvre.
Son enseignement reposait sur une compétence multiple et variée. Un professeur de philosophie n’a pas à traiter en spécialiste d’une matière déterminée de recherche - la philosophie -, mais des problèmes spécifiques de chaque domaine de connaissance, des différentes sciences et techniques, de leur histoire particulière, des domaines de l’action morale et politique, des domaines de la représentation et de la pensée où les civilisations réfléchissent sur le monde et sur elles-mêmes (art, mythe ou religion, philosophie). Il doit jeter des ponts entre ces divers domaines, mettre en rapport les questions, en essayant de rester cohérent dans sa réflexion sans la transformer en certitude dogmatique.
2 - Entre deux écueils, le courage d’enseigner
Souvent je me suis demandé, devenu moi-même professeur de philosophie, comment il était possible de remplir cette tâche qui parfois m’a paru impossible. Comment pourrait-on accéder dans tant de domaines divers aux connaissances minimales indispensables pour pouvoir les présenter et les mettre en relation les unes avec les autres tout en revenant réflexivement sur sa propre démarche en la confrontant aux démarches semblables du passé et du présent ? Seules les très grandes œuvres de l’histoire de la philosophie y sont parvenues. Le professeur de philosophie devrait-il donc restreindre son enseignement à l’exposition de ces grandes œuvres, de quelques unes, voire de l’une d’entre elles ? Certes, une telle étude permettrait de dégager des modèles de pensée cohérente, développée, réflexive. Elle permettrait de découvrir aussi que toute pensée, aussi cohérente soit-elle, a sa tache aveugle et son dehors, du point de vue desquels elle apparaît insuffisante. Elle conduirait ainsi à la conscience critique, ouverte à la diversité des pensées, consciente de l’incomplétude de toute pensée.
Mais il faut bien aussi partir des connaissances actuelles, des problèmes qui se posent à notre temps et y réfléchir à nouveau, par soi-même. On ne peut se contenter de répéter une doctrine aussi cohérente et complète soit-elle, qui n’est jamais que l’aboutissement d’un effort de synthèse et de compréhension d’une époque qui déjà n’est plus la nôtre, toute réponse globale ouvrant de nouvelles questions. Le professeur de philosophie a pour tâche de risquer la réflexion sur ces questions avec des élèves au sein de la classe, en un lieu et un temps déterminés, selon des règles déterminées, en un mot au sein d’une institution régie par la Loi de la communauté politique et de son Etat. Il ne mène pas sa réflexion au titre d’individu isolé et génial qui tirerait tout de lui-même, mais au titre de sa fonction de professeur formé et reconnu par l’institution, respectant l’exigence d’une parole et d’une réflexion soucieuses de vérité, de raison, de liberté. Il n’est pas seul pour mener cette tâche. Le dialogue entretenu constamment au sein de la communauté cultivée (vie de l’Université, livres et revues, conférences, colloques, radio même - Denyse Weiller écoutait quotidiennement le poste qui aujourd’hui se nomme « France-Culture ») permet d’élaborer un discours qui soit le plus objectif possible, ouvert à l’état des questions telles qu’elles se posent aujourd’hui, portant en même temps la marque singulière, le style propre du professeur. La tâche n’est donc pas aussi impossible qu’il y paraît, d’autant que le professeur de philosophie n’est pas chargé de fournir une réponse en forme de dogme aux questions qui se posent, encore moins une explication dernière du sens de la réalité, mais de faire découvrir la complexité des problèmes, de susciter le goût de l’analyse et le désir de comprendre, d’apprendre à exercer l’esprit critique sans renoncer à l’exigence de cohérence et de raison.
