29 juillet 1970 3 29 /07 /juillet /1970 10:07
L'école du sinistre
par Tristan Béal
(1)
En ligne le 28 février 2009

L'école voulue par la droite est vidée de sa vertu libératrice, on y enseigne moins aux enfants du peuple sous prétexte de leur enseigner plus. Cette école détruite est une école sinistre, une école sinistrée. Or, parfois, l'étymologie fait résonner une vérité cachée. Sinister en latin veut dire qui est du côté gauche. Autrement dit, l'école dévoyée que la droite installe, c'est cette école honteuse d'elle-même que la gauche s'est efforcée d'instaurer depuis l'ère Jospin. Du reste, comme l'écrivait Marie Perret il y a peu, c'est bien toujours la même réforme de l'école à laquelle nous assistons rageusement. L'école du sinistre c'est l'école détruite et par la droite de l'excès et par la gauche du socialisme pleutre. On ne peut du coup déplorer la destruction actuelle sans y voir comme l'avatar d'une destruction plus profonde et ancienne...


Un philosophe un peu louche, comme aurait dit Descartes, assurait que l’on n’avait jamais été aussi libre que sous l’Occupation ; assertion paradoxale qui voulait dire qu’à cette période l’hésitation n’était pas de mise : ou bien l’on collaborait, ou bien l’on résistait. Il semblerait que ce temps du choix facilité soit de retour. A preuve cette vague de désobéissance qui en ce moment submerge le Ministère de l’Education nationale.
Tout le monde y va actuellement de son renâclement, tout le monde affiche ostensiblement sa conscience, ou bien sa lassitude ou son découragement, avec pour seul but de montrer au Ministre le côté délétère de sa contre-politique. Et cet esprit regimbant agite même à présent ce corps pourtant si placide des Inspecteurs ; en témoigne le dernier article de M. Pierre Frackowiak, catastrophiquement intitulé "La Destruction de l’école primaire" (2).

Je ne m’attarderai pas sur le propos principal et hautement pertinent de cet article : savoir que les mesures de notre Ministre sont une vraie machine de sape antirépublicaine de l’instruction publique. De cela, il semblerait que de plus en plus rares soient ceux qui n’y ajoutent pas foi. Non ; ce dont je parlerai, c’est plutôt de la mystique de la loi d’orientation de 1989 qui sous-tend les assertions de cet Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Et peut-être je montrerai que, de même que des esprits irrespectueux prétendent que Sartre a été un résistant de circonstance, ainsi il est plus facile de résister ouvertement et glorieusement aux programmes si honnis de 2008 qu’à ceux issus de l’esprit de 1989, bien que l’antipolitique dont M. Darcos est l’instigateur suppose la loi d’orientation de M. Jospin, et en soit comme une émanation.

Le constat de M. Frackowiak est le suivant : il était plus aisé de s’opposer à la loi d’orientation de 1989, « dont les historiens reconna[issent] qu’elle constitu[e] une avancée considérable dans l’histoire de l’école », qu’aux antiprogrammes de 2008, tout simplement parce qu’à cette époque le Ministère de l’Education nationale n’était pas ce ministère de la férule et du mépris qu’il est devenu de nos jours. Propos que l’on peut tout à fait accepter : légion sont les témoignages d’instituteurs désobéissants en butte actuellement à des menaces à peine voilées de leur hiérarchie (on dit même que la Gendarmerie nationale prêterait la main au recensement des traîtres à l’esprit de 2008). Ce matraquage plus ou moins symbolique est incontestable.

