1 mai 1970 5 01 /05 /mai /1970 00:00

Rameau et le pouvoir de l'harmonie
Un précieux livre de Raphaëlle Legrand (1)
par Catherine Kintzler

En ligne le 12 avril 2007


Si l'on se contente de lire la 4e de couverture (2) de Rameau et le pouvoir de l'harmonie (Paris : Cité de la musique, 2007), on risquerait de le réduire à sa destination ouvertement didactique - qui n'est du reste pas la moindre de ses vertus. Même si elle dit des choses vraies, cette 4e, par son excessive modestie, trahit la main de l'auteur, le lecteur le plus mal placé ! En lectrice avertie - et bien que j'aie commis naguère un livre sur Rameau (3) -  je souhaite m'octroyer plus d'un paragraphe pour lui rendre ici justice.

En réalité, Raphaëlle Legrand a écrit un très beau petit livre, un objet intellectuel raffiné bien à la mesure de son sujet, un manuel au sens le plus élevé du terme : il fait tenir tout un pan d'intellectualité, d'histoire de la musique, d'histoire de la pensée, dans la main.

On sait que d'Alembert avait pris soin en 1752 de réexposer et de "rewriter" dans ses Eléments de musique les "principes de M. Rameau" - Eléments qu'il réédita en 1762 avec un Discours préliminaire qui reste à mon sens l'un des meilleurs textes d'épistémologie moderne - mais le problème est que, même sous la plume limpide de l'encyclopédiste, le lexique musical technique de l'époque nous fait parfois obstacle. Raphaëlle Legrand s'inscrit dans cette lignée prestigieuse de la réexposition raisonnée, mais le coup de chance, c'est qu'elle est notre contemporaine et qu'elle parle donc comme nous!

Cela fait qu'on trouve dans son livre exactement ce qu'on cherche (et qu'on ne trouve pas ailleurs) : l'explication lumineuse des principes de l'harmonie ramiste, avec en prime la mise à plat de toutes les formules et de tous les chiffrages, tout simplement (!) reclassifés en tableau, de sorte qu'un élève moyennement doué et moyennement savant en solfège élémentaire y retrouve ses intervalles et son vocabulaire.
Avec quel soulagement on considère, par exemple (et entre autres) le tableau des pages 50-51, où l'on voit que la "seconde superflüe" est tout simplement notre seconde augmentée et que la "fausse quinte" n'est autre que notre quinte diminuée.
Le tout parfaitement illustré d'exemples à deux vitesses. Les uns, fabriqués par l'auteur, véritables fictions scolaires où se révèle le professeur expérimenté, sont ramenés à la tonalité "zéro" de do majeur : on comprend tout ! Les autres, issus des ouvrages de Rameau lui-même, montrent "en grandeur réelle" la présence vivante des concepts  retravaillés par l'artiste. Je passe sur la mine d'informations : textes, citations parfaitement choisies, bibliographies...
Qu'on me permette juste un regret : l'existence et l'usage du silence comme valeur à la fois musicale et extra-musicale, comme ce qui entre dans la musique et ce qui la dément, aurait pu faire, dans cet ensemble, l'objet d'un petit paragraphe bien dans le ton à la fois décalé et lumineux du livre....

Mais le plus grand raffinement est dans l'audace de l'ouvrage, elle aussi parfaitement en analogie avec le sujet : au lieu de gommer les aspérités, les difficultés qui hérissent le parcours (et le poil) de ceux qui s'aventurent sur les traces de ce très rugueux personnage que fut Rameau, R. Legrand les rehausse et d'un obstacle fait un moyen.
Ainsi tout le livre est secrètement appuyé sur de superbes apories et des écarts qui, loin d'empêcher la compréhension, la servent et la nourrissent. Aporie entre deux activités créatrices, théorie et composition, science et art, grand écart entre la fin d'une esthétique qui lance avec Rameau son plus beau bouquet final et l'inauguration très féconde d'un nouveau cycle théorique.
On comprend à cette lumière contrastée pourquoi Rameau est lui-même, et même à ses propres yeux, un phénomène grinçant autant qu'enchanteur, un musicien qui produit des cercles d'amoureux initiés mais qui ne peut pas séduire les foules en quête d'émollients sirupeux... On comprend que son intelligibilité ne soit jamais tranquille. On comprend que se plonger dans son oeuvre musicale, aussi bien que dans son oeuvre théorique, n'est pas de tout repos. La musique, pas plus que la pensée, n'a rien à voir ici avec une drogue assoupissante et réconciliatrice. Le jour où on passera du Rameau en muzak dans les supermarchés n'est pas pour demain : il n'est pas de ceux qui consolent, mais de ceux qui agacent et stimulent. On respire !

J'y retrouve "mon" Rameau, hautain, insolent, herculéen, admirablement obstiné, méditatif, suractif et magnifiquement dissonant, magnifiquement silencieux, celui qui vous râpe les oreilles tout en vous enchantant, celui qui lut Descartes pour y apprendre à lire comme les bienheureux dont parle Alain, celui qui tint tête dans sa folie spéculative aux plus grands esprits de son siècle, celui qui écrivait une musique que parfois il était le seul à entendre.... Bref un de ces très grands musiciens pour qui la musique n'a pas pour fonction d'adoucir les moeurs.

Catherine Kintzler, 2007

1 - Paris : Cité de la musique, 2007
2 - "Célèbre pour son oeuvre musicale aussi complexe que sensible, Rameau en "artiste philosophe" du Siècle des Lumières, révolutionne la théorie de son art en imposant une nouvelle conception de l'harmonie. Il place la science des accords au centre de l'acte créateur, la fonde sur les principes naturels pou mieux en justifier la puissance et développe une véritable esthétique de la dissonance, propre à exprimer l'intensité des passions. A travers le dialogue entre le théoricien et le compositeur, c'est l'harmonie moderne que l'on voit prendre forme."
3 - Catherine Kintzler Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l'esthétique du plaisir à l'âge classique, Paris : Minerve, 1988 (1re éd. Le Sycomore, 1983).

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commentaires

D
Merci pour le lien sur cet article !! ;o)<br /> C'est absolument passionnant, ainsi que l'article sur la musique acousmatique, dont je pense bien faire allusion sur mon blog (si cela ne vous dérange pas).<br /> Je suis très impressionné par vos écrits (en plus, j'adore le rugby aussi...) !!<br /> Bien à vous, <br /> <br /> Djac.

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