Ainsi le professeur de philosophie navigue-t-il entre deux écueils : l’illusion d’un discours qui aurait réponse à tout - l’histoire de la pensée humaine fourmille de tels discours - et le sentiment de son impuissance devant la quantité de connaissances à acquérir et à relier de manière cohérente. Denyse Weiller était consciente de la difficulté et la surmontait. Avec ténacité et goût pour l’activité de l’esprit, elle n’a cessé de s’informer, lisant, écoutant, se tenant au courant autant que possible des recherches en cours, tout particulièrement dans les sciences de la vie, de la psychologie, de la psychanalyse, de l’éducation, de l’histoire. Elle y était incitée par cet étonnement, cette « admiration» (au sens que Descartes, qu’elle aimait tant, donne à ce terme) qui fait voir le monde et toute chose avec l’attention d’un regard neuf, surpris, intéressé, interrogatif. Avec ces matériaux et cet esprit, elle a construit un cours de philosophie ordonné, cohérent, tenant par l’unité d’un style philosophique de réflexion critique qui se retrouvait de chapitre en chapitre et qui était tout à fait conscient de lui-même, modestement conscient de lui-même, sans jamais refermer les questions sur des solutions dogmatiques. « Je n’apporte pas de solutions-miracles : les phénomènes humains sont toujours plus complexes et plus compliqués qu’on ne saurait dire : la plupart des analyses - pour ne pas dire toutes - laissent échapper quelque chose » (Psychologie et Enseignement, Armand Colin, Paris, 1988, tome I, p. 51, 2 tomes de 144 pages chacun). [Haut de la page ]
3 - « Je me suis rarement senti aussi libre avec ou devant quelqu’un »
J’aimais les heures passées dans la classe de Denyse Weiller. Elles avaient du contenu et de la tenue ; on s’y sentait devenir intelligent. Elles donnaient envie de les prolonger par la lecture - l’internat offrait cette possibilité et il n’y avait pas de télévision ! - et, je l’avoue quitte à paraître ridicule, par la dissertation (une par quinzaine) qu’il fallait préparer, qui obligeait à développer une question, à ordonner une analyse, une argumentation et une contre-argumentation, à se mettre à la place de l’autre pour considérer sa propre pensée du dehors, à découvrir que ce que l’on croyait penser était à repenser, ce qu’on avait écrit à récrire. L’enseignement de la philosophie m’a toujours paru inséparable de l’exercice de dissertation grâce auquel on peut donner la parole aux divers discours possibles qui habitent l’individu ou la communauté et donc instituer le dialogue.
J’ai éprouvé pour Denyse Weiller, mon professeur de philosophie, un sentiment de respect, d’affection timide et de gratitude. Je lui suis reconnaissant de sa retenue, de la distance bienveillante qu’elle gardait, nous préservant de tout excès d’affectivité dans notre relation à elle. Sa réserve n’était pas froideur ou désintérêt. Elle était méditée et voulue. On peut le vérifier en lisant les chapitres 3, 4, 5 du tome I de son livre, Psychologie et enseignement, dont les titres parlent d’eux-mêmes : « L’identification. Introjection et projection », « L’affectivité dans la classe. Transfert et contre-transfert en psychanalyse. La neutralité bienveillante », « Aliénation, liberté, libération ». Nous l’avons donc quittée à la fin de l’année, reconnaissants de ce qu’elle nous avait apporté, mais autonomes par rapport à elle.
Je l’ai revue deux ans plus tard à Douai. Je souhaitais lui dire que je m’étais dirigé vers les études de philosophie, mais l’entrevue « neutre et bienveillante » n’a pas eu de lendemain. Une tentative ultérieure m’apprit qu’elle avait quitté Douai, qu’elle devait être directrice de l’ENF de Coutances (où, je devais l’apprendre bien plus tard par ses Mémoires, elle a connu une épreuve extraordinaire, le curé de Coutances ayant réussi à « convertir » six normaliennes qui, après des séances de prière nocturne dans les douches, sont entrées au couvent !). Plus tard encore, j’ai tenté de la retrouver, sans résultat ; son téléphone était sur liste rouge. J’ai dû à regret me contenter du souvenir, conscient d’avoir eu la chance de rencontrer un professeur de philosophie remarquable, demeuré pour moi un modèle.
