8 juillet 1970 3 08 /07 /juillet /1970 17:01
Le dessin de presse et l'athéisme
par Jean-Jacques Delfour (1)

En ligne le  27 sept. 2008

Le dessin de presse, comme l'illustre bien celui de Charb sur la Une de Charlie Hebdo n° 847 (10 septembre 2008), est volontiers agnostique, montrant une grande méfiance à l'égard des croyances et particulièrement des religions. Jean-Jacques Delfour s'interroge sur le lien entre le dessin de presse, l'agnosticisme et l'athéisme.

Mezetulle remercie vivement Charb et la rédaction de Charlie Hebdo de l'avoir autorisée à reproduire le dessin, qu'on peut voir en cliquant sur ce lien.


Soit la une du Charlie Hebdo du 10 septembre 2008. Comme l’affirme sans l’ombre d’un doute le titre (« Dieu n’existe pas »), Charb exprime dans ce dessin un credo du dessinateur de presse : l’athéisme. Même si ce dessin imagine la survenue improbable d’une telle nouvelle et en illustre les effets sur le pape, il reste que le dessin de presse montre très fréquemment une grande méfiance à l’égard des croyances et particulièrement des religions. Quel lien existe-t-il donc entre le dessin de presse et l’athéisme ?


Un comique à double fond. Le pape ramené à la condition vulgaire

La suite du dessin est une blague très drôle, dotée d’un comique à double fond : Benoît xvi, les poings fermés et ruminant sa colère, celle du bon p’tit gars trompé par un bonimenteur, affirme, dépité : « Le fumier, je m’en doutais » ; phrase elle-même paradoxale puisque l’injure initiale, très populaire, implique la thèse d’existence de ce dont précisément il s’agit de reconnaître l’inexistence. Deuxièmement, tout se passe comme si le pape avait cru de bonne foi à la fable de l’existence de dieu et que, réflexion faite, tel un personnage de Molière, il s’apercevait de la supercherie (le fond rouge, outre la papalité, convoque également la signification de la colère et celle du diable ou des enfers). La foi religieuse n’est pas pensée ici comme une superstition mais essentiellement comme de la crédulité teintée d’un zeste de naïveté.
Qu’un tel doute puisse assaillir le pape lui-même le ramène à la condition vulgaire. La papalité est le produit d’une mise en scène à grand spectacle destinée à faire croire que le pape est hors du commun. En réalité, bien sûr, c’est un homme ordinaire pris dans une institution qui vise à accréditer par une débauche colossale de moyens matériels et symboliques le caractère exceptionnel du chef de l’Église catholique : édifices immenses aux architectures somptueuses, richesses étalées du clinquant le plus brillant à la beauté artistique la plus sublime, protocoles fastueux dignes des monarques les plus puissants, affirmation aussi comique que conciliaire de l’infaillibilité papale. Mais au fond, derrière toute cette mascarade gigantesque et séculaire si l’on peut dire, il y a des hommes qui éprouvent des passions et des doutes, des êtres simples qui ont peur et qui aimeraient être durablement rassurés. Ce pape qui exprime ici sa déception est fortement humanisé : loin d’être abaissé, ridiculisé, mis en scène comme un pervers obsessionnel, il est traité avec sympathie, avec tendresse ; il est ramené à la condition humaine commune.
Si bien que le dessin, qui semblait se lancer dans le problème abstrus de l’existence de dieu, aboutit à une attaque plus efficace, contre l’Église et contre la superstition, finalement motivée - et presque excusée - par l’espoir que la mort n’est pas tout à fait la fin de la vie humaine et que les rituels ont quelque effet bénéfique.


