Peinture, tableaux et politique :
du regard élidé au regard perdu
Sur le livre de Jean-Claude Milner
Malaise dans la peinture. A propos de La Mort de Marat (1)
par Catherine Kintzler
Jamais à ma connaissance Jean-Claude Milner n’avait parlé de peinture – ou de tableaux – en tout cas n’avait accordé à cet art, dont chaque Français cultivé se sent tenu de parler vraisemblablement, une attention exclusive au point de lui consacrer une réflexion soutenue sous la forme d’un livre. Un de ces livres dont il a le goût et le secret : une méditation laconique (67 pages en 36 paragraphes), à la fois exaltante et déprimante (c’est exprès !) et qui affiche parfois une irrévérence trop soignée pour ne pas être prise au sérieux.
C’est peut-être parce que, jusqu’à présent, il n’y avait pas trouvé de défi (c’est l’un des premiers mots du livre) suffisamment fort, capable, comme celui qu’il relève, de porter le trouble, de révéler un malaise dans la peinture et même à travers et au-delà d’elle, dans la civilisation du regard qu’on voit s’effacer sous nos yeux. Le trouble est d’autant plus remarquable qu’il émane d’un peintre écrasé par l’étiquette presque infamante de « néo-classique », chargé de l’admiration compassée et légèrement méprisante vouée par les amateurs d’aujourd’hui à ceux qui savaient peindre un peu trop bien. Ajoutons, circonstance aggravante, que Jacques Louis David, issu des Lumières, se voulut aussi peintre des progrès de l’humanité.
En réalité, l’œil-de-bœuf qui orne la couverture du livre, centré sur le visage aux yeux clos de ce portrait paradoxal qu’est La Mort de Marat, recouvre son envers ou sa réplique, le contre-tableau qui l’accompagne, le révèle et le trahit, le brouille et l’éclaire à la fois : le croquis, presque un graffito, de Marie-Antoinette conduite à l’échafaud, dessin à la plume que David nota au passage de la charrette le 16 octobre 1793. Il est probable que ce croquis fut tracé alors que le peintre, désœuvré, attendait sur le parcours du convoi pénal la cérémonie aux Tuileries où il devait présenter, justement, La Mort de Marat à sa commanditaire, la Convention nationale.
« L’anecdote impose une relation, mais aussi la conjoncture politique » (p. 42).
C'est cette mise en relation, tenue par « le clou d'or de la politique », qui éclaire d'un jour sombre la fêlure désormais irrémédiable entre la peinture et les tableaux, et reflue du même coup sur le prologue du livre où cette disjonction est d'abord méditée. La fêlure s'introduit paradoxalement au cœur d'une réussite picturale inouïe. En effet, avec La Mort de Marat, David réussit l'impossible rencontre de la peinture d'histoire et du portrait, réussite d'où l'on pourrait conclure qu'elle consacre au moins une fois la coïncidence entre la peinture et un tableau. Mais, parallèlement, il la réussit aussi, probablement à son insu cette fois, avec un anti-portrait, un dessin événementiel qui n'est pas un tableau mais qui n'est pas non plus réductible à un document. D'un côté le profil péjoratif, affecté de détails trop saillants pour être anecdotiques, d'une femme décriée qui va être guillotinée l'instant d'après ; de l'autre le portrait d'un mort élevé au rang de martyr, délivré des contingences qui pesaient, l'instant d'avant, sur son corps vivant. Le fil incandescent qui va du crime au châtiment noue ces opposés strictement contemporains et signe leur réversibilité picturale et historique en les suspendant tous deux au « clou d'or » qui les soutient et sur lequel ils jettent un éclat alternatif.
La politique, alors en son moment le plus aigu où la Révolution française s'engage dans la Terreur, se montre sous la forme de la question qu'elle se pose à elle-même, sans pouvoir la dire : peut-on s'autoriser la mise à mort pour inaugurer l'inutilité de la mise à mort ? « La question de la politique ne consiste en rien d'autre que ceci : la politique rencontre la mise à mort comme ce qu'elle doit rendre inutile » (2). En cette occurrence, la peinture en chiffre la contradiction. [ Haut de la page ]
Ces rencontres s'engouffrent dans une élision commune aux deux œuvres, qui les rapproche encore parce qu'elle semble bien être la cheville ouvrière de leur chiffrage énigmatique : l'élision du regard. Regard éclipsé du mort aux yeux clos, regard empêché de la condamnée saisie à la dérobée, de profil. Dans les deux cas, élision de ce qui pourrait être parce que cela nous regarde – comme doit le faire, en principe, la politique. Il faut alors suivre l'auteur dans une descente vertigineuse qu'il effectue tout schuss depuis ce sommet vers une sorte d'abîme, et qui jette un éclairage amer sur les thèmes résurgents du prologue en un épilogue où se raconte, non plus l'élision mais la perte du regard, son exode poussé par la main de David dans des contrées où peinture, tableaux, politique, n'étant tenus par rien, se dispersent, où plus rien ne nous regarde et où, puisque tout est visible, plus personne ne regarde plus rien.
D'aucuns, parcourant le prologue, parleront de désinvolture. L'auteur n'y convoque-t-il pas quelques grands esprits et auteurs – notamment Aristote, Platon, Merleau-Ponty, Sartre, Lévi-Strauss, Foucault – pour s'en divertir et leur faire parfois des pieds de nez ? Mais l'important est qu'il s'en éclaire sans les trahir : en la matière la désinvolture éviterait la pensée, l'irrévérence au contraire la requiert. D'autres, ou les mêmes, scrutant les références d'analyse esthétique, parleront de négligence : certes l'auteur recourt à Panofsky, Arasse, Starobinski, Treager, Thévoz, Wajcman, mais que ne recourt-il aussi à Gilson, Didi-Huberman, Fried, Schneider, Marion... (on peut toujours allonger une telle liste) ? Mais, à ce niveau de pensée, confondre choix et ignorance relève de la cuistrerie. Il y aura même ceux qui trouveront (forcément) la petite bête : rien sur l'icône-qui-me-regarde, sur les portraits évités ou vus de dos, sur les yeux clos des Crucifixions (3), etc. Avec un peu de savoir et beaucoup de vulgarité intellectuelle, on arrive toujours à lire sans rien penser, et même à lire pour ne pas penser. Un auteur n'a heureusement pas le pouvoir d'interdire aux demi-habiles l'entrée de ses écrits, mais il peut imprégner ces derniers, comme c'est presque toujours le cas avec Jean-Claude Milner, d'une forte vertu vulgarifuge.
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© Catherine Kintzler, 2012
Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]
1 - Paris : Institut national d'histoire de l'art / Ophrys, 2012.
2 – Pp. 53-54. Jean-Claude Milner déploie cette thèse de manière ample dans un substantiel dialogue qui l'oppose à Alain Badiou. Voir : Alain Badiou, Jean-Claude Milner, Controverse. Dialogue sur la politique et la philosophie de notre temps, animé par Philippe Petit, Paris : Seuil, 2012.
3 – Ah si ! Justement, page 47, une ligne décisive : « Une Crucifixion n'est pas un portrait de Jésus ; La Mort de Marat est un portrait de Marat. »