Trente-cinq ans après, la surprise ! Une lettre transmise par l’éditeur d’une étude que j’avais publiée sur un philosophe contemporain (2), Eric Weil ! Sur un bristol, une annotation comme celles que nous trouvions sur nos dissertations, se terminant par ces mots : "J'ai pensé que ce modeste jugement d'une lectrice risquait de faire plaisir à l'auteur du livre. Avec mon cordial souvenir, D. Weiller". Content d’avoir obtenu une bonne note, je lui ai téléphoné aussitôt. Nous avons parlé longuement et nous avons pris rendez-vous. Je suis allé lui rendre visite dans son petit appartement de la rue Olier à Paris, dans le 15e ; nous avons déjeuné (elle, petitement) au restaurant près de chez elle, où elle était connue et pas mécontente de présenter un très ancien élève. Je lui ai rappelé (ou appris ? je ne sais plus) le surnom affectueux qu’on lui donnait à Douai: « la petite mère ». Elle en souriait. Ensuite nous nous sommes écrit, beaucoup, souvent, longuement, et nous nous sommes vus parfois, trop peu. Nous parlions de tout, sans tabou. Je me suis rarement senti aussi libre avec ou devant quelqu'un.
4 - Histoire ordinaire et merveilleuse d’une réciproque instruction
Elle est venue une fois à Lille, malgré la peine et la fatigue du voyage, passer une journée chez moi. Elle était de santé fragile. Elle organisait sa journée de manière méthodique pour se ménager le plus d’heures possible de lecture et d’écriture. Elle continuait à recevoir jeunes ou moins jeunes qu’elle aidait à préparer examens ou concours. Elle le faisait avec bonne grâce, malgré sa fatigue, et toujours la même intelligence pédagogique. A Paris, quand je la quittais, elle tenait à me raccompagner : nous prenions l’autobus d’où elle aimait nommer au passage les monuments, les rues, et aussi les écoles qu’elle connaissait toutes. Nous nous sommes découvert beaucoup de goûts communs, dont l’amour de l’Italie, de ses villes, de sa langue, de sa littérature. Elle m’a offert bien des livres en italien, dont ceux de Primo Levi, et d’abord, Iliade et Odyssée sombres de notre temps, Si c’est un homme, le plus grand, le plus terrible des livres sur Auschwitz, et La trêve, récit du retour du survivant à Trieste où personne ne l’attendait plus. Elle m’a fait découvrir d’autres écrivains encore, Ilsa Morante, Erri de Luca, Rosetta Loy, tous ceux qui figuraient dans sa bibliothèque d’italien qu’elle m’a finalement léguée. A mon tour j’ai pu lui faire découvrir l’admirable Roman de Ferrare de Giorgio Bassani, aujourd’hui traduit, dont fait partie Le Jardin des Fintzi-Contini porté au cinéma par V. De Sica.
Pendant huit ans, jusqu’à la veille de sa mort, il n’y a presque pas eu de semaine, du moins pas de quinzaine sans une lettre, un échange téléphonique, l’envoi d’un livre, d’une brochure, d’une carte postale. Elle lisait énormément, toujours la plume à la main et me parlait de ses lectures diverses, touchant à tous les horizons. Elle était contente, par exemple, de me dire, toujours avec son air amusé, observant ma réaction du coin de l’œil, qu’elle lisait avec intérêt les encycliques de Jean-Paul II. Je l’en félicitais, bien sûr.
Nous parlions de tout, disais-je. Elle me parlait de sa vie, de l’éveil de la jeune fille, de son goût de vivre au temps de la détresse, de sa tristesse aussi, visible sur le pastel de 1945 peint par une amie, de tout ce qu’il a fallu surmonter une fois la guerre passée, de ses études, de sa vie à Douai, de l’extraordinaire aventure de Coutances, du retour à Paris, de ses étés italiens. Elle me parlait de l’amour et des amours. Elle avait renoncé à fonder une famille. Femme libre, elle ne pouvait accepter que dans le couple il y eût une inégalité de rang. « Je n’aurais pas supporté, me confiait-elle, qu’il lise le journal pendant que je serais à la cuisine ! » Simone de Beauvoir, dont elle avait été l’élève, était de ce point de vue aussi un modèle pour elle.
