20 juillet 1970
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Réformer l'école, c'est la refonder
par Martine Verlhac (1)
Tous les problèmes de l’école ont pour racine la négation de sa définition même, à savoir qu’elle a pour fonction de transmettre des connaissances, qu’elle est un autre monde que le monde dans lequel elle baigne et qu’elle doit nécessairement, pour accomplir sa tâche, entrer en conflit avec les demandes du moment. Sa vocation la conduit à défier les postulats fondamentaux de la société : c’est aussi sa grandeur. Sa réforme est donc inévitable puisqu’elle est depuis fort longtemps livrée aux demandes sociales et politiques.
Par réforme on n’entend donc pas ici les entreprises d'adaptation sans cesse remises sur le métier par ceux qui veulent mettre à mort l'enseignement. On entend au contraire sa refondation.
La crise de l'Ecole se déroule inexorablement, mais, à l'inverse de la crise du capitalisme, elle n'est pas reconnue en tant que telle. Du moins ne s'occupe-t-on, à son propos, que des symptômes: "inégalité" ou "école à deux vitesses", "crise de l'autorité", etc.
Il se peut - il est même certain - que la crise du capitalisme ait à voir avec la crise de l'Ecole. A quoi sert-il, en effet, de former et d'instruire dans un monde où le travail, sa "valeur" ou sa qualification ne comptent plus guère, eu égard aux grandes manoeuvres financières qui font fi des entreprises et des hommes ? Nous ne voulons pas insister pour l'instant sur cette articulation et la laissons pendante, mais il faut y revenir ailleurs (2).
Ce qui est sûr en tous cas, c'est que l'Ecole ne survivra pas au dénigrement des connaissances, à la destruction systématique des apprentissages élémentaires et fondamentaux, à la barbarie que cette dernière induit. Toutes choses qui sont l'ordre du jour du moment, sous couvert de réformes qui n'en finissent plus d'adapter l'Ecole.
Certains, le courant des" réformateurs pieux" (3), mettent l'accent sur le fossé qui se creuse entre les jeunes dont les attentes devraient, par principe, être comblées quel que soit l'aveuglement de ces attentes. C'est ce qu'on voit dans Entre les murs (4) qui ferait la phénoménologie de ce décalage.
D'autres mettront l'accent sur la crise de l'autorité. Le désenchantement de l'autorité lié au "désenchantement du monde" les mène également au constat amer que l'on ne peut plus, même s'il le faudrait, espérer de ce fait transmettre des savoirs. Les nostalgiques, que leurs ennemis appellent des "pleureuses" (républicaines ou réactionnaires, ce sera selon,) n'ont d'autre issue que de se réfugier dans leur monde, quitte, lorsqu'ils sont enseignants, à aller au front, dans la caverne que constituent leurs classes, quelques heures ( parfois terribles et interminables) par semaine, avec courage mais sans espoir.
Les démagogues ensuite, qu'on peut parfois distinguer des réformateurs pieux tant ces derniers croient sincèrement à leur problématique, prennent acte du décalage et de la crise d'autorité pour soutenir qu'on doit répondre aux demandes des jeunes (lesquelles, comme il se doit, sont celles de la société), faire ce qu'ils nous demandent de faire, c'est-à-dire les adapter en nous adaptant. Ils soutiendront en même temps le projet d'une "école démocratique" au sein de laquelle les enseignants et les élèves, les éducateurs et les éduqués seraient égaux et devraient coopérer dans un forum permanent d'échanges en milieu bien-pensant ce qui induit la conviction que, chacun ayant le droit de donner son avis, la différence entre croire et savoir est injustifiée : ainsi on devrait pouvoir mettre aux voix une question d'orthographe.
Enfin, peut-être faudrait-il parler des "planqués", de plus en plus rares tant la crise est contagieuse. Disons que ces planqués seraient professeurs ou élèves dans des classes dont sont issus une grande partie des lauréats aux grandes écoles et qui nieraient de ce fait l'existence d'un problème. Dans ces classes, on juge normal qu'on puisse normalement enseigner tout ce qu'il convient d'y enseigner: vraies mathématiques, grammaire, littérature "classique" etc.