Ce qui l’est moins, c’est de dire que la résistance à la mystique de 1989 était plus facile.
Ce que cet Inspecteur honoraire oublie, c’est que la droite a au moins le courage de ne ressentir aucune honte à faire usage de la force : la droite ultralibérale qui nous gouverne aujourd’hui grâce à notre suffrage d’hier, cette droite de l’outrecuidance a la même absence de vergogne que les Versaillais qui ont fusillé les Communards. La peur du sang, la peur de l’intimidation, la peur du mépris et de l’arrogance, la droite qui nous tient n’en a cure. En revanche, la gauche n’ose pas, elle. En tout cas, celle qui s’est commise lors de la loi d’orientation de 1989.
Ce que je veux dire, c’est que l’esprit de 1989 n’a rien à envier en fait de tyrannie à l’esprit de 2008. La tyrannie est exactement la même, sauf qu’à l’époque elle était molle et comme indolore. Autrement dit, l’inspection de ce temps-là était à l’image des programmes qui ont suivi : ne rien imposer, tout instiller par la bande.

Que je m’explique.
Chacun se souvient de l’inénarrable « placer l’élève au centre ». Enfin, avec 1989, l’élève, pardon : l’apprenant abandonnait le carcan et devenait acteur de ses apprentissages. N’en déplaise à M. Frackowiak, les programmes issus de cette loi d’orientation étaient éminemment tyranniques, anxiogènes et méprisants. Il est faux de dire que l’élève construise quoi que ce soit depuis la racine. Il est faux de dire que l’élève soit le moteur de la classe et l’instituteur seulement le mécanicien chargé de mettre occasionnellement de l’huile dans des méninges surchauffées. Prétendre le contraire, c’est refuser de voir toute l’écrasante responsabilité que l’on fait porter sur les frêles épaules de l’élève qui n’en peut mais. Préférer une telle démarche anticartésienne de l’induction, c’est vouloir faire retourner l’élève à l’âge de Cro-Magnon. C’est de plus tout simplement hypocrite et digne de vils artifices : à la fin des fins, c’est toujours l’instituteur qui donne la règle. Mais, selon la vulgate de 1989, il fallait, cette règle celée, que le maître-animateur la dît sans la dire et de telle façon que l’élève eût l’impression  de l’avoir formulée de lui-même, suprême et honteuse tromperie. Tyrannie fardée, mépris grimé, voilà à quoi invite cette si "historique" loi d’orientation de 1989 : donner à l’élève un sentiment de liberté alors que de part en part il est déterminé à son insu.

Et à l’époque les Inspecteurs en aval et les maîtres-(ré)formateurs des IUFM en amont agissaient pareillement avec les instituteurs rétifs. Qu’un maître eût l’idée saugrenue de se présenter devant ses élèves comme sachant, et qu’il leur montrât la vérité pour qu’ils tournassent leurs regards décillés vers elle, et tout de suite on traitait ce maître de profondément tyrannique et de symboliquement violent. De même ses collègues "pédagogistes" l’accusaient de réduire ses élèves à n’être que des machines ou des perroquets.
Etre cartésien sous le régime mollement despotique de 1989 n’était pas une partie de plaisir. Que de sarcasme et de rééducation se ménageait-on alors. Car, ne le taisons pas, la loi d’orientation de 1989 a été une véritable révolution culturelle. Il a fallu que les corps des Inspecteurs et celui tout nouvellement créé des maîtres-formateurs des IUFM prêtassent la main à une véritable entreprise de démolition du bon sens enseignant. Et le pire est que bon nombre de maîtres d’alors ont prêté la main à leur propre asservissement, à leur propre mise à genoux dans le caniveau "pédagogiste" !

