24 juillet 1970
5
24
/07
/juillet
/1970
11:53
3=UNE, ce que la musique fait à la danse et réciproquement
Trois chorégraphies présentées au Générateur(1)
par Catherine Kintzler
J'ai vu hier à Gentilly (1) trois espèces de "grandes chaconnes" contemporaines se déployer, et, encore plus que celles qui concluaient les opéras du XVIIIe siècle, s'affirmer malgré la musique, grâce à elle, contre elle, tout contre... en s'y frottant. Et cette contremusique fait des étincelles.
I Wonder : Maki Watanabé et Jean-François Pauvros guitare électrique
Black Pavane : Anne Dreyfus et Silvia Lenzi violoncelle.
Rock Identity : Kataline Patkaï et Céline Debyser ; musique enregistrée : the Doors, Nirvana, Noir Désir.
Les relations étroites, conflictuelles, d'attirance-répulsion, de domination et de libération, de support et d'échappement, entre musique et danse ne datent pas d'aujourd'hui. Déjà dans son Traité historique de la danse en 1754 (2), Louis de Cahusac imagine ce qu'il appelle "la danse d'institution primitive", élabore une théorie du ballet d'opéra où paradoxalement la danse, en se pliant au théâtre et à la musique, montre de quoi elle est capable. Et de terminer par la célébration de ce morceau chorégraphique gratuit, cette excroissance monstrueuse où la danse s'échappe du théâtre et dicte sa loi à la musique qui en devient le support : le divertissement final, cette grande chaconne où, après avoir dansé pour autre chose et en avoir vu de toutes les couleurs, on revient sur le devant de la scène afin de danser pour danser, interminablement.
J'ai vu hier à Gentilly trois espèces de "grandes chaconnes" contemporaines se déployer, et, encore plus que celles qui concluaient les opéras du XVIIIe siècle, s'affirmer malgré la musique, grâce à elle, contre elle, tout contre... en s'y frottant. Et cette contremusique fait des étincelles.
I Wonder : Maki Watanabé et Jean-François Pauvros guitare électrique.
Ce que la musique fait à la danse.
On ne sait lequel des deux regarder le plus. Il fait son entrée, projetant ses longues jambes en avant de son dos vôuté, comme un Lucky Luke dégingandé qui n'en finit pas, allongeant la main pour saisir l'instrument de son pouvoir et s'installer dans un coin qui va aimanter tout l'espace. Il tire de sa monture, pardon, de sa guitare, des sons inouïs, pincés, grattés, glissés, frottés, couinés, frappés, crachés.
Distillant et vomissant son charme, sûr de sa douce et implacable puissance, il la regarde sans cesse. Elle, blafarde à la mode buto, petite et râblée, campée sur des appuis qui se métamporphosent en douleurs, traitant ses pieds tantôt comme des ventouses, tantôt comme des carres de skis ultracourts, tantôt comme des mains qui s'écarquillent, est ballottée sur l'océan balayé par le chant de la sirène. Son masque théâtral grimace, pleure. Son corps est à la fois accusé et démenti par une robe-blouse grise dont on ne sait si elle l'entrave ou si elle l'exalte. Elle s'évertue. A quoi au juste ? Sous le regard d'un Orphée (est-il bon, est-il mauvais ?) qui la fixe en l'animant, elle semble tirée par des fils - les cordes de la guitare ? - Elle se tord, s'agite lentement, occupe désespérément l'espace envahi par cette musique impérieuse qui la porte tout en l'enfermant, qui l'exalte tout en la frappant d'interdit. Elle y semble rattachée comme par un élastique invisible. Il faudrait le rompre. Faudrait-il le rompre ? Elle lutte contre un vent invisible qui, telle une gravité supplémentaire, la plombe mais aussi la soutient.
Black Pavane : Anne Dreyfus et Silvia Lenzi violoncelle.
Ce que la danse fait à la musique
Enfermée dans sa capsule de lumière, absorbée par la partition qu'elle fixe et qui la fixe, éclatante de narcissisme, la gambiste joue un magnifique air ancien (3). Certes, la danseuse est là aussi, mais on se dit que ça va être pire que tout à l'heure : Orphée a déjà terrassé Terpsichore. Toute ratatinée, vêtue de grisaille, accroupie, environnée de têtes de bêtes à cornes, comme la prêtresse impuissante de quelque culte primitif oublié, comment peut-elle exister ? Elle qui est vouée et rivée au plus archaïque des instruments, celui dont on ne peut pas se débarrasser et dont on ne peut pas changer, comment peut-elle rivaliser avec ce luxe à la fois invasif et intimiste qui ne la défie même pas ?
Il faudrait commencer par sortir l'autre de son autofascination, lui rendre la vue et toutes les autres vibrations, lui faire prendre l'air et la mesure de l'espace, lui montrer que l'espace se parcourt, se déambule, qu'on n'est pas dans un paysage ni dans "une nature morte avec instruments de musique", lui montrer comment la grandeur de l'extériorité est aussi une intériorité et que le corps, justement, n'est pas un instrument.
