Les religions sont-elles d'intérêt public ?
Le sophisme du terrain de rugby
par Catherine Kintzler
"Pourquoi ne pas financer les religions puisqu'on finance des stades de rugby (sport que tout le monde n'aime pas) ou des choses qui concernent encore moins de monde comme l'enseignement du grec ancien ou les recherches en métrique classique ?" L'argument est d'une telle vulgarité intellectuelle qu'on en reste pantois. Ainsi avec un sophisme d'écolier, on balaierait d'un revers de main l'article 2 de la loi de 1905 et avec lui toute la pensée laïque... Il serait malvenu de se boucher le nez devant ce qui n'est qu'une astuce : il importe de la démonter.
Lisant le texte "Sauver la laïcité" que j'ai cosigné dans Libération le 26 février, un contradicteur en extrait une phrase : "Payé par tous, l'impôt doit être dépensé pour tous" et m'envoie une objection censée invalider toute l'argumentation. Il le fait en des termes tels que je préfère, par égard pour lui et pour la tenue de ce blog, ne pas publier son intervention dans les commentaires. Néanmoins le sophisme avancé paraît si péremptoire et il semble si répandu qu'une réponse s'impose sur le fond.
Le sophisme se présente ainsi : puisqu'on finance des stades de rugby avec de l'argent public, et que tous ne sont pas amateurs de rugby, pourquoi ne financerait-on pas les religions ? Et lorsque, commentant la Déclaration américaine des droits, Condorcet déclarait, au sujet d'un impôt destiné aux cultes : "Toute taxe de cette espèce est contraire au droit des hommes qui doivent conserver la liberté de ne payer pour aucun culte, comme de n'en suivre aucun", il suffirait selon notre contradicteur de remplacer "culte" par "sport" pour voir que ce grand esprit écrit une sottise... Un simple exercice de substitution à la portée du premier écolier venu anéantirait donc aussi l'article 2 de la loi de 1905 "La République ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte". On se demande comment on n'y avait pas pensé plus tôt, depuis le temps... ! On en reste étourdi.
Etendons l'argument : pourquoi ne pas financer des cultes puisqu'on finance des musées, du sport, des services sociaux, des orchestres symphoniques ? Pourquoi ne pas financer une religion, puisqu'on finance l'enseignement du grec ancien ? Pourquoi ne pas financer des cultes qui ont des millions d'adeptes puisqu'on finance la recherche pour des maladies qu'on n'a pratiquement aucune chance de contracter?
D'ou le titre de cet article : les religions sont-elles d'intérêt public, ce qui légitimerait un financement total ou partiel par l'impôt ? La réponse est non.
Le point central, à travers la notion d'"'intérêt de tous" touche la question de la volonté générale: ce qui est de l'intérêt de tous doit pouvoir être voulu par tous, c'est la définition même de la loi et du champ d'exercice de la puissance publique. Mais ce "tous" ne s'apprécie pas statistiquement, même s'il est ancré dans le suffrage : c'est la volonté d'un citoyen pris en général, elle construit un "nous-citoyen" qui n'a rien à voir avec un "nous-communautaire" (1). Ainsi, je consens comme citoyen au principe de l'impôt, alors que j'aimerais parfois y échappper comme particulier ; je consens au principe de la propriété privée, et il m'arrive souvent de ne pas pouvoir l'exercer ; je consens à payer pour une piscine municipale même si je déteste me baigner... Cette volonté est générale dans son essence : elle n'émane d'aucune personne particulière ni d'aucune portion particulière des citoyens. Elle est également générale dans ses objets et ses bénéficiaires : personne n'est a priori écarté, par définition, des droits et des devoirs qu'elle établit.
La religion n'est pas d'intérêt public 1° : la distinction du cultuel et du culturel
Faisons varier les exemples en ordre décroissant.
Il est de l'intérêt de tous que la loi existe, qu'elle soit la même partout et appliquée de la même manière. Il est de l'intérêt de tous que la force publique soit la seule habilitée aux tâches de maintien de l'ordre.
Il est de l'intérêt de tous que chacun ait une retraite et une couverture sociale minimale. Il est de l'intérêt de tous que la maternité soit protégée (et pourtant seules les femmes accouchent...). Il est de l'intérêt de tous qu'on étudie à l'école des disciplines que tous, empiriquement, n'étudieront pourtant pas. Il est de l'intérêt de tous que la recherche fondamentale (qui ne sert à rien dans l'immédiat et à laquelle tous, empiriquement, ne s'intéressent pas, et que beaucoup trouvent superflue) soit promue et encouragée. Il est de l'intérêt de tous que les maladies "rares" soient diagnostiquées et soignées...
On voit bien, sur cette première série d'exemples, que le mot "tous" ne désigne pas (dans l'expression "intérêt de tous") un ensemble empirique, mais un universel. Même si je sais que je n'apprendrai jamais l'astrophysique, il est de mon intérêt de citoyen en général que cette discipline soit développée.
Poursuivons la série en la compliquant.
