Quel principe de réalité pour l'école ?
par Catherine Kintzler (en ligne 8 janvier 2006)
Sur l'idéologie pédagogique de l'école "ouverte" exempte de discipline(s) et de sanctions.
Ecrit en février 1996, ce texte a été publié peu après par L'Evénement du Jeudi. Dix ans… et rien n'a changé… ! Pour l'actualisation, je me suis contentée de mettre entre crochets quelques rares variantes.
Inspirée par la haine de l'institution, mais produite à l'abri de l'institution, l'idéologie pédagogique contemporaine a réclamé une école "ouverte" et exempte de sanctions. Son succès a remis en cause la notion de discipline - organisation d'un savoir et règle qui libère. Après avoir cassé la classe, mettant chaque maître en demeure d'instituer seul, jour après jour, l'autorité sans laquelle rien ne peut s'apprendre, après avoir ruiné toute justice en imposant les passages automatiques dans la classe supérieure, effrayée par les conséquences d'une telle déstructuration, elle propose de verser de l'huile sur le feu : et si, pour culpabiliser davantage les enseignants, on faisait de la dynamique de groupe ? [et si, quand un élève est racketté, un professeur poignardé, on organisait une réunion ?]
Lui répondre serait retrouver un débat dépassé. L'opinion ne veut pas d'une école sans discipline et sans règle. Une école sans principe de réalité, où l'enfant devient centre au détriment de l'élève et de ses progrès mesurables, est bien une école où personne n'échoue. Mais l'abolition de l'échec, loin d'engendrer l'océan de bonheur où est censée baigner la pédagogie de la réussite, plonge l'école dans le désespoir.
S'il est nécessaire de réaffirmer institutionnellement le principe de réalité à l'école, il faut oser parler des vertus de la sanction, qui n'a d'autre fonction que de situer l'élève sur le chemin des progrès exigés de tous. Car, pourvu qu'elle soit fondée sur une idée nette du savoir élémentaire, cette exigence rend le progrès possible, y compris et surtout pour ceux qu'on appelle étourdiment "les nouveaux publics". Du reste, le savoir ne s'acquiert pas par collection infaillible de réussites, mais plutôt par des erreurs rectifiées et des échecs surmontés.
En l'absence de sanction, l'école devient un lieu illusoire d'anesthésie. S'interdire de penser la sanction scolaire, c'est laisser la plus aveugle des sélections s'exercer partout, sauvagement. Si la précarité menace chaque jeune adulte, faut-il abandonner la tâche émancipatrice qui consiste, non à produire de l'illusion, mais à exercer les jeunes talents sur des fictions renvoyant au réel ?
Tandis que l'opinion redécouvre les mérites de l'institution forte, un autre débat s'ouvre. La question maintenant est de savoir sous quelle forme le principe de réalité va prévaloir. La forme ultralibérale ou la forme républicaine ? La réalité du marché avec ses inégalités ou le détour par une fiction qui éclaire et corrige le réel tout en le préparant ? Les deux s'accordent sur un point : l'acquisition de savoirs est l'objet d'une appréciation. Mme Shephard, [alors qu'elle était] ministre britannique de l'Éducation et de l'Emploi, déclarait: "il n'y aura pas d'emploi pour ceux qui ne savent ni lire, ni calculer, ni s'exprimer"1. Elle en concluait que l'école et l'entreprise obéissent à un même modèle, celle-ci prescrivant ses choix à celle-là.
Ici divergent les deux formes du principe de réalité. Pour trancher entre elles, rien de plus discriminant que la question de l'intégration. Une école soumise aux demandes économiques amplifie la sélection sociale, elle sacrifie les pans du savoir jugés non rentables et cautionne des "examens maison". Une école soucieuse de citoyenneté considère le développement du savoir comme condition de l'émancipation et propose des examens nationaux. Elle y convie et y confronte chacun sans rien concéder, ni à la prétendue spontanéité de l'enfant, ni aux prétendus "nouveaux publics", ni au modèle de l'entreprise - car la liberté suppose le détour par un moment rigoureux de méditation.
© L'Evénement du jeudi 1996.
Voir le commentaire d'Annette Bloch-Jambet avec une référence intéressante
1 - Le Nouvel Observateur, n° 1633, 22 février 1996, p. 70.