Ajoutons, pour faire bon poids, la masse des profs "collabos": les "terrorisés" qui n'osent rien dire, ou qui ne se lamentent qu'en salle des profs, pour faire semblant d' "assumer"" devant leur hiérarchie; ou les cyniques qui acceptent tout par principe. Tous ceux-là acceptent réformes et état des lieux comme une nécessité inexorable à laquelle il n'est, soit pas bon, soit inutile de dire qu'on s'y oppose.
D'où que vienne la crise, elle est une crise de définition de l'école qui est évidemment une crise de la transmission puisque l'école, si elle a un sens, est faite pour transmettre des connaissances, des plus élémentaires aux plus complexes. L'école ne pose pas le problème de la légitimité de la transmission des connaissances puisque cette légitimité est à son principe. L'Ecole ne se demande pas "pourquoi les connaissances" car cette question serait sa mort. Tout juste peut-on ici, même si cela implique toute une philosophie, faire référence à la continuité des générations nécessaire au développement des connaissances, continuité qui induit, en ce qu'elle est assumée, un devoir de transmission (5).
Il n'y a donc pas à fixer à l'Ecole d'autre but que l'Ecole. Même le but de former des hommes libres, si souvent invoqué, n'a, si l'on y réfléchit, pas à l'être. Si l'on entend par liberté une condition politique, elle relève d'une autre sphère. Et l'on doit la liberté politique à quiconque, quel que soit son niveau d'instruction. Si l'on entend par liberté l'autonomie, elle est ici tautologique. L'autonomie n'est pas le but des connaissances. La connaissance est elle-même liberté, elle est maîtrise et autonomie, même si elle est progressive. Mais la connaissance est liberté surtout en ce qu'elle est critique. Elle a du moins une double fonction critique: non seulement "en face de la liberté l'erreur disparaît" (6), mais encore la connaissance ouvre des horizons insoupçonnés dans la mesure où l'ignorance ignorant ce qu'elle ignore, elle ne risque pas de se demander ce qu'il en est, par exemple, des cellules de Malpighi (7). [ Haut de la page ]
Or le brouillage à ce sujet est lié au brouillage libéral sur la liberté. L'audace d'user de son propre entendement, dont parle Kant dans Qu'est-ce que les Lumières, n'a rien à voir avec le prurit relativiste (8) qui encourage chacun à opiner comme il veut et à s'"exprimer". Cette audace concerne le citoyen qui doit s'être soustrait à sa dépendance immature à l’égard de L'Etat, de la famille et de l'Eglise. A l'Ecole, il s'agit d'autre chose. Il s'agit de transmettre des connaissances qui, par principe, ne doivent pas être celées ni réservées à certains mais au contraire divulguées selon une progression réfléchie. C'est d'ailleurs ce qui fait de l'Ecole une institution de la République. Et lors de la transmission rien ne peut faire que l'élève ne soit pas dépendant du maître lequel est là pour instruire l'élève et par là-même l'éduquer.
Décider quelles connaissances transmettre est une grave question si tant est que les connaissances sont à considérer de façon architectonique et que leur système doit se tenir. Elle est aussi problématique si tant est que l'on ne transmet pas seulement à l'Ecole des savoirs positifs. Encore faut-il d'ailleurs que la légitimité des disciplines structurées et celle de leur caractère structurant soient affirmées contre la prééminence de l'ouverture sur la vie. Mais ce serait un problème à affronter par des esprits éclairés, libres de toute pression (9), alors que cela fait belle lurette que ce problème est délaissé puisque la définition de l'Ecole n'est plus acquise. Et l'on voit depuis des années des personnalités sollicitées pour élaborer diagnostics et solutions au gré de leurs idées personnelles et des lubies des Ministres sans qu'aient été déterminés les principes mêmes qui devraient faire l'objet d'un examen. Il faut rappeler que ce ne sont ni les Princes, ni les parents, ni les enfants, comme disait encore Kant, et ajouter que ce ne peut être non plus aucune sphère de la société civile, qui doivent dire quels sont les savoirs à dispenser à l'école. Il faudrait supposer qu'au principe de l'Ecole, c'est l'idée d'instruction publique, délibérément séparée de tout intérêt, qui doit gouverner. Que des hommes spontanément intéressés doivent évaluer ce qui se doit enseigner n'empêche pas qu'ils doivent le faire comme s'ils étaient dénués de tout intérêt. Et concernant les disciplines problématiques par nature - à supposer que toutes ne le soient pas - il faudrait se placer du point de vue d'une mentalité élargie (10).