Dès notre rencontre elle a voulu lire et discuter avec moi les écrits de cet Eric Weil auquel j’avais consacré ma thèse, dont j’avais été l’étudiant, puis l’assistant à la Faculté de Lettres de Lille. La vie autant que l’œuvre d’Eric Weil touchaient Denyse au plus profond d’elle-même. Le jeune Eric Weil, juif, avait fui l’Allemagne en avril 1933. Introduit par Raymond Aron dans la vie intellectuelle très intense de Paris en ces années, notamment au fameux séminaire de Kojève sur Hegel (avec A. Koyré, J. Lacan, M. Leiris, etc..), naturalisé français, mobilisé, prisonnier de guerre, fondateur après guerre avec Georges Bataille de la revue Critique, il était devenu l’auteur d'une œuvre philosophique majeure - Logique de la philosophie (1950), Philosophie politique (1956), Philosophie morale (1961), de lectures renouvelées d’Aristote, de Kant, de Hegel, de Machiavel, de Rousseau, etc. La problématique de cette œuvre - une réflexion sur la violence radicale ou pure dont le nazisme donnait l’exemple, sur la liberté humaine capable de choisir aussi bien la violence que la raison, sur la naïveté socratique très partagée (à l’opposé de St Paul, St Augustin, Luther, Kant, Freud et quelques autres) qui croit qu’il suffit de montrer ou voir le vrai ou le bien pour que l’individu le veuille - rencontrait les questions que se posait Denyse Weiller devant le fait incompréhensible, terriblement réel, de l’entreprise d’extermination des juifs, entreprise d’autant plus impensable qu’elle avait surgi au foyer de la civilisation. Ce qui l’avait retenue d’abord et qu’elle avait, m’écrivait-elle, « particulièrement apprécié », c’était le chapitre sur « la critique fondamentale faite par Weil », dès 1947 dans Les Temps Modernes (la revue de Sartre), de l’engagement de Heidegger pour Hitler. Je crois que notre amitié est née de cet accord sur ce qui pour elle était l’essentiel. « Vous êtes allé de Weiller en Weil ! » me dit-elle un jour, amusée, contente de ce qu’elle avait raison de percevoir comme une fidélité.
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5 - Une jeune fille juive sous Vichy : la nécessité d’écrire
Elle avait beaucoup écrit au cours de sa vie: outre "La finalité et sa signification" (son remarquable Diplôme d’Etudes Supérieures, 1945) et son livre de 1988, Psychologie et Enseignement, un passionnant Curriculum vitae. Mémoires professionnels d’un petit prof. (1947-1984), qui déroule sur 475 pages dactylographiées une carrière multiple, variée, le roman d’une vie, vif, fin, attentif aux multiples détails de la vie, aux gestes dérobés, aux ambiguïtés et aux non-dits (elle aimait beaucoup les descriptions de Nathalie Sarraute, une amie de la famille Weil !). Ces Mémoires s’achèvent sur l’aveu du désir qui l’a toujours habitée d’écrire un livre, lequel désir est à l’origine tout à la fois de la rédaction de ses cours de psychologie et de ses réflexions sur l’éducation, et des textes plus personnels du retour sur soi, sur son existence, sur sa situation dans le monde, sur le sort qui lui a été réservé, à elle et aux siens, en tant que juifs, sur la question de cet « être juif » au nom duquel tant de ses proches et moins proches ont été persécutés, exterminés, au nom duquel elle a dû, jeune fille, se cacher, exilée dans son propre pays.
C’était pour elle une question toujours renaissante, une blessure toujours vive, une vraie question, sans réponse autre que la reprise de la question. Il ne s’agissait nullement pour elle d’une quête, encore moins d’une revendication d’identité particulière, ethnique ou religieuse, élective ou exclusive, discriminante. Puisqu’elle « était » juive aux yeux des persécuteurs, elle ne pouvait que se poser la question de cet « être» au nom duquel son existence même était mise en question, son droit d’exister nié. Ecrire, c’était pour elle, porter au langage cette question qu’elle se trouvait être pour ainsi dire malgré elle, et ainsi la supporter, elle qui avait survécu. C’était écrire Les morts en moi. Mémoires de guerre (378 pages dactylographiées, commencées plus tôt, achevées en 1984) qui restitue d’une écriture sobre, sans pathos, la vie de sa famille, sa vie de jeune fille sous le régime de Vichy et sous l’occupation allemande, spoliée, fuyant, se cachant dans le sud de la France (à Aix), dans le Massif Central (au pied du Mont-Mouchet !), revenant à Paris après la Libération, dépaysée, déchirée au plus profond d’elle-même par ce qu’avait signifié pour la française le fait d’être juive, tentant de reprendre ses études, d’arriver à exister de nouveau, de résoudre la contradiction, au moins de l’analyser, de reconstruire des amitiés, de refaire confiance. Arrivée au seuil de la retraite, il lui aura fallu faire le récit de ce qui fut son enfance et sa jeunesse, l’analyser, l’inscrire dans une histoire plus vaste, laisser se dire la mélancolie d’une existence hantée par la mort des autres et par la tentation du silence qui, pour elle, un jour, a fini par l’emporter sur la volonté de vivre.