C'est exactement ce qui arrive. Une explusion, pas du tout manu militari, même si cela prend parfois des allures de siège et d'encerclement, patiemment mené, non sans humour. Alors la musique change, elle s'infléchit, regarde ailleurs qu'en elle-même. Elle suit. Pas du tout comme on suit un chef à la baguette, mais comme on suit un bon danseur qui vous enlace pour vous libérer et qui vous met à l'écoute de votre propre corps.
Rock Identity : Kataline Patkaï et Céline Debyser ; musique enregistrée : the Doors, Nirvana, Noir Désir.
Ce que la danse fait à la musique imperturbable
Le rock, c'est la hantise. On gravit avec cette pièce un degré de plus dans l'horreur du tout-musical. Cette fois, la musique hurle, imperturbable, imposant son monde où nul autre ne peut se faire entendre. Voici, rendue encore plus implacable par l'enregistrement, la scène hantée du rock lui-même hanté par l'opéra. Eh oui, les chanteurs de rock, ils ne se contentent pas de nous en mettre plein les oreilles et de nous faire ingurgiter les plus puissantes drogues, en plus ils parlent et ils s'exhibent dans tous leurs états. Un opéra paroxystique, et macho par dessus le marché...
Le moyen se s'insérer là-dedans, d'y introduire un coin, d'y forer un trou, autrement que par le mimétisme, autrement que par le consentement à la stupéfaction mortelle, autrement que par l'accablement ? Il n'y a pas en effet d'autre porte de sortie que de rendre le mimétisme, la stupéfaction et l'accablement tellement féroces et destructeurs qu'ils en deviennent dérisoires et reconstituants. On passe par toutes les couleurs du gris et du noir violemment éclairés par une lumière zénithale, celle qui ne porte aucune ombre où on puisse s'abriter. Après avoir subi le poids d'un corps qu'on croyait être le sien mais qui n'était que celui d'un mauvais génie pesant sur vos épaules, il faut alors jeter les casques et les micros, briser les fils du circuit, et reprendre pied (peut-être?) dans l'essentiel.
© Catherine Kintzler, 2009
1 - Le Générateur, 16 rue Charles Frérot, 94250 Gentilly.
2 - Louis de Cahusac, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. J. N. Laurenti, N. Lecomte et L. Naudeix, Paris : Desjonquères- CND, 2004). Voir sur ce blog Le divertissement dans l'opéra merveilleux : histoire d'un échappement chorégraphique.
3 - Captain Humes Pavan de Tobias Hume.
Trois chorégraphies présentées au Générateur(1)
par Catherine Kintzler
En ligne le 26 janvier 2009
J'ai vu hier à Gentilly (1) trois espèces de "grandes chaconnes" contemporaines se déployer, et, encore plus que celles qui concluaient les opéras du XVIIIe siècle, s'affirmer malgré la musique, grâce à elle, contre elle, tout contre... en s'y frottant. Et cette contremusique fait des étincelles.
I Wonder : Maki Watanabé et Jean-François Pauvros guitare électrique
Black Pavane : Anne Dreyfus et Silvia Lenzi violoncelle.
Rock Identity : Kataline Patkaï et Céline Debyser ; musique enregistrée : the Doors, Nirvana, Noir Désir.
Les relations étroites, conflictuelles, d'attirance-répulsion, de domination et de libération, de support et d'échappement, entre musique et danse ne datent pas d'aujourd'hui. Déjà dans son Traité historique de la danse en 1754 (2), Louis de Cahusac imagine ce qu'il appelle "la danse d'institution primitive", élabore une théorie du ballet d'opéra où paradoxalement la danse, en se pliant au théâtre et à la musique, montre de quoi elle est capable. Et de terminer par la célébration de ce morceau chorégraphique gratuit, cette excroissance monstrueuse où la danse s'échappe du théâtre et dicte sa loi à la musique qui en devient le support : le divertissement final, cette grande chaconne où, après avoir dansé pour autre chose et en avoir vu de toutes les couleurs, on revient sur le devant de la scène afin de danser pour danser, interminablement.
J'ai vu hier à Gentilly trois espèces de "grandes chaconnes" contemporaines se déployer, et, encore plus que celles qui concluaient les opéras du XVIIIe siècle, s'affirmer malgré la musique, grâce à elle, contre elle, tout contre... en s'y frottant. Et cette contremusique fait des étincelles.
I Wonder : Maki Watanabé et Jean-François Pauvros guitare électrique.
Ce que la musique fait à la danse.
On ne sait lequel des deux regarder le plus. Il fait son entrée, projetant ses longues jambes en avant de son dos vôuté, comme un Lucky Luke dégingandé qui n'en finit pas, allongeant la main pour saisir l'instrument de son pouvoir et s'installer dans un coin qui va aimanter tout l'espace. Il tire de sa monture, pardon, de sa guitare, des sons inouïs, pincés, grattés, glissés, frottés, couinés, frappés, crachés.