Tous les problèmes de l'Ecole découlent de la dénégation de tels principes. L'Ecole est un autre monde que le monde; le maître, compétent et qualifié, y assume la responsabilité de dire le vrai et la problématique indépendamment de toute pression et il doit avoir été instruit et formé selon les principes invoqués ci-dessus. Il n'est donc pas question à l'Ecole de démocratie. L'Ecole convoque plutôt l'élève à sa grandeur et elle l'instruit en même temps que, de ce point de vue, elle l'éduque. Dans l'éducation la prévention, sans doute nécessaire, des mauvaises manières par la discipline doit être distinguée de ce qui fait la noblesse de l’éducation: chasser l'ignorance et ouvrir à la connaissance des oeuvres de l'esprit. La formation de l'intellect et de la sensibilité est de fait une humanisation.
Les débats sur les méthodes sont donc subordonnés à la transmission des savoirs. Tout débat qui isolerait les formes de la transmission de leurs contenus est en puissance sophistique et démagogique parce qu'au lieu de prendre acte de la vocation de l'Ecole, il partirait de l'adaptation des savoirs aux lubies du moment, souvent induites par de puissants intérêts (songeons à la soumission à quelque chose d'aussi informe que "les médias") ou aux caprices que les individus croient bon de poursuivre.
Ayant dit cela, il resterait à reconstruire l'édifice des savoirs en ré-instituant l'Ecole, tâche évidemment très lourde et qui ne peut s'élaborer en six mois. Il faudrait repenser la formation des instituteurs et celle des professeurs en rompant avec l'idéologie communicationnelle et adaptatrice.
Mais pour ce faire, la question, pour toute politique et pour tout candidat au gouvernement de la République, est d'abord de savoir s'ils sont d'accord avec les principes énoncés ci-dessus - il en découlerait la nécessité d'une réforme radicale - ou si, cédant aux symptômes plutôt que d'analyser la maladie, ils proposeront des replâtrages mensongers, démagogiques, intéressés et délétères tels que ceux auxquels se sont livrées les élites occultes qui veulent présider exclusivement à l'élaboration des plans sur l'Ecole. En particulier nous ne pouvons qu'être profondément inquiets du fait que, dans toutes les versions successives de ces replâtrages proposés sous prétexte de "retour aux fondamentaux", on abandonne tout souci de l'élémentarité. Il faudrait qu'il soit clair au contraire que, dans l'enseignement, les éléments doivent venir d'abord pour permettre des édifications plus complexes ou des spécialisations qui ne viennent qu'ensuite. Et, de ce point de vue, surtout dans l'état où ont été mis les élèves, il y a une hiérarchie des urgences à déterminer. La principale est forcément la question de la langue. Il s'agit sans doute de faire admettre ici qu'il y a une pluralité de niveaux de langues. Une manie actuelle de la globalisation du sens voudrait tout en même temps proposer l'apprentissage de la langue et celui des métalangues. Ainsi introduit-on dans l'enseignement du français, des langues ou des littératures des concepts de linguistique, de rhétorique ou de poétique qui de fait se substituent à l'accès à la langue et au sens ; alors nous découvrons effrayés que nos élèves et étudiants, qui se sont frottés à l'"intertextualité" ou aux "didascalies", n'ont même plus accès aux mots qu'ils lisent ou qu'on profère devant eux.
Il faut aussi rappeler que l'essence de l'Ecole, comme celle d'ailleurs de l'Université à un stade ultérieur, est qu'elles sont responsables envers le passé et l'avenir d'une manière qui peut et doit entrer en conflit avec les demandes du moment. Comme le dit la présidente de l'Université de Harvard pour contester l'accusation de corporatisme faite aux universitaires de façon trop générale ,"il n'est pas facile de convaincre une nation ou le monde de respecter, encore moins de financer, des institutions dont la vocation est de défier les postulats fondamentaux de la société." (11)
Dans cette perspective la question de ce qu'il est convenu d'appeler les moyens est sans doute essentielle s'il est vrai que beaucoup de réformes aujourd'hui envisagées le sont du point de vue catastrophique d'une "rentabilité". Mais la question des moyens doit être subordonnée à celle des savoirs.
