Féminisme, « justice féministe » et /ou état de droit ?
par Liliane Kandel (1)
Revenant sur la manifestation du 11 septembre contre la personne de DSK (2), et sur les anathèmes qui accablent aujourd'hui Anne Sinclair accusée de « trahir la cause des femmes », Liliane Kandel s'interroge sur le dévoiement de ce qui devrait rester un combat pour des droits. Le féminisme consiste-t-il à prôner la discrimination et à appeler au lynchage ?
Envoyé à deux grands quotidiens nationaux peu après la publication de l'appel à la manifestation, ce texte n'a pas été publié jusqu'à présent : Mezetulle s'honore de l'accueillir, légèrement modifié et enrichi d'un Post Scriptum.
11 septembre 2011, 14 heures. Il y a dix ans exactement, jour pour jour, à une heure près exactement, un premier avion s’écrasait sur les tours du World Trade Center à Manhattan.
Rappels, commémorations, prises de position de toute sorte ne se comptent pas ; télés, radios, blogs donnent la parole aux pompiers et aux survivants, aux politologues, aux historiens et aux ministres, aux proches des victimes, ou encore aux simples citoyens. Tous tiennent à témoigner de leur émotion à l’époque, souvent intacte aujourd’hui, à souligner le basculement historique que fut, pour nombre de nous, cet événement.
Les féministes, elles aussi, manifestent. Une « assemblée générale féministe » appelle à un rassemblement dimanche 11 septembre, à 14 heures précises. Contre le terrorisme ? contre le massacre de civils innocents ? contre l’oubli des victimes des attentats-homicides? Pas exactement. Elles, protestent « contre le viol, contre l'impunité des agresseurs, pour que justice soit rendue aux femmes ». Anniversaire ou pas, qui y trouverait à redire ?
Seulement voilà. Ce rassemblement, à une date si symbolique, ne se tient pas n’importe où : il a lieu... place des Vosges. Il n’a pas pour seul objectif (louable) de dénoncer le viol – depuis les Journées contre le Viol à la Mutualité en 1976 maintes autres manifestations ont eu lieu, en maints endroits, et maintes autres suivront. Il s’agit d’abord, pour cette « assemblée générale unanime » (sic), de désigner aux paisibles touristes, nombreux en ce lieu à cette heure, aux flâneurs du dimanche qui n’en peuvent mais, aux riverains qui n’ont rien demandé, à la vindicte populaire enfin, le lieu où ont l’impudence de vivre ces deux incarnations du Mal absolu que sont aujourd’hui à leurs yeux Dominique Strauss-Kahn et sa femme Anne Sinclair.
En lisant l’appel à la manifestation de dimanche nous sommes sans voix : « Apportez de quoi faire du bruit : casseroles, sifflets, mégaphones, vos voix, etc. » dit le tract. Sans doute certaines n’oublieront-elles pas, non plus, quelques petits cailloux, histoire de briser les fenêtres du Vampire de Düsseldorf ? une ou deux bombes à peinture pour tagger les murs : « dans cette maison habite un violeur » ? d’autres accessoires susceptibles de pourrir définitivement la vie d’une personne... que nul tribunal pour le moment (excepté cette «assemblée féministe ») n’a jugée coupable ? de pourrir la vie de sa femme, coupable de ne pas l’avoir abandonné ? de sa famille qui ne l’a pas encore répudié ?, de son entourage ? de ses voisins - en espérant que ceux-ci ne tarderont pas à lui enjoindre, comme à New York, de bien vouloir les débarrasser de son encombrante présence ?
Est-ce vraiment cela que nous voulions lorsque, à l’orée des années 1970 nous avons dénoncé le viol, exigé qu’il soit reconnu et jugé comme crime (et non plus comme « coups et blessures », « attentat à la pudeur »- ou, pire, « attentat au bien d’autrui ») ? Lorsque nous avons dénoncé (sans les confondre) les violences multiples – physiques, économiques, symboliques – subies par les femmes ? réfléchi aux moyens de les combattre et de les éradiquer ? Nous demandions à l’époque (et demandons toujours) le respect des plaignantes et de leur témoignage – non leur sacralisation ; le recours aux tribunaux de la République - et non aux tribunaux populaires ; l’application de la Loi - mais non de la loi de Lynch ni celle des meutes. Et lorsque nous la trouvions injuste : nous avons lutté, manifesté, exigé (et obtenu, l’a-t-on oublié ?) qu’elle fût modifiée : nous ne nous sommes pas substituées à elle et ne nous sommes pas prises pour des sheriffs de pacotille.