Il est de l'intérêt de tous que la culture soit soutenue et développée. Les missions de service public touchent justement ce domaine. Par exemple il y a des théâtres, des orchestres entièrement subventionnés.
Il y a aussi et ensuite des zones intermédiaires, que l'Etat encourage mais qu'il ne prend pas entièrement à sa charge : on peut prendre l'exemple des transports publics, de certains musées, de certains théâtres, d'installations sportives - et généralement des établissements à financement mixte. Certaines publications sont soutenues par la puissance publique (Centre national du livre) sans être entièrement financées par elle.
L'exemple des installations sportives peut prendre place ici et montre que la notion de soutien public peut s'investir dans des domaines qui n'allaient pas de soi il y a 100 ou 200 ans ; la question n'est jamais définitivement close et c'est le rôle des assemblées d'en décider. Amateur de rugby, je ne vais jamais voir de foot, mais je trouve qu'il est acceptable et normal de soutenir ce sport. Et lorsqu'un conseil municipal se propose de soutenir telle ou telle association, il se pose la question de savoir si cela entre dans son champ de vision. Oui, mais alors on s'entêtera de plus belle: pourquoi, sur cette voie, ne pas soutenir des associations cultuelles ?
L'exemple de la rénovation de la façade d'une cathédrale mobilisant des moyens puisés dans les impôts des contribuables nous amènera au plus près du point litigieux. Il illustre bien la distinction entre le culturel et le cultuel. La façade de Notre-Dame de Paris est rénovée grâce à mes impôts : mais ce n'est pas pour y prier que le bâtiment est rénové. Il se trouve qu'on y prie aussi (il est mis à la disposition d'un culte), mais c'est un monument public. Le caractère religieux de l'édifice y est traité dans ce cas comme une pensée (on se renseignera par exemple pour savoir quels attributs donner à tel ou tel saint) et non comme une croyance, et le bâtiment lui-même comme un monument du patrimoine, et non comme un acte de foi. On ne m'impose aucun acte de foi en rénovant des statues, on ne s'introduit pas dans ma conscience. On me fait savoir que la puissance publique s'intéresse à sauvegarder un monument qui fait partie du patrimoine commun. Et quand je commente avec mes étudiants Jésus guérissant les aveugles de Poussin, je ne les convie à aucun acte de foi. Je les mets en présence d'une pensée, d'une iconographie, avec un recul critique, mais jamais en présence d'un credo ni d'une "vérité" unique. Je ne leur demande pas de croire à Jésus-Christ ni de croire qu'il a vraiment guéri des aveugles à Jéricho et à Capharnaüm (2).
Voilà une des raisons pour lesquelles aucune religion en tant que telle, c'est à dire en tant que système de croyance, (ni aucun ensemble de religions) ne peut entrer dans le domaine du service public, ni même dans celui des choses culturelles que la puissance publique peut soutenir financièrement. Car soutenir un culte c'est soutenir une croyance, et l'Etat ne doit imposer ni accréditer aucune croyance. Soutenir l'athéisme serait du même ordre : ce serait financer l'imposition d'une incroyance. En revanche l'étude des religions fait partie du culturel, et entre dans le champ des sciences humaines, lequel est enseigné dans les établissements payés ou soutenus par la puissance publique.
Voilà pourquoi la substitution entre "culte" et "sport" dans la phrase de Condorcet est un sophisme ; ce sophisme s'appuie sur la confusion du cuturel et du cultuel. Seuls ceux qui pensent que les religions sont une espèce de service public peuvent imaginer une telle substitution. L'efficacité de ce sophisme n'est pas dans ce qu'il dit, mais dans ce qu'il présuppose : elle est de faire admettre implicitement la confusion entre le cultuel et le culturel.
La religion n'est pas d'intérêt public 2° : toute religion est par nature exclusive
Réfléchissons maintenant sur l'autre angle d'attaque permettant de caractériser la volonté générale et la notion d'"intérêt de tous".
Qui est bénéficiaire des décisions publiques engageant les deniers publics ? Tous.
Alors là, laissez-moi rire, dira notre contradicteur : il y a bien des postes publics réservés à ceux qui ont tel ou tel diplôme, qui sont pourvus sur titres ou sur concours? C'est exact, mais personne a priori n'est exclu en vertu de ce qu'il est ou de ce qu'il croit : passer un examen ou un concours n'est pas réservé à telle ou telle portion de la population. L'accès est a priori et en droit ouvert, quelle que soit l'origine, la croyance, etc. On n'est pas admis à un examen parce qu'on est noir ou parce qu'on croit à la résurrection des corps. Pour que je jouisse ici de mon droit, on n'exige pas de moi que je croie à telle ou telle divinité, on ne m'impose pas telle ou telle pratique, telle ou telle forme de croyance ou d'incroyance : on me demande de satisfaire à des conditions techniques ou scientifiques que tous peuvent viser et remplir en droit.