Ce texte est proposé à ceux qui ont vocation à penser l'Ecole en vue de sa réforme maintenant inévitable. Par réforme nous n'entendons pas les entreprises d'adaptation sans cesse remises sur le métier par ceux qui veulent mettre à mort l'enseignement. Nous entendons bien une refondation de l'Ecole.
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© Martine Verlhac et Mezetulle, 2009.
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1- Professeur de philosophie honoraire en classes préparatoires aux Grandes Ecoles, M. Verlhac a assuré pendant plusieurs années la formation continue des professeurs de philosophie dans l'Académie de Grenoble. Elle a dirigé un volume intitulé L"Histoire et la mémoire (Grenoble : CDDP; 1998).
2 - Nous ne nierons pas qu'une analyse de la situation de l'Ecole exige une analyse politique qui comprenne une analyse des politiques économiques. Pas plus que nous ne nierons que tout projet pour l'Ecole présuppose un point de vue philosophique sur l'éducation. Ici, d'une part, on ne veut pas alourdir l'exposé, mais d'autre part on prétend qu'une Ecole digne de ce nom doit rassembler ceux qui pensent la transmission comme un devoir humain même s'ils n'éprouvent pas le besoin d'élaborer une critique de l'économie politique et une philosophie de l'éducation. Ceci étant dit nous ne cacherons pas que notre philosophie s'inscrit dans la fidélité aux Lumières. Nous ne cacherons pas non plus notre hostilité à la marchandisation et à la privatisation de l'Ecole. Nous ne pouvons ignorer ici que la plupart des intentions qui président à la casse de l'Ecole émanent de directives parfaitement cyniques de l'OCDE très clairement analysées entre autres par Kathleen Barbereau dans son article "La fin de l'Education Nationale", et par l'ensemble de l'ouvrage dans leqel il est publié : De la destruction du savoir en temps de paix (ouvrage collectif sous la direction de Corinne Abensour, Bernard Sergent, Philippe Testefort et Edith Wolf aux éditions Miille et ne nuits. C'est dire que ce texte appelle des textes corollaires.
3 - Expression que j’emprunte à J.C Milner dans De l’Ecole.
4 - Film de Laurent Cantet (voir l’article de Marie Perret ).
5 - Ici l'on pense à Pascal Préface au traité du vide et à Kant Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, proposition 3.
6 - Hegel, dans une Lettre à Niethammer
7 - Médecin italien, pionnier dans le recours au microscope, qui en découvrant ses “capillaires” sur la surface du foie et des poumons de grenouille compléta les theories de Harvey sur la circulation du sang.
8 - Par ce relativisme on entend tout ce qui, sous prétexte d'inviter l'élève à penser par lui-même, ce qu'il ne peut guère faire avant d'être un minimum savant, laisse croire à l'élève qu'il peut penser( c'est-à-dire croire) n'importe quoi parce que cela viendrait de lui.
9 - La forme que pourraient prendre des “commissions des programmes” n’a pas à être abordée ici. Il faut seulement souligner qu’une question aussi grave ne saurait être tranchée ni par quelque étoile médiatique ni par un cabinet ministériel, pas davantage par de prétendues consultations sous la forme d’un questionnaire arrosant les établissements d’enseignement.
10 - J'emprunte ici ce concept à Kant. Par mentalité élargie Kant entend " cette manière de penser qui, si restreint selon l'extension et le degré ce dont l'homme se trouve doué naturellement, témoigne cependant que l'on a affaire à un être dont la pensée est élargie-savoir sa capacité à s'élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement, à l'intérieur desquelles tant d'autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son son propre jugement à partir d'un point de vue universel ( qu'il ne peut déterminer que dansla mesure où il se place du point de vue d'autrui)" Critique de la Faculté de juger, 40.
11- "Professeur Faust", Discours inaugural du 12 octobre 2008. Cité dans la Revue Mouvements, (Que faire des Universités) , septembre-décembre 2008.