6 - Méditations sur la mort et sur le corps
En 1989, dans Maman à Clamart (29 pages), elle fait le récit très sobre, comme détaché, de la lente, progressive, désespérante dégradation de la mémoire de sa mère, et des misères du corps, de la détresse, de l’impuissance, des soins minutieux, de l’acheminement vers la mort, du dernier instant. Trois ans plus tard, dans Ma mort (1992, 18 pages), le récit de la mort de son père, survenue trente ans auparavant, se trouve au foyer d’une méditation sur la mort des proches, sur la mort en général, sur sa propre mort à venir. C’était un dimanche d’octobre 1962. Il devait recevoir la Légion d’Honneur « pour services rendus pendant la guerre de 1914 ». Il devait faire un petit discours. Cardiaque, dans l’attente, il s’est trouvé mal. Denyse, « seule, effroyablement seule », sans médecin, sans aide, l’a vu mourir. Avant qu’arrivent les invités pour la cérémonie, seule, elle a fait la toilette mortuaire de son père, « épreuve parmi les plus lourdes qu’un être humain puisse connaître ». Trente ans plus tard, ayant traversé d’autres épreuves, elle médite encore, sereine, le don que les morts font aux vivants, le don que les vivants font aux morts, le lien qui les lie. Elle attend, elle écrit : « Bienheureuse mort. Depuis que je la sens si banale, si proche, la vie m’enchante par des riens. J’ai ralenti mon rythme de marche. Quand je m’arrête, je regarde les fleurs, les arbres, les bêtes, le monde. Un enfant qui joue, quelle merveille. La mort n’est pas un scandale. C’est la vie qui est miraculeuse. Jusques à quand ? »
Vers la même époque, en février 1992, elle avait écrit un court texte de 6 pages, La douche, à la fois un récit auto-biographique, une nouvelle, une description phénoménologique de manières successives de faire sa toilette, de l’accès à la douche, de l’expérience nouvelle de soi qu’elle procure: une sorte de cogito, sum du « corps propre » (qui laisse jouer les sens de « propre »), se découvrant dans le soin de soi, s’éprouvant, se montrant à soi ou à d’autres en sa nudité peu à peu libérée, l’esprit tourné déjà vers la journée nouvelle, vers le dehors et l’avenir, vers l’activité sociale, vers les rencontres de la vie. Somme toute, une expérience vitale tonique, heureuse. Jusqu’au jour où soudain survient l’image qui bouleverse la signification de l’expérience. Denyse « voit les Juifs d’Auschwitz », nus eux aussi, dans l’absolu malheur, dans l’épreuve de l’extrême abandon, sous le plafond percé de trous d’où s’échappe, non l’eau bienfaisante mais le gaz irrespirable, mortel. Désormais, la douche ne relève plus que de l’hygiène.