Il faut avoir l’honnêteté de le dire : 2008 est impossible sans 1989. Ce que maintenant M. Frackowiak appelle méprisamment les « nouveaux vieux programmes » sont une formidable machine à déconsidérer la gent enseignante. M. Darcos est revenu sur ses premières intentions (cartésiennes) dès qu’il a perdu la mairie de Périgueux en mars 2008 ; il s’est défait alors de tous les tenants de l’antipédagogisme dont il s’était au départ entouré (notamment ce M. Le Bris tant décrié par M. Frackowiak pour sa facile car impunie résistance à la loi de 1989). Mieux, notre Ministre déçu par sa défaite aux municipales nous a demandé notre avis éclairé, à nous instituteurs qui avons pu amender librement son projet. Et qui avons été contents que l’on revienne sur la division, la destruction de ces cycles si mortifères, alors même que nous tombions dans une fatale chausse-trape. Lors de ces sollicitations ministérielles, nous avons montré que nous ne voulions pas enseigner selon le bon sens ; nous avons montré que nous étions complètement phagocytés par l’esprit pleutre de 1989. Car oui, 1989 est le honteux acmé de la veulerie en matière d’enseignement ! Confondre monstration du vrai et montage d’automatismes, c’est avoir peur de sa jeunesse et la mépriser. Voir le vrai et le comprendre est violent par nature : cela fait mal ; aussi Platon comparait-il le passage de l’ignorance au savoir à l’arrachement des chaînes d’un esclave. Nier cette violence, vouloir l’accommoder, la travestir sous une apparente égalité entre le maître et l’élève, c’est mépriser ce dernier, le tenir pour un fieffé idiot.
En d’autres termes, les programmes si décriés de 2008 auraient pu être une chance à nous donnée d’être de nouveau fiers d’enseigner. Cette chance, nous l’avons manquée et nous avons permis, par notre apathie, que 2008 travesti réalise tous les démons de 1989.

Car la loi d’orientation de 1989, qu’est-ce ? Premièrement, par la centration sur l’apprenant et la mise au ban du redoublement, le refus d’enseigner. Deuxièmement, par la création du projet d’école, la fin, en matière d’enseignement, de la France comme République une et indivisible. Troisièmement, l’école mise entre les mains des héritiers de ceux-là mêmes qui avaient condamné Socrate, les parents d’élèves (3). Et la vérité de 2008, c’est le mépris sans fard des pauvres et leur assignation à résidence dans une école qui n’a plus de loisir que l’étymologie ; c’est la disparition des RASED (4) et cette certitude que pour certains élèves il est déjà toujours trop tard et qu’il ne sert à rien de les aider ; c’est la création des EPEP (5), dont le vrai visage se lit dans cette déclaration éhontée de M. Bébéar, PDG d’AXA et membre de la Fondation Montaigne : « Nous proposons […] que soit reconnue au chef d’établissement la possibilité d’orienter la politique de son école dans le cadre du projet d’établissement et d’avoir une réelle capacité de choix pour organiser les enseignements ; [et] que l’enseignant puisse faire le choix de l’établissement auquel il souhaite collaborer en fonction des orientations pédagogiques de celui-ci ».

Par conséquent, désobéir à l’ultralibéral esprit de 2008 n’a de sens que si l’on vomit ce qui n’en était que le hors-d’œuvre d’un socialisme dévoyé, la loi d’orientation de 1989. Il nous faut donc être plus radicaux que M. Frackowiak et revenir à la racine de ce qu’est enseigner. Ce n’est pas M. Jospin et la gauche de la tyrannie molle qu’il nous faut révérer comme objet historique indépassable ; non, il nous faut revenir à ce moment inaugural de la geste enseignante que sont Platon, Descartes et Kant.
Mais il est vrai que, dans le nouveau recrutement des professeurs des écoles, la philosophie n’est pas de mise.
Mais il est vrai également que, dans la réforme, pour l’instant en sursis, des lycées, la philosophie ne serait plus que l’option d’un semestre…


© Tristan Béal, UFAL-Flash  2009

1 - Article en ligne sur UFAL-Flash, repris par Mezetulle avec l'aimable autorisation de l'UFAL (Union des familles laïques).
2 - Pierre Frackowiak La Destruction de l'école primaire.
3 -
Socrate, vous le savez, dut répondre, devant l’association athénienne des parents d’élèves, d’un crime qu’il eut l’étonnant et naïf courage de ne pas reconnaître, et fut condamné à mourir pour avoir détourné les jeunes esprits, qui s’étaient faits ses disciples, des voies droites et saines dont toujours et partout la société s’est estimée gardienne infaillible et nécessaire." Georges Canguilhem, Discours à la distribution des prix du lycée de Charleville.
4 - Réseaux d'aide spécialisée aux élèves en difficulté.
5 - Etablissements publics d'enseignement primaire.