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par Martine Verlhac (1)
En ligne le 10 janvier 2009
Tous les problèmes de l’école ont pour racine la négation de sa définition même, à savoir qu’elle a pour fonction de transmettre des connaissances, qu’elle est un autre monde que le monde dans lequel elle baigne et qu’elle doit nécessairement, pour accomplir sa tâche, entrer en conflit avec les demandes du moment. Sa vocation la conduit à défier les postulats fondamentaux de la société : c’est aussi sa grandeur. Sa réforme est donc inévitable puisqu’elle est depuis fort longtemps livrée aux demandes sociales et politiques.
Par réforme on n’entend donc pas ici les entreprises d'adaptation sans cesse remises sur le métier par ceux qui veulent mettre à mort l'enseignement. On entend au contraire sa refondation.
La crise de l'Ecole se déroule inexorablement, mais, à l'inverse de la crise du capitalisme, elle n'est pas reconnue en tant que telle. Du moins ne s'occupe-t-on, à son propos, que des symptômes: "inégalité" ou "école à deux vitesses", "crise de l'autorité", etc.
Il se peut - il est même certain - que la crise du capitalisme ait à voir avec la crise de l'Ecole. A quoi sert-il, en effet, de former et d'instruire dans un monde où le travail, sa "valeur" ou sa qualification ne comptent plus guère, eu égard aux grandes manoeuvres financières qui font fi des entreprises et des hommes ? Nous ne voulons pas insister pour l'instant sur cette articulation et la laissons pendante, mais il faut y revenir ailleurs (2).
Ce qui est sûr en tous cas, c'est que l'Ecole ne survivra pas au dénigrement des connaissances, à la destruction systématique des apprentissages élémentaires et fondamentaux, à la barbarie que cette dernière induit. Toutes choses qui sont l'ordre du jour du moment, sous couvert de réformes qui n'en finissent plus d'adapter l'Ecole.
Certains, le courant des" réformateurs pieux" (3), mettent l'accent sur le fossé qui se creuse entre les jeunes dont les attentes devraient, par principe, être comblées quel que soit l'aveuglement de ces attentes. C'est ce qu'on voit dans Entre les murs (4) qui ferait la phénoménologie de ce décalage.
D'autres mettront l'accent sur la crise de l'autorité. Le désenchantement de l'autorité lié au "désenchantement du monde" les mène également au constat amer que l'on ne peut plus, même s'il le faudrait, espérer de ce fait transmettre des savoirs. Les nostalgiques, que leurs ennemis appellent des "pleureuses" (républicaines ou réactionnaires, ce sera selon,) n'ont d'autre issue que de se réfugier dans leur monde, quitte, lorsqu'ils sont enseignants, à aller au front, dans la caverne que constituent leurs classes, quelques heures ( parfois terribles et interminables) par semaine, avec courage mais sans espoir.
Les démagogues ensuite, qu'on peut parfois distinguer des réformateurs pieux tant ces derniers croient sincèrement à leur problématique, prennent acte du décalage et de la crise d'autorité pour soutenir qu'on doit répondre aux demandes des jeunes (lesquelles, comme il se doit, sont celles de la société), faire ce qu'ils nous demandent de faire, c'est-à-dire les adapter en nous adaptant. Ils soutiendront en même temps le projet d'une "école démocratique" au sein de laquelle les enseignants et les élèves, les éducateurs et les éduqués seraient égaux et devraient coopérer dans un forum permanent d'échanges en milieu bien-pensant ce qui induit la conviction que, chacun ayant le droit de donner son avis, la différence entre croire et savoir est injustifiée : ainsi on devrait pouvoir mettre aux voix une question d'orthographe.
Enfin, peut-être faudrait-il parler des "planqués", de plus en plus rares tant la crise est contagieuse. Disons que ces planqués seraient professeurs ou élèves dans des classes dont sont issus une grande partie des lauréats aux grandes écoles et qui nieraient de ce fait l'existence d'un problème. Dans ces classes, on juge normal qu'on puisse normalement enseigner tout ce qu'il convient d'y enseigner: vraies mathématiques, grammaire, littérature "classique" etc.
