Jours fériés : une proposition rétrograde
faite par Eva Joly
par Christophe Genin
La candidate E.E.L.V., madame Eva Joly, exprima dernièrement une intention surprenante: « que la République s’assure que chaque religion bénéficie d’un égal traitement dans l’espace public ». C’est surprenant qu’elle semble découvrir ce qui existe depuis longtemps au plan des principes républicains, puisque chaque religion bénéficie d’un statut égal, tant par le principe de laïcité que par le respect des diverses conventions internationales. En revanche, il est surprenant qu’elle veuille subordonner l’espace public à la religion. Elle surprit encore par une proposition : que « juifs et musulmans puissent célébrer Kippour et l'Aïd-el-Kébir lors d'un jour férié ».
Si l’intention part d’un bon sentiment, elle semble reposer sur un contresens sur la laïcité, et être contreproductive. Ce pour plusieurs raisons.
En premier lieu, si l’on veut étendre le principe d’égalité tel qu'il est présenté par Mme Joly à d’autres religions, sans quoi il n’y a pas égalité mais préférence ou privilège, alors il faudrait des jours fériés pour les orthodoxes (la Théophanie ?), les chrétiens arméniens (les Saints Vartanans ?), les bouddhistes (le nouvel an « chinois », le Wesak ?), les hindouistes (la fête de Ganesh ?), les zoroastriens (la fête de Sadeh ?). Eva Joly privilégie donc le monothéisme d’une majorité, ce qui montre qu’elle n’a pas pris la mesure du tissu social français tel qu’il est aujourd’hui. Sa proposition est donc inégalitaire, datée, reflétant l’hégémonie d’une certaine collusion des monothéismes officiels. Qui plus est, elle ouvre la porte à des demandes indéfinies qui, elles aussi, pourront prétendre à une reconnaissance officielle. En outre, en identifiant les citoyens tantôt comme catholiques, tantôt comme juifs, tantôt comme musulmans, chacun ayant son jour férié selon sa religion, elle abolit la notion même de temps commun, et produit donc, non pas de la reconnaissance mutuelle, mais de la fragmentation communautariste.
D’ailleurs, la référence au Rapport Stasi est discutable. En effet, celui-ci proposait de faire de Kippour et l’Aïd-el-Kébir des jours fériés (article 4.4, p.65), au nom des « religions les plus représentées », sans indiquer d’ailleurs quel était le critère de cette représentation et comment était définie l’échelle du plus et du moins. Par exemple, il y aurait en France autant de juifs que de bouddhistes (cf. Le Monde, L’atlas des religions, 2011). Pourquoi alors représenter les uns et non les autres ? Cela favorise une majorité, sans assurer une égalité objective. Mais ce rapport ne préconisait pas une accumulation de jours fériés au plan national, mais un crédit du jour férié modulable, en maintenant bien le temps commun d’un calendrier national.
En second lieu, cette proposition semble inutile, les agents des services publics ont déjà droit à des autorisations légales d’absence pour fêtes religieuses (circulaire FP/n° 901 du 23 septembre 1967), ce qui est aussi appliqué dans les entreprises. Si l’on suit le recensement de ces fêtes par l’Education nationale, pour 2011, il aurait fallu ajouter quinze jours fériés ! Les accommodements de terrain, dans le droit du travail, semblent ici satisfaisants.
En troisième lieu, en étendant les jours fériés à des convictions religieuses, elle néglige les agnostiques et les athées, dont certaines associations militantes demandent également une reconnaissance par l’octroi d’un jour qui leur serait dédié. Il faudrait donc, pour réellement étendre ce principe d’égalité à toutes formes de conviction, multiplier indéfiniment les jours fériés. Quels seraient alors le critère et la limite d’une telle extension ? La candidate n’en souffle mot. Sa proposition ne contribue donc pas au bien vivre ensemble, mais au contraire à exacerber des rapports de force religieux, selon la puissance que telle ou telle congrégation représente (ou est censée représenter), et non selon un réel principe d’égalité de chaque citoyen devant la loi, dans un espace et un temps publics.
En quatrième lieu, qu’un candidat à la magistrature suprême privilégie une demande religieuse est bien une infraction au principe de laïcité, de valeur constitutionnelle. En effet, la France compte onze jours fériés. Six sont issus de la religion chrétienne occidentale (Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption, Toussaint, Noël) ; cinq ont une origine civile, tirés d’une histoire politique (14 juillet), sociale (1er janvier, 1er mai), ou militaire (8 mai, 11 novembre). Au reste, ces fêtes chrétiennes sont, on le sait, d’origine païenne. Noël, qui fête aussi bien la nativité que le solstice d’hiver, est devenu un grand commerce. Ces fêtes remplissent plus les agences de tourisme que les églises. Le ramadan, via le créneau du commerce hallal dans la grande distribution, suit ce chemin. La Pentecôte a été laïcisée en devenant journée de solidarité. Par conséquent, si l’on veut ajouter un jour férié, une journée de l’égalité au nom de la laïcité, c’est-à-dire de la neutralité de l’Etat, alors ce ne pourrait être qu’une journée strictement civile, dédiée au projet commun d’un vivre ensemble par delà les facteurs de diversité.
Il est vrai que la République française semble aujourd’hui en manque de symbole fédérateur. Mais ce n’est pas en accroissant encore le poids de certains monothéismes qu’on va vers une meilleure égalité. Promouvoir la journée de la femme (le 8 mars) comme jour de l’égalité nationale en vue d’une égalité et d’une liberté de condition pourrait être, par exemple, une piste plus pertinente.
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© Christophe Genin et Mezetulle, 2012
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