10 octobre 1970 6 10 /10 /octobre /1970 17:57

L’enseignement philosophique
au péril de l’innovation pédagogique
La philosophie en maternelle, en Seconde et la réforme du Lycée
par Guy Desbiens

En ligne le 28 février 2011

Que la philosophie bénéficie aujourd’hui d’un certain succès auprès de l’opinion et des décideurs politiques, à la condition néanmoins que ses pratiques soient développées et valorisées en dehors de son enseignement dans les classes Terminales et de l’Université, devrait engager à la plus grande vigilance. Les expérimentations de « nouvelles pratiques à visée philosophique », à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution, sont déjà en fait très anciennes : « cafés philosophiques », « ateliers philo » en maternelle, en Collège, en SEGPA et au Lycée professionnel, etc. La sortie du film Ce n’est qu’un début et les déclarations récentes de Luc Chatel à l’UNESCO, concernant l’initiation à la philosophie en Seconde, méritent qu’on s’interroge non seulement sur l’opportunité de tels enseignements, mais encore sur la conception qui en est présupposée.
Article paru dans La Quinzaine universitaire n°1332 du 12 février 2011, avec les remerciements de Mezetulle pour l'autorisation de reprise.

Il est assez  paradoxal d’estimer, comme on le fait aujourd’hui, qu’il n’est pas prématuré d’introduire la philosophie dès les premières années de l’École, et de déplorer par ailleurs que cette discipline soit enseignée sans préparation en classe Terminale. Tantôt la philosophie est jugée accessible pour tous dès le plus jeune âge, tantôt elle est réputée trop exigeante et trop abstraite pour pouvoir intéresser de futurs bacheliers ! C’est que le discours tenu sur la philosophie renvoie à certains présupposés implicites sur le statut de son enseignement, ses modalités et sa finalité. Et puisque c’est l’idée même de notre enseignement qui en jeu, et donc sa raison d’être, nous serons, en tant que professeur de philosophie, sans indulgence avec des pratiques dont on proclame indûment le caractère philosophique.

1 - Un projet idéologique

Le film Ce n’est qu’un début de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier, sorti le 17 novembre 2010,  retrace un type d’expérimentation, avec des enfants de 3 à 4 ans, qui s’est développée en France depuis quelques années et qui est inspirée d’une pratique mise en œuvre aux États-Unis à la fin des années soixante par Matthieu Lipman. Il s’agirait de développer un certain nombre de « compétences réflexives dès le plus jeune âge » en habituant les enfants à exercer leurs « capacités d’expression », « d’esprit critique » sur « des grandes questions philosophiques » (la liberté, la mort, l’amour, etc.), sans leur fournir de réponse. Ces pratiques permettent d’instaurer un cadre d’échange et de mise à distance du professeur dont le rôle est d’animer le groupe « pour que les enfants s’auto-régulent et apprennent le respect de l’autre » sans qu’il y ait de notion d’échec, de jugement, d’évaluation : on comprend le succès de ces expérimentations auprès de certains pédagogues et spécialistes des sciences de l’éducation.

On y prête néanmoins à la philosophie toutes sortes de vertus : développement du langage, apprentissage spontané du raisonnement, découverte du débat démocratique chez des enfants qui, faut-il le rappeler, n’ont pas encore l’âge de raison. S’agit-il encore d’ailleurs de philosophie pour cette seule raison que les questions abordées s’apparentent à des thèmes philosophiques, alors qu’aucune « orientation normative » ne peut être donnée s’agissant du contenu des réponses ? Ce qui d’ailleurs ne serait guère souhaitable avec un tel public ! Rappelons l’évidence : il revient à d’autres enseignements de servir les priorités de l’École primaire, le Français pour la lecture et l’écriture, les Mathématiques pour le calcul, etc. La maîtrise du langage, et à l’intérieur de celui-ci la conscience de certaines distinctions de significations, l’aptitude au raisonnement, sont des conditions préalables pour donner à l’expression la rigueur sans laquelle il devient grotesque de prétendre philosopher.

Ces pratiques sont aussi, fait inquiétant, développées par des structures étrangères à l’institution, et même si elles bénéficient du soutien actif de l’UNESCO qui y voit une « école de la liberté », leur généralisation impliquerait cependant de modifier profondément la perception du rôle des élèves et des enseignants dans leur relation pédagogique. Et c’est donc une autre idée de l’enseignement qu’autoriserait cette fausse générosité qui prétend respecter l’enfant mais qui, en réalité, osons le dire au risque de susciter l’indignation, l’instrumentalise pour justifier, consciemment ou non, son utilisation idéologique. Les meilleures intentions et les bons sentiments n’excluent pas la plus grande prudence, sans laquelle toute erreur pédagogique devient ici une faute contre l’enfant. Mais de tels scrupules sont-ils encore possibles pour ceux qui adoptent une démarche ayant à leurs yeux l’évidence de son bien-fondé ? Les promoteurs de ces nouvelles pratiques prétendent découvrir « la spontanéité, le bon sens et un incroyable esprit citoyen ». Il y a pourtant des innocences faussement ingénues et les enfants peuvent eux aussi véhiculer les stéréotypes dominants d’une époque. Ce sont donc les préjugés de notre société adulte que l’on pense retrouver, avec un certain enthousiasme, comme des vérités premières qui s’exprimeraient naturellement dès le plus jeune âge.