Ajoutons, pour faire bon poids, la masse des profs "collabos": les "terrorisés" qui n'osent rien dire, ou qui ne se lamentent qu'en salle des profs, pour faire semblant d' "assumer"" devant leur hiérarchie; ou les cyniques qui acceptent tout par principe. Tous ceux-là acceptent réformes et état des lieux comme une nécessité inexorable à laquelle il n'est, soit pas bon, soit inutile de dire qu'on s'y oppose.
D'où que vienne la crise, elle est une crise de définition de l'école qui est évidemment une crise de la transmission puisque l'école, si elle a un sens, est faite pour transmettre des connaissances, des plus élémentaires aux plus complexes. L'école ne pose pas le problème de la légitimité de la transmission des connaissances puisque cette légitimité est à son principe. L'Ecole ne se demande pas "pourquoi les connaissances" car cette question serait sa mort. Tout juste peut-on ici, même si cela implique toute une philosophie, faire référence à la continuité des générations nécessaire au développement des connaissances, continuité qui induit, en ce qu'elle est assumée, un devoir de transmission (5).
Il n'y a donc pas à fixer à l'Ecole d'autre but que l'Ecole. Même le but de former des hommes libres, si souvent invoqué, n'a, si l'on y réfléchit, pas à l'être. Si l'on entend par liberté une condition politique, elle relève d'une autre sphère. Et l'on doit la liberté politique à quiconque, quel que soit son niveau d'instruction. Si l'on entend par liberté l'autonomie, elle est ici tautologique. L'autonomie n'est pas le but des connaissances. La connaissance est elle-même liberté, elle est maîtrise et autonomie, même si elle est progressive. Mais la connaissance est liberté surtout en ce qu'elle est critique. Elle a du moins une double fonction critique: non seulement "en face de la liberté l'erreur disparaît" (6), mais encore la connaissance ouvre des horizons insoupçonnés dans la mesure où l'ignorance ignorant ce qu'elle ignore, elle ne risque pas de se demander ce qu'il en est, par exemple, des cellules de Malpighi (7). [ Haut de la page ]
Or le brouillage à ce sujet est lié au brouillage libéral sur la liberté. L'audace d'user de son propre entendement, dont parle Kant dans Qu'est-ce que les Lumières, n'a rien à voir avec le prurit relativiste (8) qui encourage chacun à opiner comme il veut et à s'"exprimer". Cette audace concerne le citoyen qui doit s'être soustrait à sa dépendance immature à l’égard de L'Etat, de la famille et de l'Eglise. A l'Ecole, il s'agit d'autre chose. Il s'agit de transmettre des connaissances qui, par principe, ne doivent pas être celées ni réservées à certains mais au contraire divulguées selon une progression réfléchie. C'est d'ailleurs ce qui fait de l'Ecole une institution de la République. Et lors de la transmission rien ne peut faire que l'élève ne soit pas dépendant du maître lequel est là pour instruire l'élève et par là-même l'éduquer.
Décider quelles connaissances transmettre est une grave question si tant est que les connaissances sont à considérer de façon architectonique et que leur système doit se tenir. Elle est aussi problématique si tant est que l'on ne transmet pas seulement à l'Ecole des savoirs positifs. Encore faut-il d'ailleurs que la légitimité des disciplines structurées et celle de leur caractère structurant soient affirmées contre la prééminence de l'ouverture sur la vie. Mais ce serait un problème à affronter par des esprits éclairés, libres de toute pression (9), alors que cela fait belle lurette que ce problème est délaissé puisque la définition de l'Ecole n'est plus acquise. Et l'on voit depuis des années des personnalités sollicitées pour élaborer diagnostics et solutions au gré de leurs idées personnelles et des lubies des Ministres sans qu'aient été déterminés les principes mêmes qui devraient faire l'objet d'un examen. Il faut rappeler que ce ne sont ni les Princes, ni les parents, ni les enfants, comme disait encore Kant, et ajouter que ce ne peut être non plus aucune sphère de la société civile, qui doivent dire quels sont les savoirs à dispenser à l'école. Il faudrait supposer qu'au principe de l'Ecole, c'est l'idée d'instruction publique, délibérément séparée de tout intérêt, qui doit gouverner. Que des hommes spontanément intéressés doivent évaluer ce qui se doit enseigner n'empêche pas qu'ils doivent le faire comme s'ils étaient dénués de tout intérêt. Et concernant les disciplines problématiques par nature - à supposer que toutes ne le soient pas - il faudrait se placer du point de vue d'une mentalité élargie (10).