Distillant et vomissant son charme, sûr de sa douce et implacable puissance, il la regarde sans cesse. Elle, blafarde à la mode buto, petite et râblée, campée sur des appuis qui se métamporphosent en douleurs, traitant ses pieds tantôt comme des ventouses, tantôt comme des carres de skis ultracourts, tantôt comme des mains qui s'écarquillent, est ballottée sur l'océan balayé par le chant de la sirène. Son masque théâtral grimace, pleure. Son corps est à la fois accusé et démenti par une robe-blouse grise dont on ne sait si elle l'entrave ou si elle l'exalte. Elle s'évertue. A quoi au juste ? Sous le regard d'un Orphée (est-il bon, est-il mauvais ?) qui la fixe en l'animant, elle semble tirée par des fils - les cordes de la guitare ? - Elle se tord, s'agite lentement, occupe désespérément l'espace envahi par cette musique impérieuse qui la porte tout en l'enfermant, qui l'exalte tout en la frappant d'interdit. Elle y semble rattachée comme par un élastique invisible. Il faudrait le rompre. Faudrait-il le rompre ? Elle lutte contre un vent invisible qui, telle une gravité supplémentaire, la plombe mais aussi la soutient.
Black Pavane : Anne Dreyfus et Silvia Lenzi violoncelle.
Ce que la danse fait à la musique
Enfermée dans sa capsule de lumière, absorbée par la partition qu'elle fixe et qui la fixe, éclatante de narcissisme, la gambiste joue un magnifique air ancien (3). Certes, la danseuse est là aussi, mais on se dit que ça va être pire que tout à l'heure : Orphée a déjà terrassé Terpsichore. Toute ratatinée, vêtue de grisaille, accroupie, environnée de têtes de bêtes à cornes, comme la prêtresse impuissante de quelque culte primitif oublié, comment peut-elle exister ? Elle qui est vouée et rivée au plus archaïque des instruments, celui dont on ne peut pas se débarrasser et dont on ne peut pas changer, comment peut-elle rivaliser avec ce luxe à la fois invasif et intimiste qui ne la défie même pas ?
Il faudrait commencer par sortir l'autre de son autofascination, lui rendre la vue et toutes les autres vibrations, lui faire prendre l'air et la mesure de l'espace, lui montrer que l'espace se parcourt, se déambule, qu'on n'est pas dans un paysage ni dans "une nature morte avec instruments de musique", lui montrer comment la grandeur de l'extériorité est aussi une intériorité et que le corps, justement, n'est pas un instrument.
C'est exactement ce qui arrive. Une explusion, pas du tout manu militari, même si cela prend parfois des allures de siège et d'encerclement, patiemment mené, non sans humour. Alors la musique change, elle s'infléchit, regarde ailleurs qu'en elle-même. Elle suit. Pas du tout comme on suit un chef à la baguette, mais comme on suit un bon danseur qui vous enlace pour vous libérer et qui vous met à l'écoute de votre propre corps.
Rock Identity : Kataline Patkaï et Céline Debyser ; musique enregistrée : the Doors, Nirvana, Noir Désir.
Ce que la danse fait à la musique imperturbable
Le rock, c'est la hantise. On gravit avec cette pièce un degré de plus dans l'horreur du tout-musical. Cette fois, la musique hurle, imperturbable, imposant son monde où nul autre ne peut se faire entendre. Voici, rendue encore plus implacable par l'enregistrement, la scène hantée du rock lui-même hanté par l'opéra. Eh oui, les chanteurs de rock, ils ne se contentent pas de nous en mettre plein les oreilles et de nous faire ingurgiter les plus puissantes drogues, en plus ils parlent et ils s'exhibent dans tous leurs états. Un opéra paroxystique, et macho par dessus le marché...
Le moyen se s'insérer là-dedans, d'y introduire un coin, d'y forer un trou, autrement que par le mimétisme, autrement que par le consentement à la stupéfaction mortelle, autrement que par l'accablement ? Il n'y a pas en effet d'autre porte de sortie que de rendre le mimétisme, la stupéfaction et l'accablement tellement féroces et destructeurs qu'ils en deviennent dérisoires et reconstituants. On passe par toutes les couleurs du gris et du noir violemment éclairés par une lumière zénithale, celle qui ne porte aucune ombre où on puisse s'abriter. Après avoir subi le poids d'un corps qu'on croyait être le sien mais qui n'était que celui d'un mauvais génie pesant sur vos épaules, il faut alors jeter les casques et les micros, briser les fils du circuit, et reprendre pied (peut-être?) dans l'essentiel.
© Catherine Kintzler, 2009
1 - Le Générateur, 16 rue Charles Frérot, 94250 Gentilly.
2 - Louis de Cahusac, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. J. N. Laurenti, N. Lecomte et L. Naudeix, Paris : Desjonquères- CND, 2004). Voir sur ce blog Le divertissement dans l'opéra merveilleux : histoire d'un échappement chorégraphique.
3 - Captain Humes Pavan de Tobias Hume.