En novembre 1995, c’est une même expérience de la détresse, mais moins dure, qu’elle parcourt dans son « essai de traduction, très modeste » d’une nouvelle d’Italo Calvino, « L’avventura di una bagnante » (Gli amori difficili, Mondadori, 1993, p. 25-36). Denyse aimait l’eau, l’eau heureuse, celle de la douche, celle de la mer. Elle aimait nager matin et après-midi pendant ses vacances d’été à Cassis où elle séjournait auprès d’une amie du temps de la clandestinité. Dans les toutes dernières années de sa vie, elle a été très malheureuse de devoir renoncer à ce qui pour elle avait été un très grand plaisir. Or dans la nouvelle de Calvino (trad. fr. du recueil sous le titre Aventures) il s’agit d’une baigneuse heureuse qui découvre soudain qu’elle a perdu sans y prendre garde un élément important du petit deux-pièces tout neuf qu’elle venait d’arborer sur la plage, qu’elle est nue dans l’eau au milieu des baigneurs. Comment aller leur demander de l’aide sans se trahir, au risque de la honte et des moqueries ? Elle s’épuise dans l’eau en attendant la nuit. On comprend bien que la détresse, le dénuement, la solitude, l’abandon de la jeune femme, mais aussi au moment du désespoir, l’arrivée d’un secours fraternel offert par des inconnus discrets et pudiques, à jamais anonymes, on comprend bien que tout cela offre une métaphore de l’existence déchirée de la jeune française juive pendant la guerre. Denyse le reconnaissait volontiers ; elle savait pourquoi elle avait traduit - c’est-à-dire séjourné dans - cette nouvelle-là. Difficile aussi de ne pas penser au livre (et au titre) de Primo Levi, I sommersi e i salvati (Les naufragés et les rescapés), cette méditation de survivant, qu’elle m’avait offert comme un livre essentiel.
Outre ces quatre textes si personnels, si intimes, d’une irrépressible mélancolie, Denyse Weiller a écrit encore Lettre sur Israël (octobre 1995, 200 pages) et A propos du procès de Papon (1998, 33 pages), deux textes en lien direct avec la question qui fut au centre de toutes ses interrogations et au foyer d’une inquiétude qui allait grandissant et s’exprimait aussi par des réactions d’allergie devant le regain des signes d’antisémitisme.
Denyse Weiller a déposé ses Mémoires à l’IHTP (Institut d’Histoire du Temps présent) où ils sont archivés sous les cotes ARC 061 (Mémoires de jeunesse et de guerre) et ARC 3002 (Curriculum vitae). Il a été question un moment d’une publication en revue d’un chapitre des Mémoires de guerre, sans résultat. Elle aurait aimé - elle me l’a dit - voir publier l’un ou l’autre de ses écrits. [ Haut de la page
7 - « Elle était toute petite, légère comme un oiseau »
De plus en plus souvent, elle me disait qu'elle n'avait plus le goût de vivre. Elle s’affaiblissait. Tout lui faisait peine. Sa vue baissait fortement; elle approchait de la limite où elle ne pourrait plus ni lire ni écrire. Elle souffrait des défaillances de sa mémoire. La perspective de perdre son autonomie l’angoissait.
Pourtant, toujours vive d’esprit, elle m’écrivait le lundi de Pâques 2001 (16 avril) une lettre foisonnante comme d’habitude de réflexions diverses, sur l’Italie, sur les inondations à Abbeville, sur Hegel, sur les étrusques, sur la thèse « imbécile » de Fukuyama quant à la prétendue « fin de l’histoire », sur la différence de l’attente du Messie chez les juifs et chez les chrétiens, sur l’ignorance contemporaine au sujet des religions. Mais aussi, trois jours plus tard en post-scriptum : « Je suis très perturbée par cette baisse de ma vision et de ma mémoire… Je vais cet après-midi au Pont de Bir-Hakeim, près de l’Ancien Vél’ d’Hiv, où pendant 24 heures, d’anciens déportés ou leurs descendants lisent la liste des noms des convois expédiés à Auschwitz… ». Elle terminait sur une pointe d’humour : n’avait-elle pas dû expliquer à des amis chrétiens, qui l’ignoraient, « la signification chrétienne du poisson (d’avril) » !
J’ai trouvé sa lettre au retour d’une brève absence. Je n’ai pas eu le temps de lui répondre, de l’appeler. Ce même jour son frère m’annonçait la mort à laquelle elle s’était résolue le 24 avril 2001.
Elle m’avait chargé quatre ans plus tôt de publier, le jour venu, l’avis de son décès. Je l’ai rédigé dans les termes qu’elle souhaitait. Il figure dans Le Monde du 5 mai 2001, à la suite du faire-part de la famille: « Gilbert Kirscher, professeur émérite des Universités, a la tristesse de faire part comme elle l’avait souhaité, du décès de Denyse Weiller, professeur de philosophie, au nom de tous ses anciens élèves. Ils s’associent au deuil de sa famille et garderont sa mémoire vivante ».