Tous les problèmes de l'Ecole découlent de la dénégation de tels principes. L'Ecole est un autre monde que le monde; le maître, compétent et qualifié, y assume la responsabilité de dire le vrai et la problématique indépendamment de toute pression et il doit avoir été instruit et formé selon les principes invoqués ci-dessus. Il n'est donc pas question à l'Ecole de démocratie. L'Ecole convoque plutôt l'élève à sa grandeur et elle l'instruit en même temps que, de ce point de vue, elle l'éduque. Dans l'éducation la prévention, sans doute nécessaire, des mauvaises manières par la discipline doit être distinguée de ce qui fait la noblesse de l’éducation: chasser l'ignorance et ouvrir à la connaissance des oeuvres de l'esprit. La formation de l'intellect et de la sensibilité est de fait une humanisation.
Les débats sur les méthodes sont donc subordonnés à la transmission des savoirs. Tout débat qui isolerait les formes de la transmission de leurs contenus est en puissance sophistique et démagogique parce qu'au lieu de prendre acte de la vocation de l'Ecole, il partirait de l'adaptation des savoirs aux lubies du moment, souvent induites par de puissants intérêts (songeons à la soumission à quelque chose d'aussi informe que "les médias") ou aux caprices que les individus croient bon de poursuivre.
Ayant dit cela, il resterait à reconstruire l'édifice des savoirs en ré-instituant l'Ecole, tâche évidemment très lourde et qui ne peut s'élaborer en six mois. Il faudrait repenser la formation des instituteurs et celle des professeurs en rompant avec l'idéologie communicationnelle et adaptatrice.
Mais pour ce faire, la question, pour toute politique et pour tout candidat au gouvernement de la République, est d'abord de savoir s'ils sont d'accord avec les principes énoncés ci-dessus - il en découlerait la nécessité d'une réforme radicale - ou si, cédant aux symptômes plutôt que d'analyser la maladie, ils proposeront des replâtrages mensongers, démagogiques, intéressés et délétères tels que ceux auxquels se sont livrées les élites occultes qui veulent présider exclusivement à l'élaboration des plans sur l'Ecole. En particulier nous ne pouvons qu'être profondément inquiets du fait que, dans toutes les versions successives de ces replâtrages proposés sous prétexte de "retour aux fondamentaux", on abandonne tout souci de l'élémentarité. Il faudrait qu'il soit clair au contraire que, dans l'enseignement, les éléments doivent venir d'abord pour permettre des édifications plus complexes ou des spécialisations qui ne viennent qu'ensuite. Et, de ce point de vue, surtout dans l'état où ont été mis les élèves, il y a une hiérarchie des urgences à déterminer. La principale est forcément la question de la langue. Il s'agit sans doute de faire admettre ici qu'il y a une pluralité de niveaux de langues. Une manie actuelle de la globalisation du sens voudrait tout en même temps proposer l'apprentissage de la langue et celui des métalangues. Ainsi introduit-on dans l'enseignement du français, des langues ou des littératures des concepts de linguistique, de rhétorique ou de poétique qui de fait se substituent à l'accès à la langue et au sens ; alors nous découvrons effrayés que nos élèves et étudiants, qui se sont frottés à l'"intertextualité" ou aux "didascalies", n'ont même plus accès aux mots qu'ils lisent ou qu'on profère devant eux.
Il faut aussi rappeler que l'essence de l'Ecole, comme celle d'ailleurs de l'Université à un stade ultérieur, est qu'elles sont responsables envers le passé et l'avenir d'une manière qui peut et doit entrer en conflit avec les demandes du moment. Comme le dit la présidente de l'Université de Harvard pour contester l'accusation de corporatisme faite aux universitaires de façon trop générale ,"il n'est pas facile de convaincre une nation ou le monde de respecter, encore moins de financer, des institutions dont la vocation est de défier les postulats fondamentaux de la société." (11)
Dans cette perspective la question de ce qu'il est convenu d'appeler les moyens est sans doute essentielle s'il est vrai que beaucoup de réformes aujourd'hui envisagées le sont du point de vue catastrophique d'une "rentabilité". Mais la question des moyens doit être subordonnée à celle des savoirs.