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commentaires

P
<br /> <br /> Le 24/06/2008, Michel Delord, alors membre du Grip, écrivait ceci, qui me semble éclairer les analyses développées dans l’article :<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  « […] Les partisans de l’instruction se retrouvent face à une conjoncture historique partiellement nouvelle. Ils sont donc confrontés aussi<br /> bien au bilan que tout courant doit faire de son activité qu’à une exigence de mise à jour et de mise au jour de leurs analyses de la situation et des tactiques qui en découlent.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Prenons un exemple de mise à jour indispensable. On dit souvent que le point de départ de la crise de l’instruction est la loi Jospin de 89. Cette<br /> théorisation, qui tient du leitmotiv, largement diffusée par des courants importants de la sociologie de l’éducation, par de nombreux politiciens, par des organisations syndicales d’enseignant,<br /> et même par la grande majorité des prétendants à la critique radicale a acquis la consistance d’un fait. C’est aussi vrai pour ses partisans que pour ses ennemis, créant ainsi un consensus<br /> objectif ; celui-ci constitue la base même de l’impossibilité de penser les problèmes réels de l’instruction et d’entreprendre une réelle action pratique. En réalité, la Loi Jospin de 89 ne fait<br /> qu'introduire une nouvelle inflexion à l'intérieur d'un phénomène plus profond et plus ancien. Elle ne fait qu’entériner des politiques mises en place bien plus tôt et ne pourrait exister sans<br /> elles (Par exemple, les projets d’établissements, fondement de la loi de 89, sont expérimentés depuis octobre 1982, la suppression de l’arithmétique dans tout l’enseignement secondaire date de<br /> 1986, etc.).<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Ensuite placer le point de départ de la crise de l’instruction en 1989 indique bien que l’on ne place pas la rupture principale au moment où les contenus sont<br /> attaqués mais à celui du triomphe des méthodes promues par les sciences de l’éducation. Plus grave encore, on présente ainsi comme potentiellement positifs tous les programmes et toutes les<br /> réformes pédagogiques des années 70-80, années pendant lesquelles s’opèrent les véritables renoncements. En ce sens la focalisation de la critique sur la Loi Jospin de 89 est devenu exclusivement<br /> un frein au développement du courant partisan de l’instruction. Au moment où la discussion publique et officielle s’est déplacée, notamment sous l’influence du GRIP, sur les contenus de<br /> l’enseignement, la nécessité de « l’enseignement des quatre opérations en CP » (supprimé en 1970), la critique de la nomenclature grammaticale (1975) et la compréhension, dissoute dans les mêmes<br /> années, du rapport entre la grammaire structurale et la grammaire classique, il devient manifeste qu’il ne suffit plus pour avoir l’illusion d’avancer - si cela n’a jamais suffi - de s’en<br /> prendre, à la manière des médias traitant les problèmes de société, à la loi de 89, à l’élève au centre ou au référentiel bondissant… Sur la base d’une connaissance des disciplines allant de la<br /> maternelle à l’université, il convient de s’attaquer en tout premier lieu aux programmes et progressions. <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> […] »<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Texte complet : http://michel.delord.free.fr/bilan-mvt-antipedago.pdf<br /> <br /> <br /> <br />
C
L'école est une calamité depuis Miterrand. Tout a commencé avec la lecture globale, tout le reste a suivi. Nous avions de très bonnes méthodes, nous apprenions le B A BA et nous apprenions à compter en levant nos ardoises. Mais on ne sait pour quelle raison (enfin on s'en doute) l'un après l'autre veulent réformer ce qui marche parfaitement. Et ça continue, ça continue, on descend le niveau du bac, on descend tout parce qu'il faut absolument que tout le monde ait son bac, peu importe comment. Voyons, sans le bac? Quelle honte! Autant leur donner dès la maternelle, ce sera plus simple. Le résultat est qu'aujourd'hui les trentenaires et moins ne savent pas écrire et ne savent pas compter. Le reste on n'en parle même pas! Ah oui ils savent pianoter sur le net et jouer aux jeux videos. Ils sont imbattables! Pauvre France!

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