Certaines dérives ne sont pas impossibles et de fait certaines de ces pratiques peuvent placer l’animateur dans une position de domination et lui permettre de recourir à des procédés de manipulation au sein d’un groupe d’individus très jeunes. Il nous semble intolérable que l’institution se rende coupable de ce qui relève de certaines formes d’endoctrinement.


2 - Le modèle du « débat démocratique »

Luc Chatel a annoncé, lors de la journée mondiale de la philosophie organisée par l’UNESCO, la mise en place d’un enseignement anticipé de la philosophie au Lycée. Il s’agirait encore une fois d’une « expérimentation », prévue par publication de la circulaire de rentrée de 2011, autorisant les professeurs de philosophie à intervenir en ECJS de la Seconde à la Terminale, pour une partie de l’année scolaire, ainsi que dans les « enseignements d’exploration » ou dans « l’accompagnement personnalisé » conformément à l’autonomie des établissements scolaires et suite aux propositions du Conseil pédagogique.

Il n’y a donc pas lieu de se méprendre sur la nature et le sens de ce type d’enseignement qui, en raison de ses modalités relatives à son volume horaire, son public, ses programmes, ne peut aucunement constituer une propédeutique à la philosophie telle qu’elle est enseignée en Terminale. Cette initiative n’a donc qu’un effet d’annonce, mais elle correspond cependant à une demande sociale très particulière qui réclame un autre enseignement de la philosophie. C’est ainsi que dans une lettre du 11 janvier 2011, la FCPE et de l’UNL ont pu rappeler au Ministre de l’Éducation nationale leurs exigences vis-à-vis d’un enseignement qui, de leur point de vue, « devra impérativement se concevoir comme une formation des élèves à la réflexion à partir de leurs questions sur la vie, sur le monde, sur l’actualité dans un climat où ils peuvent découvrir l’écoute mutuelle et le respect de leurs opinions ». On peut y lire également leur désapprobation à l’égard d’un « enseignement docte des théories philosophiques suivant un programme indigeste » ! On ne peut le dire plus clairement : ces organisations de parents d’élèves et de lycéens appellent de leurs vœux un enseignement philosophique réduit à l’organisation de débat d’opinions et ne dissimulent pas leur mépris à l’égard des œuvres et des auteurs. Il serait désolant que le Ministère cède à de telles pressions et nous voyons dans cette démagogie la caricature mortelle de la philosophie.

Rappelons en effet que la réflexion philosophique repose sur une culture, celle qu’elle implique et celle à laquelle elle donne accès, laquelle fait de plus en plus défaut à des élèves qui, pour cette raison, sont hostiles au savoir et à la pensée. Nous estimons ensuite que la prétendue difficulté qu’on dénonce souvent à propos de la philosophie est, en réalité, l’indice d’une rigueur intellectuelle qui en fait une discipline rationnelle. Nous affirmons enfin que la philosophie ne saurait former, comme on le réclame, à l’esprit critique sans l’exigence d’une vérité, s’actualisant dans un discours argumenté, qui exclut par là toute forme de relativisme.


3 - Sens commun et philosophie

Hegel avait déjà dénoncé, dans un texte intitulé Comment le sens commun comprend la philosophie, ce préjugé qui consiste à récuser la philosophie en pensant se réclamer d’elle. Il reprochait ainsi au sens commun, qui la condamne sans la comprendre, de « faire de sa conscience empirique le principe de sa spéculation », alors que les philosophes posent « comme réel ce [qu’ils doivent] penser comme nécessaire ». La philosophie est une démarche d’appropriation, par le doute et l’esprit critique, d’une vérité qui est connue comme telle parce qu’on a des raisons fondées de penser qu’elle ne peut être autrement. C’est précisément le contraire du débat d’opinion, auquel on exhorte aujourd’hui les professeurs de philosophie, dans lequel chacun prendrait librement la parole pour exprimer ce qu’il pense spontanément quelles que soient les raisons pour lesquelles il le pense.

Non pas que la philosophie exclue le dialogue : elle est plutôt un dialogue authentique ! Elle n’est pas cette fausse tolérance qui consiste à s’entendre sur le fait qu’on ne peut jamais s’entendre : elle invite aux vrais désaccords plutôt qu’à un faux consensus dans le quel chacun s’en tient à son opinion et estime que toutes les pensées se valent. Ce relativisme, inconséquent dans ses propres présupposés, ne produit qu’un semblant de démocratie. Et finalement, à voir de la philosophie partout, on risque de ne plus la trouver nulle part. Les diverses expérimentations, les innovations pédagogiques ne sont absolument pas neutres : elles présupposent une modification du rôle de l’enseignant, qui n’est plus perçu comme détenteur d’un savoir, mais qui devrait se contenter de créer une espace de pseudo-liberté, celui de la discussion et de l’échange, sans intervenir sur le contenu puisqu’il n’y aurait plus en ce domaine, nous dit-on,  aucune réponse vraie ou fausse.

Ces « nouvelles pratiques à visée philosophique » semblent donc s’instituer à partir d’un contresens sur la nature d’un enseignement authentiquement philosophique, au moment crucial de la mise en place de la réforme du Lycée, dont le principal effet sera d’amputer les horaires de cours proprement dits et de fragiliser en outre les séries générales. C’est pourquoi les professeurs de philosophie demeurent majoritairement attachés à un véritable enseignement de cette discipline en classe Terminale, formant à la dissertation et à l’analyse des textes, conditionné pour cela par des horaires conséquents et garanti par un programme cohérent : ils ne pourront, également, que dénoncer le plus vivement de telles dérives.

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© Guy Desbiens et La Qinzaine universitaire, 2011.

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