Ce texte est proposé à ceux qui ont vocation à penser l'Ecole en vue de sa réforme maintenant inévitable. Par réforme nous n'entendons pas les entreprises d'adaptation sans cesse remises sur le métier par ceux qui veulent mettre à mort l'enseignement. Nous entendons bien une refondation de l'Ecole.
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© Martine Verlhac et Mezetulle, 2009.
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1- Professeur de philosophie honoraire en classes préparatoires aux Grandes Ecoles, M. Verlhac a assuré pendant plusieurs années la formation continue des professeurs de philosophie dans l'Académie de Grenoble. Elle a dirigé un volume intitulé L"Histoire et la mémoire (Grenoble : CDDP; 1998).
2 - Nous ne nierons pas qu'une analyse de la situation de l'Ecole exige une analyse politique qui comprenne une analyse des politiques économiques. Pas plus que nous ne nierons que tout projet pour l'Ecole présuppose un point de vue philosophique sur l'éducation. Ici, d'une part, on ne veut pas alourdir l'exposé, mais d'autre part on prétend qu'une Ecole digne de ce nom doit rassembler ceux qui pensent la transmission comme un devoir humain même s'ils n'éprouvent pas le besoin d'élaborer une critique de l'économie politique et une philosophie de l'éducation. Ceci étant dit nous ne cacherons pas que notre philosophie s'inscrit dans la fidélité aux Lumières. Nous ne cacherons pas non plus notre hostilité à la marchandisation et à la privatisation de l'Ecole. Nous ne pouvons ignorer ici que la plupart des intentions qui président à la casse de l'Ecole émanent de directives parfaitement cyniques de l'OCDE très clairement analysées entre autres par Kathleen Barbereau dans son article "La fin de l'Education Nationale", et par l'ensemble de l'ouvrage dans leqel il est publié : De la destruction du savoir en temps de paix (ouvrage collectif sous la direction de Corinne Abensour, Bernard Sergent, Philippe Testefort et Edith Wolf aux éditions Miille et ne nuits. C'est dire que ce texte appelle des textes corollaires.
3 - Expression que j’emprunte à J.C Milner dans De l’Ecole.
4 - Film de Laurent Cantet (voir l’article de Marie Perret ).
5 - Ici l'on pense à Pascal Préface au traité du vide et à Kant Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, proposition 3.
6 - Hegel, dans une Lettre à Niethammer
7 - Médecin italien, pionnier dans le recours au microscope, qui en découvrant ses “capillaires” sur la surface du foie et des poumons de grenouille compléta les theories de Harvey sur la circulation du sang.
8 - Par ce relativisme on entend tout ce qui, sous prétexte d'inviter l'élève à penser par lui-même, ce qu'il ne peut guère faire avant d'être un minimum savant, laisse croire à l'élève qu'il peut penser( c'est-à-dire croire) n'importe quoi parce que cela viendrait de lui.
9 - La forme que pourraient prendre des “commissions des programmes” n’a pas à être abordée ici. Il faut seulement souligner qu’une question aussi grave ne saurait être tranchée ni par quelque étoile médiatique ni par un cabinet ministériel, pas davantage par de prétendues consultations sous la forme d’un questionnaire arrosant les établissements d’enseignement.
10 - J'emprunte ici ce concept à Kant. Par mentalité élargie Kant entend " cette manière de penser qui, si restreint selon l'extension et le degré ce dont l'homme se trouve doué naturellement, témoigne cependant que l'on a affaire à un être dont la pensée est élargie-savoir sa capacité à s'élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement, à l'intérieur desquelles tant d'autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son son propre jugement à partir d'un point de vue universel ( qu'il ne peut déterminer que dansla mesure où il se place du point de vue d'autrui)" Critique de la Faculté de juger, 40.
11- "Professeur Faust", Discours inaugural du 12 octobre 2008. Cité dans la Revue Mouvements, (Que faire des Universités) , septembre-décembre 2008.
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