Réflexions d’un sondé
sur le despotisme démocratique
par Jean-Michel Muglioni
Mezetulle remercie Jean-Michel Muglioni pour cette analyse roborative des rapports entre opinion et démocratie. Déjà théorisée par Platon, la prétendue "démocratie d'opinion" se déploie sous nos yeux dans sa version orwellienne, car il devient même impensable qu'on se dérobe à la "demande d'opinion". En réalité, on demande aux hommes leur opinion pour les flatter et les tenir par leurs passions les plus basses. La démocratie d’opinion est une forme de despotisme.
A chacun son opinion
4 décembre 2002, 16 heures 30. Je travaille à mon bureau. Le téléphone sonne. Sondage sur le tunnel de la A 86. On me pose un tas de questions pour lesquelles je n’ai pas de réponse. Quel est le pourcentage de financement de l’Etat, de la région, des collectivités locales, du remboursement par le péage ? Mon aveu d’ignorance embarrasse la charmante enquêtrice. Je lui répète que je ne sais pas. Elle me demande une opinion : je réponds que je n’en ai pas. Elle insiste. J’imagine qu’il n’y a pas de case prévue dans son questionnaire pour qui n’a pas d’opinion sur une question. « Vous ne savez pas, mais vous avez bien une opinion ». Je réponds une nouvelle fois que non. Elle réitère sa demande - très gentiment. Comme elle sait que je suis professeur, puisque j’ai dû lui avouer au début de son intervention mon âge et ma profession, je lui dis que mon enseignement consistant d’abord à apprendre aux élèves à ne pas se prononcer sur ce qu’ils ne savent pas, je ne vais pas faire le contraire de ce que j’enseigne. Elle me dit alors sans hésiter : vous êtes professeur de philosophie ! J’admire sa perspicacité. Elle m’apprend qu’elle fait des études supérieures de philosophie, puis ajoute qu’étant en démocratie, il est normal que j’aie des opinions. Avec beaucoup de circonlocutions, lui disant bien que je ne lui en voulais pas, qu’elle n’y était pour rien et que je savais qu’il lui fallait vivre, je lui ai tout de même demandé si cette conception de la démocratie était digne d’une étudiante en philosophie.
La démocratie d’opinion
La démocratie consiste donc pour la plupart de nos contemporains à donner aux hommes la possibilité de faire connaître leur opinion sur les choses qu’ils ne connaissent pas pour décider du sort de leur pays. Selon le même principe, on admet qu’un juré condamne à mort sur simple opinion, confondant opinion et intime conviction : par un contresens général, l’expression en son âme et conscience signifie maintenant selon son avis personnel. Platon dans son Gorgias parle du vote d’un tribunal d’enfants où un cuisinier accuse un médecin d’imposer un régime désagréable. En serions-nous là, comme en Grèce au IV° siècle avant Jésus Christ ?
La manipulation de l’opinion et par l’opinion
Il y a plusieurs façons d’entendre le vote lorsqu’on est citoyen et d’en user lorsqu’on est au pouvoir. Pourquoi est-il convenu aujourd’hui qu’il faut être démocrate, au point qu’il suffit de dire une décision antidémocratique pour la déconsidérer ? L’habileté « politique » élémentaire consiste non pas à chercher et à exécuter la volonté du peuple, mais à faire approuver la politique d’un homme et d’un parti. Voilà un régime électif où le gouvernement n’est pas le ministre, c’est-à-dire le serviteur de la volonté du peuple, seul souverain, mais cherche seulement à faire croire au peuple qu’on fait ce qu’il désire.
Les sondages d’opinion ne sont qu’un moyen de plus pour manipuler l’opinion. L’homme se distingue en effet des autres êtres de la nature, parce qu’il pense et vit selon ce qu’il pense – banalité que Hegel ne se lassait pas de répéter. Les sondages permettant de savoir quelles croyances à tel moment les font agir, comme autrefois les rencontres des électeurs, tout l’art du gouvernant est d’utiliser ces opinions comme autant de ressorts non pas pour satisfaire les hommes, comme le croient les naïfs, mais pour parvenir à ses fins. Si donc les automobilistes craignent que tel tunnel ne soit pas sûr, après les accidents spectaculaires arrivés ailleurs, on fait un sondage pour préparer la campagne de publicité qui convient parce qu’on craint qu’ils refusent de l’emprunter. Il n’est jamais question de vérité ou d’arguments, et cet exemple est particulièrement remarquable puisqu’on a affaire à un problème technique qui ne relève pas de l’opinion, ni même d’un vote, car c’est aux ingénieurs compétents de trancher. Si toutefois ils sont libres à l’égard de ceux qui les payent.
Despotisme démocratique
Les ambitieux ne s’opposent pas à cette démocratie d’opinion. Ils s’évertuent à donner aux hommes l’impression qu’ils sont consultés sur ce qu’ils désirent ou qu’ils expriment leur opinion, comme on dit cyniquement, et chaque votant, dans son égoïsme, est content de croire qu’il dit ce qui lui plaît et que le résultat du vote prend ses désirs en compte. S’il se plaint des sondages, c'est parce qu’il n’a pas lui-même été interrogé. Le suffrage ainsi devenu une sorte de défoulement psychologique, les puissances en place décident. Le vote n’est pas fait pour déterminer l’intérêt général, comme le voulaient ceux qui ont combattu pour la démocratie, mais pour faire croire aux hommes que la politique menée est celle qu’ils désirent et ainsi faire taire leurs plaintes.
Ces manipulations des hommes par les opinions, que le Gorgias appelle flatterie, caractérisent ce que la langue du XVIII° siècle appelle le despotisme. Si la consultation électorale a pour seul but de cultiver les passions et, mieux encore, s’il faut élire un homme, chacun se défaussant ainsi de sa propre volonté en lui donnant tous les pouvoirs, alors on a un régime despotique, d’autant plus qu’on croit devoir lui offrir ensuite les députés qui entérineront ses décisions. Le peuple se dessaisit deux fois de sa souveraineté. Dans ces conditions, une forte participation à des élections présidentielles ne serait pas plus un signe de civisme ou d’intérêt pour la politique que les hurlements de la foule romaine au colisée lorsqu’une moitié réclamait la mort d’un gladiateur et l’autre sa grâce. Un tel régime n’est pas une monarchie élective, à moins de confondre monarchie et despotisme. Mais notre « démocratie » fait sans honte la leçon au reste du monde.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008
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