Compte rendu du livre
Approche philosophique du geste dansé
par Baldine Saint Girons (7 mai 2006)
Texte mis en ligne avec l'aimable autorisation
de Baldine Saint Girons, que je remercie vivement. CK
Approche philosophique du geste dansé. De l'improvisation à la performance (Presses Universitaires du Septentrion, 2006), sous la direction d’Anne Boissière et de Catherine Kintzler, est moins un ensemble d’articles qu’un livre à part entière, construit par neuf personnes – six philosophes et trois chorégraphes – ayant travaillé ensemble et s’étant à chacune assigné un rôle déterminé. La danse serait-elle le paradigme esthétique du XXe siècle et, sous sa forme contemporaine, entre improvisation et performance, ne renouvellerait-elle pas notre idée de l’art ? Bref, ne constituerait-elle pas une voie d’accès privilégiée pour comprendre la spécificité non pas de l’art moderne, mais de l’art contemporain ? Anne Boissière pose la question dans sa présentation et l’ordre des questions s’ensuit tout naturellement : qu’est-ce que faire le vide, si telle est bien la condition première de tout art et de cet art particulier qu’est la danse ? Ensuite, sur ce fond d’évidement, qu’est-ce qu’un mouvement expressif et plus précisément un mouvement expressif dansé ? Enfin, comment l’improvisation – cette volonté de l’involontaire – peut-elle se fixer, sans se trahir, dans la performance et comment la danse constitue-t-elle à la fois un retour au corps et une subversion de sa naturalité ?
Faire le vide, se démunir… Catherine Kintzler montre la spécificité du moment esthétique : attardement dans la perception (et non oubli), opacification du sensible lui-même (et non élucidation), libéralisation (et non envoûtement), étrangéisation critique (et non adhésion)…De là la nécessité de distinguer entre une « improvisation de fructification » dont le mécanisme est la prolifération, et une improvisation « de déverrouillage » qui travaille à découvert, ne brode plus sur des formes données, mais recherche ses éléments et élargit le concept même de nature. D’un côté, le modèle du démiurge qui travaille à partir d’une matière donnée ; de l’autre, celui du créateur qui produit à partir du vide, ex nihilo. François Raffinot pose la question de l’objet transitionnel, substitut de l’objet perdu du désir et insiste sur la simplicité du propos, en évoquant notamment les grandes installations d’Annette Messager qui font penser aux rituels et aux jeux solitaires de la petite enfance. Il montre le rôle de l’obscurité matérielle, comme dans le solo d’Emmanuelle Huyn qui danse nue dans l’obscurité et, d’une façon plus générale, celui de la répétition et du littéralisme. Professeur de la technique F.M. Alexander, Jacques Gaillard explique alors, de façon très concrète, les difficultés du sujet qu’on invite à improviser. La notion d’ « acte attentionnel » apparaît centrale, puisqu’il s’agit avant tout d’un travail concernant l’activité noétique. Et le problème est moins de se risquer au vide que de tenter l’expérience de l’évidement à travers des gestes techniques qui s’apprennent.
Cette notion d’évidement concerté une fois acquise, il s’agit d’essayer de comprendre le rapport entre improvisation et performance en analysant l’expressivité du mouvement. Véronique Fabbri médite sur la leçon de « Contact Improvisation » de Steve Paxton : il s’agit de casser la sphère d’isolement jusque là propre au danseur et de développer les images suscitées non par l’esprit, mais par le seul mouvement ; bref de travailler avec les sens et l’intelligence du corps en mouvement. Dissociant le problème de l’origine du mouvement intentionnel et celui de sa qualité, elle remonte à ce qu’elle appelle « la physique qualitative du mouvement » chez Laban et s’intéresse notamment aux « mouvements de récupération ». Adoptant une formule assez proche de Kant, de Valéry et de Kintzler, elle décrit l’improvisation comme « le désir de séjourner dans le mouvement ». Anne Boissière se livre alors à une étude du mouvement expressif chez Erwin Strauss et Walter Benjamin. Strauss a le mérite de dénoncer le mythe de la spontanéité et de faire du « mouvement présentiel » une détermination du sentir qui relève d’un mode acoustique (et non optique) de la spatialité. Mais il réduit le sentir à une structure originaire et ne fait pas appel à une théorie du langage qui lui permette de développer sa théorie de l’expression. Benjamin, en revanche, montre que le mouvement expressif relève d’un jeu langagier ouvert sur la créativité. Michel Bernard, enfin, reprenant ses célèbres études, rappelle que, en 1986, il avait cru bon de déconstruire le mythe de l’improvisation comme mythe d’une spontanéité originaire, faisant croire à un sujet coïncidant avec lui-même. Et il propose une intéressante typologie des rapports entre spectacle et improvisation dans la danse contemporaine.
Le dernier volet de l’ouvrage vient, dans ces conditions, à point nommé. L’article de Frédéric Pouillaude, intitulé « Vouloir l’involontaire et répéter l’irrépétable », distingue entre deux types d’improvisation trop souvent confondues : l’interprétation solo, quasiment somnambulique, et l’improvisation encadrée qui exige une grande disponibilité réflexive et un certain sens du kairos. Comment penser le rapport de l’improvisation à la composition ? On peut soit repenser l’improvisation comme « composition spontanée », soit concevoir la composition comme une structure nouvelle et, dans ce dernier cas, opter pour l’écriture du tracé ou pour celle du schème général. C’est, dans ce dernier cas, l’expérience elle-même qu’il s’agit de répéter. Philippe Guisgand montre le pouvoir de la danse comme facteur de démocratie, d’égalité, de responsabilité et d’écoute et insiste sur l’expérience des bals modernes, fondés par Michel Reilhac dans le cadre du Festival Paris Quartier d’été. Cette idée est empruntée aux Danses à voir et à danser de Montalvo, créées en 1989. Mais c’est à Steve Paxton qu’il faut bien sûr d’abord se référer. « Le politique, dès lors, ne serait ni une substance, ni une forme, mais un geste », écrit Jean-Luc Nancy à son propos, « le geste même de nouer et d’enchaîner […] ». L’article de Christiane Vollaire clôt heureusement le livre en l’ouvrant à une réflexion sur le corps que l’art ne peut jamais transcender (alors qu’il peut transcender la parole), mais qu’il met sans cesse en jeu, « entre pulsion et contrôle, naturalité et rigueur intentionnelle ». La performance réalise une appropriation proprement subversive de la nature : elle fait de la nature à la fois l’objet de sa négation et l’instrument de son activité.
Ce qui réjouit en somme dans le livre conçu par Anne Boissière et Catherine Kintzler est qu’elles nous proposent moins une philosophie de la danse, prise comme objet régional, qu’une manière à la fois vigoureuse et suggestive de philosopher à partir d’un geste très spécifique : le geste dansé.
© Baldine Saint Girons, 2006
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