Et le stade de rugby ? Tous n'y vont pas, cela est sûr. Mais tous peuvent y aller en droit. On ne fait pas le tri entre les spectateurs sur des critères a priori comme leur appartenance, leur lieu de naissance, leur couleur, leur croyance.
Et le droit de propriété ? Tous ne l'exercent pas. Mais tous peuvent en droit l'exercer. C'est là que je me permettrai une petite vulgarité : l'argent n'a pas d'odeur...
Quand on rénove la façade d'une cathédrale avec une partie de l'argent public, la jouissance de cette rénovation est proposée et accessible à tous. Du reste, les églises, édifices publics, ne peuvent pas être entièrement soustraites à la visite du public, sauf pour des raisons de sauvegarde et de sécurité comme n'importe quel bâtiment public. Lorsque j'entre dans la cathédrale de Rouen, personne ne s'inquiète de savoir je me signe, personne n'exige de ma part un acte d'appartenance.
On voit clairement pourquoi les religions ne peuvent entrer dans cette sphère accessible en droit à tous : c'est que par définition elles sont réservées à ceux qui les embrassent. Une religion, on ne le souligne peut-être pas assez souvent, exclut a priori tous ceux qui n'y croient pas. L'"intérêt commun" que vise une religion est donc celui d'une communauté. Le "nous" des croyants n'est pas un "nous" de citoyen, c'est un "nous" communautaire (3) : sa capacité d'exclusion est corrélative de sa capacité d'inclusion. Une grande idée du catholicisme, c'est de prétendre à l'universalité : mais cette universalité ne peut s'effectuer qu'en niant la liberté de ne pas croire ou de croire autre chose... elle est indissociable de ces deux formes d'exclusion.
L'inclusion dans l'association civile ne s'accompagne pas d'une telle corrélation : l'association civile, quand elle est laïque, ne réclame aucune appartenance. Voilà la question que se posent les élus lorsqu'ils s'interrogent sur l'opportunité de voter une subvention : ils ne se demandent pas seulement si telle association est utile, ils se demandent aussi si sa nature exclut a priori une partie des administrés. On aura donc des motifs valables pour soutenir telle association de charité notoirement tenue par une confession religieuse, à condition qu'elle ne réserve pas ses secours aux seuls fidèles de cette religion et qu'elle ne se livre pas au prosélytisme dans ce cadre. Mais on ne pourra pas subventionner un culte en tant que tel, qui ne peut pas, par sa nature, satisfaire cette condition. Et on ne pourra pas (c'est un exemple fictif) réserver des créneaux horaires d'une piscine municipale aux seules femmes musulmanes.
Terminons sur Condorcet, dont la pensée devait être balayée par un exercice d'écolier. Ceux qui ont lu les Cinq mémoires sur l'instruction publique savent qu'il se donne bien du mal pour expliquer que l'école est de l'intérêt de tous, et que dans le système d'instruction publique il est de l'intérêt de tous qu'on étudie des disciplines qui peuvent sembler éloignées de l'intérêt immédiat. Il a bien du mal car autour de lui beaucoup de révolutionnaires pensent qu'on n'a pas besoin de sciences trop pointues, que c'est un reste de l'Ancien régime, que c'est réactionnaire, qu'il faut s'en tenir à ce qui est immédiatement utile. Il a encore plus de mal à expliquer que l'instruction des filles doit être la même que celle des garçons car beaucoup pensent que l'instruction des femmes n'est pas dans l'intérêt de tous... Il explique que tous, sans exclusive a priori, ont droit à la jouissance du savoir et que c'est un devoir de la puissance publique de le mettre à disposition de tous. La culture est de l'intérêt de tous et elle s'adresse à tous.
C'est pour les mêmes raisons qu'il écrit la phrase déclarant que les cultes ne doivent pas être subventionnés : le cultuel n'est pas de l'intérêt de tous, mais seulement de quelques-uns, de ceux qui professent telle ou telle croyance. Financer un ou des cultes en tant que tels, ce serait financer des particularités et régler la dépense publique en tenant compte de critères d'appartenance préalable. Ce serait dire aux citoyens : pour bénéficier de cette partie de l'argent public, vous devez croire à tel dieu, procéder à tel acte de foi. Le "service" que rendrait une croyance en utilisant de l'argent public, elle le rendrait donc à ceux qui en sont les adeptes à l'exclusion des autres : pourquoi devrais-je payer pour un culte que je réprouve ?
© Catherine Kintzler, 2008
1 - Le "nous" citoyen construit une classe paradoxale, alors que le "nous communautaire" est une collection empirique. Je me permets de renvoyer à mon Qu'est-ce que la laïcité? (Paris : Vrin) p. 41-47.
2 - Le tableau de Poussin qu'on appelle aussi Les Aveugles de Jéricho est-il situé à Jéricho ou à Capharnaüm ? C'est l'objet d'une passionnante discussion dans la Conférence de l'Académie royale de peinture du 3 décembre 1667. Voir Les Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, édition par Alain Mérot, Paris : Ecole nationale supérieure des Beaux Arts, 1996.
3 - Voir la note 1.