Je suis allé à ses funérailles, un matin frais et clair de début mai, au cimetière parisien de Bagneux, en compagnie de sa famille et de quelques anciens élèves, tel Gérard Kaiser, professeur de philosophie lui aussi, devenu pour elle un ami intime, dont elle me parlait souvent avec affection comme elle évoquait volontiers les anciennes élèves qui continuaient de correspondre avec elle. Un rabbin parla avec sobriété, intelligence, humanité de Denyse Weiller, de sa vie et de sa mort. Une leçon de philosophie.
Je pense à notre dernière rencontre, quelque temps auparavant. Elle m’avait pris le bras pour traverser le Jardin du Luxembourg, elle était toute petite, légère comme un oiseau. Nous disions des riens. Nous pensions à la même chose, sans le dire. Le temps passait trop vite et trop lentement. Je revois son visage, son regard, son sourire tendre et triste quand elle s’est retournée une dernière fois avant de se fondre dans la foule. [ Haut de la page ]
© Gilbert Kirscher et le Bulletin de l'Amicale des anciennes et anciens élèves de l'Ecole Normale d'Institutrices de Douai,
2008. Portrait de Denyse Weiller par M. Mavro, 1945.
Notes
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1 - Gilbert Kirscher est professeur émérite de philosophie à l’Université de Lille-III. Ce texte est publié dans le Bulletin de l'Amicale des anciennes et anciens élèves de l'Ecole Normale d'Institutrices de Douai, (éd. Francine Malexis), février 2008, n° 104, que C. Kintzler remercie de l’autoriser à reprendre dans Mezetulle.
Ce numéro du Bulletin contient un dossier consacré à Denyse Weiller:
- la reproduction d'un pastel de M. Mavro, représentant D. Weiller (2e de couverture)
- Hommage à Denyse Weiller, par F. Malexis, p. 19-20
- Denyse Weiller, par Paul Oudart, p.21- 37 (biographie fondée sur un choix d'extraits des Mémoires de D.W.)
-Témoignage de deux anciennes élèves, p. 37-39
- Hommage à Denyse Weiller, par G. Kirscher, p.41-52.
2 - Figures de la violence et de la modernité : essai sur la philosophie d’Eric Weil, Presses universitaires de Lille, 1992.
Annexe. Extrait de Denyse Weiller, Psychologie et Enseignement,
A. Colin, Paris, 1988, chapitre 10, « La parole intérieure », II, p. 73)
« Culture humaine et lutte contre la mort. »
« Toute création humaine, semblable en cela à la pro-création, n’est pas seulement explosion de vie : elle est lutte contre la mort. Nous espérons survivre en quelqu’un, en quelque chose : nos enfants nous continueront, notre œuvre esthétique nous sauvera du néant ; enfin notre activité personnelle aura des conséquences après notre passage sur la Terre ; nous pouvons espérer que ces conséquences seront plutôt bonnes, c’est pourquoi nous accordons de l’importance à la morale et à la politique. Ferons-nous pour autant partie des « élus » dont le monde gardera un bon souvenir ? Ou des réprouvés ? Sauf à croire à la résurrection des morts, nous ne le saurons pas. Jamais plus que dans la solitude de notre vie intérieure nous ne sommes conscients de la proximité du néant ; nous devenons métaphysiciens. Les restes les plus anciens de culture humaine supposent l’attention portée aux morts, à ce qui reste de ceux qui vivaient et auxquels les vivants ressembleront bientôt. La mort est au centre de la vie ; sans doute est-ce aussi parce que l’homme ne peut pas supporter l’idée de son prochain néant qu’il se jette « à corps perdu » dans la guerre, la violence, le suicide. Ces propos me rapprochent davantage de la pédagogie qu’il ne pourrait sembler: éduquer, c’est aussi aider à vivre, à trouver intérêt à la vie, à créer, pour l’emporter - provisoirement - sur la mort. Favoriser le développement de la parole intérieure, c’est favoriser le développement de la culture humaine dans chaque être singulier. »
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