La lecture en bibliothèque publique, plaisir solitaire
par Catherine Kintzler
Mezetulle souffre d'une bienheureuse maladie qui n'est pas tellement rare : la fréquentation compulsive des bibliothèques publiques. Lieu à la fois collectif et intime, la salle de lecture publique est un paradigme du concept républicain tel que je le rêve : on y fait ce que font les autres, dans les mêmes conditions, et chacun cependant se trouve là en vertu de sa propre singularité incommunicable et y exerce ses talents dans la plus libre inégalité
En croisant le regard du lecteur qui me fait face, je partage un plaisir que l'autre éprouve aussi, mais du point d'une totale altérité : nous sommes métaphysiquement absolument identiques et empiriquement absolument différents. Il y a des choses qu'il faut faire soi-même tout seul, des activités indélégables, et que pourtant on accomplit mieux plus vite et plus intensément dans le même lieu que les autres et en même temps qu’eux.
Je distingue trois espèces de lecteurs - je devrais plutôt dire de lectrices car les femmes sont en général, pour des raisons que j'ai abordées ailleurs, plus "accro" à la lecture (celle des livres) que les hommes, et elles s'y adonnent plus tôt. Première espèce, romanesque et volontiers crépusculaire : celle du boudoir, recroquevillée avec un livre chéri sur le sofa d'une éternelle chambre de jeune fille à l'abri du tumulte. La deuxième espèce est urbaine, diurne mais plutôt vespérale : accoudée à une table cerclée de zinc couverte de papiers en désordre recouvrant la tasse d'expresso, la cigarette "littéraire" entre les doigts, il lui faut au contraire le bruissement de la ville pour jouir de son face-à-face avec le livre. J'appartiens à une troisième espèce, pathologique et dépendante des jours et heures ouvrables : celle qui ne peut lire avec profit que les livres appartenant à tous, qui supporte mal l'idée même de "prêt à domicile" car c'est priver trop longtemps l'humanité entière de la présence d'un volume qui lui appartient...
Pour cette espèce-ci, la possession d'un livre n'est effective que le temps de l'effectuation de sa lecture et ne peut donc jamais coïncider avec sa propriété ; davantage, ces deux formes d'"avoir", elle les vit comme contraires. Elle ne peut pas devenir bibliophile : elle aime trop la lecture pour faire main basse sur un livre. Elle a horreur de déposer des traces : ce territoire est à ses yeux trop public pour être marqué, et la moindre pliure de repérage, la moindre trace de crayon témoigne d'une autre lecture (même si c'est moi qui l'ai faite) et défraîchit toujours celle qu'on fait ou refait, ici et maintenant. Non que le livre doive toujours être neuf (car la passion de la virginité est une passion de propriétaire) : il faut au contraire qu'il ait été "fait" et patiné par des lectures innombrables mais anonymes - un livre fatigué par les lectures qui s'en sont emparées, mais non pas signé par elles. Une tache, un brin de tabac, un ticket de métro ancien (tiens, ils étaient de cette couleur-là ?) retrouvé entre les pages sont plutôt émouvants ; un soulignement ou une croix dans la marge sont inconvenants et relèvent du rapt. La grossièreté n'est pas de salir le livre par accident, elle est de se l'approprier comme une chose. Celui qui laisse tomber un cheveu dans un livre public n'est qu'un maladroit. Celui qui le marque est un chien : il pisse dessus.
Oui, c'est une maladie qui me fait courir des salles luxueuses et souterraines de la BnF jusqu'au petit carré des "usuels exclus du prêt" que préserve jalousement la plus minuscule bibliothèque municipale, poussant même la folie jusqu'à aller y lire un livre que pourtant j'ai déjà chez moi. Des trois espèces c'est bien la plus étrange, la plus difficile à comprendre, et je ne peux pas relire La Nausée de Sartre, qui en exhibe un spécimen pervers, sans un pincement au coeur.
Contractée à l'âge de 10 ans à la bibliothèque de la Ville de Saint-Denis (93) où j'ai passé mon âge scolaire de l’école élémentaire jusqu’au bac, la maladie a pris du jour au lendemain une forme virulente et, je le sais maintenant, incurable.
A la fin des années cinquante, cette bibliothèque municipale était l'une des rares à proposer déjà une grande partie de ses collections en accès libre. En voyant ces rayons garnis abondamment, en respirant ce parfum de vieux papier et de reliures, en feuilletant tout ce que je pouvais atteindre, j'ai conclu très vite : jamais personne ne peut posséder cela, en être propriétaire. Seule une puissance publique peut accumuler au fil des siècles un tel trésor et le déployer en présence réelle dans toute sa magnificence, déploiement que seul rend disponible un savoir de la classification, et qui réalise vraiment la coexistence des vivants et des morts.
Lorsque je découvris qu'il y avait, au-delà des rayons visibles déjà imposants, un magasin dérobé auquel un sybillin bulletin de "demande de communication" (interdit alors aux moins de 12 ou 14 ans, je ne sais plus mais il m'a fallu patienter...) donnait un accès codé et filtré par des cerbères attentifs au moindre trait d'union, ce fut un ravissement : il y avait même un trésor enfoui, requérant une approche virtuelle au radar, représenté par une cartographie avec ses latitudes, longitudes et altitudes, ses heures d'ouverture comme des marées imposant une navigation périodique ciblée sur la bonne fenêtre de tir.
Le plus grand plaisir n'était donc pas de rapporter à la maison quelques ouvrages cartonnés reliés de toile - le prêt, hum, je le trouvais déjà suspect, mais enfin le livre "à rendre dans 3 semaines" avait tout de même à mes yeux une plus grande valeur que ceux qui figuraient dans la bibliothèque de mes parents - ce fut bien d'obtenir le droit d'accéder à la salle de lecture réservée aux ouvrages du magasin, de s'installer dans un fauteuil, devant une table garnie d'un sous-main vert, sur un parquet délicieusement grinçant, et de recueillir le livre qu'il fallait précautionneusement lire sur place, et qui, inachevé et rappelé le soir à son rayon obscur (ou à quelque casier secret de "mise de côté"), imposait mon retour.
Je n'en suis pas encore revenue.
© Catherine Kintzler, 2009