3 mai 1970 7 03 /05 /mai /1970 00:21

Sonia Gomez My madre y yo,
un drôle de numéro

par Catherine Kintzler
Spectacle vu au Centre national de la danse, 14 mai 2007

En ligne le 17 mai 07


Désopilant et féroce, parlé et dansé, le numéro (car c’est plus un numéro qu’une pièce chorégraphique) de Sonia Gomez vise au coeur, ou plutôt au ventre, pas celui de la concupiscence, non un ventre encore plus profond, plus fascinant et plus répugnant, plus collant : l'attache du cordon ombilical qu'on n'en finit pas de couper.

Elles sont deux sur la scène, la mère et la fille. Le pire c'est que ce sont vraiment la mère et la fille. Comment a-t-elle pu, comment a-t-elle osé nous amener cette dame qui joue à « faire vieille dame » en accentuant le blocage de ses gestes, et qui danse comme si elle était vraiment dans son salon, dans sa cuisine ?
Elle l'a fait et c'est ce qui qui fonde la force de ce spectacle mais qui en accuse aussi la limite. Cela fonctionne parce que c'est noué au plus profond de la relation particulière qui unit et déchire cette mère et cette fille, et que cette relation est paradigmatique de tout rapport entre mère et fille, à la fois mimétique et totalement en désaveu, à la fois de demande et de répulsion, de douceur et d'une violence qu'aucun fils n'oserait porter ainsi à la scène. Mais la limite est là aussi, précisément en ce point où la plus extrême particularité se transmue en universalité : le spectacle serait-il transposable à d'autres interprètes ? Non. C'est pourquoi je propose d'appeler ce spectacle non pas une pièce chorégraphique, ni même un morceau de théâtre dansé (car les scènes parlées y sont constitutives), mais un numéro.

Un numéro, comme au cirque. Qu'on ne voie ici aucune péjoration. J'appelle "numéro", sur le modèle du numéro de cirque, un spectacle ancré dans la particularité d'une union geste-interprète, ce geste-ci et cet interprète-là, non échangeables. La pièce chorégraphique, en revanche, même si elle est parfois liée à la particularité d'un geste ou d'une série de gestes, ne l'est pas par essence  - la "chorégraphie" étant par définition une écriture, il y a nécessairement un écart entre son existence idéale et sa réalisation scénique, laquelle peut s'offrir comme réalisation d’un concept. Quant au théâtre - je parle bien sûr du théâtre moderne depuis le XVIe siècle, il repose constitutivement sur l'écart toujours béant entre le texte et son effectuation. My madre y yo ne répond à aucun de ces critères : il faudrait, pour en modifier les interprètes, le texte ou les gestes, n'en reprendre que le thème général, et faire un remake complet qui déboucherait sur une autre oeuvre.
Et c'est justement cette particularité oxymorique qui fascine : elles sont émouvantes et férocement drôles parce qu'elles sont irréductiblement elles-mêmes et que cette irréductibilité a quelque chose d'impérieux qui nous renvoie notre propre filiation comme un boomerang.

Elles apparaissent d'abord en maillot de bain, dates de naissance imprimées au pochoir directement sur la peau dans le décolleté du dos. Maillot une pièce imprimée pour la mère exhibant majestueusement une chair blonde digne de Rubens qui déborde juste ce qu'il faut et en la voyant on n'a vraiment pas peur de vieillir. Maillot deux pièces minimal pour la fille fluette aux longs muscles de brune, bien assouplis - au fait, elle est chorégraphe et danseuse professionnelle ça se voit! Et ce qui devrait, au regard des critères glamour anorexiques actuellement en vigueur, la favoriser, accuse au contraire une inégalité criante : on n'a d'yeux que pour la vieille, tellement plus gracieuse, plus imposante, plus souveraine, l'autre a beau faire, se contorsionner et montrer tout son savoir-faire, elle ne fait pas encore le poids.

Oui on n'a d'yeux, d'abord, que pour la "vieille" et on se demande pendant toute la durée du numéro comment la jeune va pouvoir se libérer de cette aile qui, la protégeant, lui fait tant d’ombre. Car il est clair qu’elle veut cette liberté, comme il est tout aussi clair qu’elle ne la désire pas et que c’est compliqué, douloureux. Voilà ce que dit son corps, tantôt incrusté dans une vidéo de sommeil où elle passe en revue, nourrisson pubère, toutes les positions foetales, tantôt lancé dans d’éblouissantes démonstrations virtuoses, tantôt projeté en invitations à danser qui sont autant de coups qu’elle n’ose pas achever (mais vas-y donc !) et c’est elle qui reçoit en fait la fessée par une guitare que l’autre manie aussi facilement qu’un fort des halles soulève un cageot.

On passe par toutes les frivolités, les robes flon-flon couleur pastel à faire pâlir Elizabeth II et les jeans déjantés, la musique kitsch des salles de bal, Tina Turner et Kraftwerk, toutes les confidences, toutes les histoires dérisoires, drôles ou sordides ou tout cela à la fois, cuisine, bricolage, couture, chansons, jugements sommaires sur « les hommes » - les mâles, cette espèce si fragile, si facile à écorcher, qu’on doit tout lui pardonner.
On a même droit à l’égorgement d’un poulet (rassurez-vous, seulement en vidéo: « c’est plus propre » dit-elle – je sais assez d’espagnol pour avoir saisi cette superbe baffe assenée au public progressiste écolo bien pensant…), geste culinaire qui a quelque chose de sacrificiel. Ceux qui n’ont jamais assisté à une mise à mort pendant une corrida, ou qui n’ont jamais constaté l’étrange tendresse du chasseur envers « son » gibier s’offusqueront, et c’est fait exprès. Ainsi mon propre dégoût chichiteux me saute à la figure et me tend un miroir où je ne me reconnais que trop en sainte nitouche, la timorée qui parce qu’elle n’ose jamais rien se venge douceureusement sur tout ce qui pourrait être fort, beau, grand, généreux, saignant.
 
Et, après diverses secousses empreintes du même style drôle et violent, je sors de la salle dans un terrible et inconfortable état d’esprit, avec une nausée roborative : loin de commémorer une relation aseptisée, loin de me rappeler mon enfance, le numéro de Sonia Gomez m’y rappelle, me rappelle à ce rapport impossible et complexe fait d’exaltation et de culpabilité, qu’on n’arrive jamais à liquider sans frais.


Catherine Kintzler, 2007

Sonia Gomez/M.O.M./El Vivero
Mi madre y yo (2004)
Création et interprétation : Rosa Vicente Gargallo et Sonia Gomez Vicente
Musique : Beach Boys, Tina Turner, Jeanette, Nag Nag Nag, Kraftwerk, Plastikmen, Mysterymen
Texte : Sonia Gomez
Vidéo : Txalo Tolosa et Paula Vasquez

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