au cadran de la montre
Sur la pièce chorégraphique Balk 00 : 49
de Cindy Van Acker (compagnie Greffe)
présentée au Festival Latitudes contemporaines à Lille
par Catherine Kintzler (en ligne 11 déc. 2005)
C’est un corps de femme nu. Non je ne viens pas de faire une faute d’accord : il s’agit bien d’un corps nu, et non d’une femme nue. Couleur chair, partout : la nudité dans son antique fonction, qui est de délivrer la tête de la charge humaine et de faire basculer celle-ci sur tout le corps1, sur la peau. Délivrance du visage et de la tête – effacés, rendus quelconques - mais aussi, faut-il ajouter aujourd’hui, délivrance de l’obsession du sexe si souvent exposé, pathétiquement à la fois offert et raturé par tant de pièces contemporaines… C’est vrai qu’on commence à en avoir marre. Une petite culotte couleur chair : ce n’est pas nouveau, mais aujourd’hui, il fallait l’oser ! Il fallait cette petite pièce de peau rapportée exprès pour nous faire comprendre la nudité. En débarrassant le corps de ses polarités expressives et / ou pileuses, Cindy Van Acker lui rend son homogénéité et reporte l’attention sur sa totalité, sur tout ce qui va arriver à ce corps, dans ce corps et par lui. Un corps dépolarisé.
C’est pour ça aussi qu’il est couché. On en a vu d’autres des pièces où les danseurs sont par terre, tout le temps aplatis au sol. Même que c’est un topo de la danse contemporaine, même qu’on commence aussi à en avoir marre. Et ici, l’audace, encore une fois, ne consiste pas à faire autrement, elle consiste à rafraîchir la position couchée, à la montrer comme un moment neutre, le moment du toutes parts corporel : ce n’est pas une position, c’est un état zéro, totalement dépolarisé, où peuvent (peut-être) s’inscrire tous les possibles.
Car il finit par arriver quelque chose à ce corps nu, couché sur le dos. On n’en est pas très sûr, mais non, mais si, ça a bougé ? Pas un mouvement pourtant, mais ça bouge. Je m’en rends compte en prenant un repère, là, sur le sol, il y a eu déplacement, quelques centimètres. Il faut le dire à l’impersonnel : ça bouge, ça se déplace comme on dit « il pleut ». D’infimes translations, des tressaillements musculaires – bien sûr on a lu la notice de présentation : ce sont ces fameuses électrodes d’électrostimulation, comme celles que me met le kiné pour soigner mes rhumatismes. J’allais écrire mieux : électrosimulation, un involontaire simulé. Du mouvement, celui qui m’arrive, qui me tombe dessus, et non pas du geste. Un corps ramené à son moment nul, profondément et terriblement humain : aux antipodes de l’animalité, un corps déprogrammé. Il fallait oser le détour par la programmation extérieure, artificielle de ce déclenchement par électromachinchose, pour ramener, là encore, la pensée sur la vacuité, le degré zéro « le plus bas » mais aussi le plus fondateur de la liberté.
Alors ce qui arrive, c’est que ce corps bouge, se déplace et que ça dure longtemps, très longtemps. D’abord une série qui lui fait faire le tour du cadran, d’un fil collé en cercle à terre et relié par en haut à la source électrique. Le corps va finir par décoller le fil, puis se libérer de ce harnachement arachnéen et se retrouver, libre, dans l’espace du plateau lui aussi, finalement, débarrassé de ses repères, de tout ce qui pourrait faire point cardinal ou servir d’accroche, d’attache.
Et alors là on se dit, plein d’espoir : ça y est, il va se libérer, ça y est, on va passer du « ça bouge » au « je fais un geste ». Espoir cruellement encouragé : oui, l’espace est parcouru par ce corps délivré de son fil. Il est balayé, parcouru mais non pas balisé. Encouragé parfois, d’un redressement ; elle se met sur son séant… S’asseoir, c’est fou comme il faut réfléchir pour en arriver là. D’ailleurs c’est bien le conseil que me donne le docteur : il ne faut pas vous lever comme ça, d’un seul coup, asseyez-vous doucement, tranquillement, laissez la gravité vous quitter peu à peu.
Seulement le problème c’est qu’elle ne se lève pas. Et c’est au moment où je comprends qu’elle ne se lèvera jamais, que je découvre rétroactivement l’injonction muette que toute la pièce a sans cesse suscitée et sans cesse démentie : « debout ! ». C’est à ce moment que je comprends pourquoi le temps m’a duré, soixante dix minutes où j’ai senti le temps sans jamais m’ennuyer. Et ce moment, en se projetant vers l’instant d’après, inclut dans la chorégraphie celui où, sous les applaudissements, la danseuse revient, marchant, debout, montrant un corps - c’est pourtant le même, on le reconnaît à peine - repolarisé.
(Voir le commentaire substantiel de Philippe Guisgand)
1 – Thèse développée par Alain dans son Système des beaux-arts au sujet de la statuaire antique. Voir aussi sur ce blog l’article « Poséidon en marche ».
© Catherine Kintzler - date de mise en ligne : 11 déc. 05