Avons-nous oublié qu’à Bruay en Artois d’autres militants avaient, d’office, désigné le coupable d’un crime - parce que bourgeois, parce que notaire, et parce qu’il … avalait 500 g. de steaks aux repas ? (il fut innocenté). Avons-nous oublié Outreau ? avons-nous oublié Loïc Sécher ? Aujourd’hui on peut lire sur nombre de blogs et listes féministes des proclamations telle celle-ci : « Quand une femme est agressée, le doute n’est pas permis ». Lisez bien : au nom du féminisme, de la défense du droit des femmes (pourtant dans « droit des femmes » il y a droit) le doute, tout doute, serait désormais interdit ?
Les féministes ont demandé, à juste titre, que l’on respectât la parole de la plaignante, et sa personne : son passé, sa « vie privée », ses relations (la justice de New York fut, sur ce point, irréprochable). Comment ont-elles pu accepter que celles-ci en même temps fussent à ce point piétinées, s’agissant du (jusque-là) présumé innocent ? accepter que Nafissatou Diallo fût défendue à coups de harangues publiques, alliage inédit des procès de Moscou et des films gore d’un Quentin Tarentino ? d’appels planétaires à la délation ? de lettres anonymes providentiellement exhibées comme autant d’éléments irréfutables de preuve ? de rapports d’experts outrepassant, systématiquement, leurs prérogatives – et leurs compétences ? d’appels à juger non pas un acte ou une parole (ce qu’une personne a fait), mais ce qu’elle est, son immuable et diabolique essence (« nous allons montrer à la face monde, proclame l’avocat, qui est dsk ») ? La « justice féministe » que certaines appellent de leurs vœux peut-elle s’éloigner aussi vertigineusement de toutes les conquêtes, durement acquises, de l’Etat de droit : présomption d’innocence, séparation des pouvoirs, secret de l’instruction, protection (mais oui !) de la vie privée ?
Faut-il préciser que je ne connais ni Anne Sinclair ni DSK? que je ne pensais pas, du reste, qu’il fût le candidat idéal pour 2012 ? et que j’ignore, comme nous tous, ce qui s’est passé le 14 mai 2011 dans la suite 2806 du Sofitel de New York ? Mais j’ai suivi, comme beaucoup d’entre nous, les avatars successifs de l’affaire DSK, et les réactions publiées, pour une fois si étrangement unanimes, de mes amies féministes.
Et, parce que j’ai été et reste féministe, que je combats le viol et les multiples violences faites aux femmes autant que j’abhorre les dénis de droit et les jugements extrajudiciaires, je pose à ces militantes une question, une seule : et si DSK était innocent ? Si la réponse un jour devait être positive qui parmi vous, casseroleuses du 11 septembre 2011, porteuses de l’infâme panneau « Dsk Sinclair DEGAGE », qui aura le courage de dire : Shame on us?
PS. J’ai écrit ce texte dans un moment de stupéfaction à l’annonce du projet de manifestation « féministe » place des Vosges. Je le croyais périmé, je me trompais. Aujourd’hui, c’est Anne Sinclair qui devient la cible de toutes les attaques. Sondage à l’appui, un grand hebdo « féminin » décrète que, contrairement à elle, dans des circonstances analogues 74% des françaises auraient quitté leur mari. Des militantes féministes ou socialistes en vue l’accusent de « trahir la cause des femmes ». Un « humoriste » se demande interminablement, sur les ondes, pourquoi (comprenons : de quel droit) elle sourit.
Il n’y a pas si longtemps, dans les cellules du Parti communiste français, les « camarades » exigeaient le divorce pour celles ou ceux dont le compagnon avait dérogé à la Ligne, était convaincu de propos, écrits ou actes « contre-révolutionnaires ». Et malheur à qui s’y dérobait ! Les commissaires politiques d’aujourd’hui n’ont pas le pardessus ou le costume gris, ni l’air sombre des apparatchiks d’antan. Ils sont aujourd’hui souriants, « cool », médiatiques, souvent de gauche voire même écologistes, plus souvent encore « féministes ». Les commissaires sont à nouveau parmi nous.
Simone, réveille-toi, elles sont devenues folles !
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© Liliane Kandel et Mezetulle, 2011
Notes
- Liliane Kandel est sociologue, membre du comité de rédaction desTemps Modernes. Elle a participé au mouvement de libération des femmes dès le début des années 1970 et a été été co-responsable du Centre d’Etudes et Recherches féministes de l’Université Paris 7 – Denis Diderot. Elle a publié notamment Féminismes et nazisme (éd. Odile Jacob).
- Voir aussi l'article de Catherine Deudon sur ce blog Le viol est un crime : cela rend-il la preuve inutille ? On y trouvera aussi les liens vers l'appel à la manifestation du 11 septembre ainsi que vers des vidéos. Voir également le texte de Martine Storti sur son site.