10 juillet 1970 5 10 /07 /juillet /1970 15:52
Hume, penseur du bling-bling en politique ?
par Marc Parmentier (1)
En ligne le 26 octobre 2008

Comment peut-on s'enorgueillir à la fois d'une montre Rolex et de l'exercice d'un pouvoir politique important ? Marc Parmentier, relisant Hume, met à plat les mécanismes d'un jeu de miroirs qui renvoie à une théorie scalaire du luxe en même temps qu'à une vision non-subtantialiste de l'homme.

Un même ressort peut-il pousser un homme à désirer le plus important et le plus futile, par exemple exercer le pouvoir et collectionner les gadgets de luxe ? David Hume, grand expert politiquement incorrect de la nature humaine et du réalisme moral, permet d'apporter une réponse positive à la question.
Son Traité des passions (2) débute par l'orgueil. De quoi est-on orgueilleux? D'une chose qui, par elle-même, nous procure un plaisir et nous est liée par association d'idées. Faute de pouvoir m'enorgueillir de mes qualités intellectuelles (mon esprit) ou physiques (ma beauté ou ma force) je me rabattrai sur mes richesses  - mes maisons, mes jardins, mes chevaux, mes chiens, mes habits, mes équipages(3) ou mon pouvoir (4). La liberté débridée de l'imagination multiplie donc les motifs d'orgueil, du plus imposant au plus futile. A défaut d'en découvrir en moi, j'en chercherai dans ma famille (5). L'orgueil a tôt fait de se dévoyer en vanité.

Peut-on pour autant s'enorgueillir de n'importe quoi? Pas tout à fait. L'orgueil ne s'attache qu'à un objet étroitement lié à nous : idéalement un objet singulier, à défaut un objet que nous ne partageons qu'avec un happy few (6). Une chose n'est pas, en effet, motif d'orgueil pour son utilité ou sa valeur d'usage mais seulement par comparaison : « nous jugeons des objets plutôt par comparaison que par leur mérite réel et intrinsèque » (7). La vanité inverse les valeurs car la comparaison est la grande passion de l'homme. C'est seulement par elle qu'il se juge (8). A tout moment nous sommes enclins à nous comparer aux autres (9). Or la comparaison inverse les affects : le bonheur d'autrui considéré en lui-même nous réjouit, mais il nous blesse si nous le comparons au nôtre.
Ajoutons deux conditions : l'objet doit être durable (comme les métaux précieux?) et ostentatoire, médiatique (10) : il doit plaire « de façon très reconnaissable et manifeste; pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour les autres » (11). La jouissance du propriétaire n'est donc pas dans l'usage de ses biens mais dans la satisfaction oblique « qui naît de l'amour et de l'estime qu'il acquiert par leur moyen » (12). Dans un jeu de miroir qui semble devoir aller à l'infini, je jouis de la représentation que les autres se font de ma jouissance, ou plutôt de la représentation que je me fais de la représentation que les autres se font...
En réalité le jeu spéculaire de la vanité ne va pas à l'infini mais bute sur de solides réalités sociales et naturelles. La vanité des riches s'évanouirait si, par sympathie envieuse, la richesse n'était réellement objet d'estime. Dans les différentes nations les sujets d'orgueil se ressemblent : ils renvoient à une réalité de la nature humaine. Une chose n'est motif d'orgueil que parce qu'elle est objet d'envie. Quant au moi, s'il a la passion des comparaisons c'est qu'il n'existe qu'à travers sa propre vanité. Privé de tout substrat essentiel ou substantiel, il n'est qu'un jeu de représentations, pure succession d'idées et d'impressions reliées par la mémoire et la conscience. Est-il pour autant haïssable?

Pour Hume, la vanité est un donné de la nature humaine qu'il serait dérisoire de blâmer au nom d'un sévère moralisme lui-même orgueilleux. De surcroît elle n'est pas sans utilité. Le souci de notre réputation inspire généralement la politesse, la délicatesse, le raffinement. La vanité est une passion sociale; en l'absence de philanthropie naturelle, c'est elle qui fait le lien entre les hommes (13). Elle comporte même des retombées économiques que Hume met en évidence dans le contexte de la « querelle du luxe ». Pour les apercevoir il faut abattre deux idées reçues. La première : seuls les riches auraient droit au luxe. La richesse naît de la circulation et l'appétit de consommation est son moteur. Le désir partagé de luxe fait le lien entre la puissance de l'état et le bien être des sujets : « la société profite de l'accroissement des consommations de toutes les espèces de denrées » (14). Seconde idée reçue : luxe ne signifie pas excès. Pour Hume il existe un luxe modéré (le raffinement dans les arts et les commodités de la vie) comme il existe des « passions calmes ». Seul ce luxe innocent est économiquement fécond ; quant au luxe excessif, il est vicieux et stérile. Quel en est le symbole? Le collectionneur obsessionnel ou encore le grand bling-bling politique du XVIIe siècle, le faste d'un Louis XIV, dont la satisfaction « se referme sur elle-même sans apporter de sang neuf au corps productif » (15).

© Marc Parmentier et Mezetulle,  2008

1 - Marc Parmentier est maître de conférences à l'Université de Lille-III, membre de l'équipe de recherche Savoirs, Textes, Langages.
2 - Traité de la nature humaine, livre II, traduction J. P. Clero, Paris, Flammarion, collection « GF », 1991.
3 - Trad. cit., p. 114.
4 - Hume définit l'orgueil par « l'impression agréable qui naît dans l'esprit quand la considération de notre vertu, de notre beauté, de nos richesses ou de notre pouvoir nous satisfait de nous mêmes. », trad. cit., p. 134.
5 - « Par orgueil, les hommes font méticuleusement étalage de la beauté, du mérite, du crédit et des honneurs de leur parenté et y trouvent quelques unes des sources les plus considérables de vanité », trad. cit., p. 145.
6 - Trad. cit., p. 127.
7 - Trad. cit., p. 127. Cf. « Nous jugeons des objets plus par comparaison que d'après leur valeur et leur mérite intrinsèques, et nous regardons toute chose comme médiocre quand elle est opposée à ce qui lui est supérieur... Mais aucune comparaison n'est plus évidente que celle que l'on fait avec nous-mêmes, et c'est pour cela qu'elle a lieu à toutes les occasions et se mêle à la plupart de nos passions... et quand nous ne pouvons pas les mettre en valeur par quelque contraste, nous sommes même portés à négliger ce qu'ils contiennent d'essentiellement bon » (trad. cit., p. 218).
8 - Cf. « tout dans ce monde se juge par comparaison. » (trad. cit., p. 163).
9 - Trad. cit., p. 128.
10 - « Nous nous imaginons plus heureux, mais aussi plus vertueux ou plus beaux, dès lors que nous apparaissons tels aux autres; » (trad. cit., p. 129).
11 - Trad. cit., p. 129.
12 - Trad. cit., p. 214.
13 - « La vanité est à estimer comme une passion sociale et un lien d'union entre les hommes », Traité de la nature humaine, livre 3, traduction P. Saltel, Paris, Flammarion, collection « GF », 1993, p. 92.
14 - Essai sur le luxe.
15 - D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, 1979, p. 174-175.


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