Le dessin de presse, plus agnostique qu'athée

Demeure la question : pourquoi le dessinateur de presse est-il enclin à être athée ? Dire qu’il déteste le mensonge ne suffit pas. Philosophiquement, si le théisme est incapable de prouver l’existence de dieu, il est difficile d’admettre que la preuve contraire soit aisée à faire (à la rigueur, il est aisé de prouver que le dieu tel qu’il est décrit par les religions ne présente aucun commencement de preuve objective suffisante et que les preuves habituellement avancées se réduisent soit à des présomptions, soit à des témoignages subjectifs, comme le martyre, qui ne manifestent que l’intensité de la foi de personnes singulières, jamais la vérité de leur croyance). L’agnosticisme est la position la plus raisonnable (renvoyer dos à dos le théisme et l’athéisme qui se font également forts de prouver leur propre thèse alors qu’ils n’en n’ont ni l’un ni l’autre les moyens ; si bien que le dieu devient un objet exclusif de croyance et passe conséquemment du côté subjectif et personnel ; le rationalisme agnostique mène à la laïcité). Ainsi, ce n’est pas parce que le dessinateur de presse saurait, de source sûre et incontestable, que dieu n’existe pas qu’il est athée.
Le dessin politique surgit en France avec la Révolution française, laquelle a accouché d’un régime politique qui, tout en se détachant explicitement de la légitimité théologique, que la monarchie de droit divin française avait incarnée, n’a guère hésité à condamner à mort le roi du moment et à l’exécuter. Pour autant, cette double destruction historique de la transcendance, religieuse et politique, au profit d’une immanence républicaine et démocratique, n’explique pas pourquoi le dessinateur s’est précisément inscrit dans cet engagement à la fois libéral, voire anarchiste, et athée.


La structure du dessin politique : un électron libre et solitaire

Peut-être cela tient-il à la structure même du dessin politique. Tout d’abord, l’activité du dessin de presse n’est adossée à aucune légitimation sociale préalable. Pas d’école, pas de concours, pas de compagnonnage structuré comme dans les artisanats. Pas non plus de légitimation par le statut social prestigieux comme pour les artistes. Pas de marché comme pour les œuvres d’art. Un dessin de presse original ne peut jamais atteindre un prix élevé. Pas de musée ni d’institution qui accueillerait les dessins de presse pour les conserver et les montrer, leur conférant par là une légitimité qui dépasserait le dessin et celui qui les fait et lui reconnaîtrait une fonction sociale. Le dessinateur et le simple citoyen coïncident ; d’où un égalitarisme radical qui s’oppose aux hiérarchies appuyées sur des principes obscurs.
Aucune transcendance donc, ni sociale ni surnaturelle, ne vient soutenir le dessinateur, hormis son talent. Il ne se justifie que par la qualité de ses dessins. Il ne peut renvoyer à aucune autre autorité que celle qu’il obtient par l’adhésion ponctuelle et provisoire d’un public qui ne se sent jamais lié par les dessins qui le font rire, le mettent en colère ou l’incitent à la réflexion. Il n’est pas particulièrement justifié par le principe de la liberté d’expression ou de la libre communication des pensées et opinions qui recouvre et garantit d’autres formes d’expression très différentes. À la rigueur, il se tient sur la frontière qui articule la certitude de la liberté d’expression et la nécessité de sa limitation : vigie démocratique de la liberté, indicateur pertinent de sa permanence et de sa réalité. Dans le langage philosophique, on pourrait dire que le dessin est caractérisé par l’immanence. Cette absence de transcendance ou de référence surplombante le prépare plus aisément à contester la « transcendance » religieuse.
Le dessin politique n’a pas d’école contrairement aux autres arts et au dessin à usage artistique ; préparatoire, le dessin disparaît dans l’œuvre achevée ; esquisse, il est par nature insuffisant. Au contraire, le dessin de presse est complet et, bien souvent, face au dénuement du dessin artistique, il est rempli de signification : modestie des moyens graphiques certes, mais abondance symbolique des significations. Efficace, explosif et drôle, il s’oppose à la pompe lente, affectée et ténébreuse des œuvres à portée religieuse.
Le dessin de presse suppose la décision construite d’un homme solitaire qui ne se prévaut d’aucune autre volonté que la sienne, en contraste donc avec tous les envoyés, les dépêchés, les représentants qui pullulent dans les religions et qui s’expriment toujours au nom d’un tiers pourtant continuellement muet. Le dessinateur de presse est un interlocuteur parmi d’autres dans l’espace public de délibération démocratique, à rebours de tout dogmatisme et de toute complaisance à l’égard de la domination.
La religion comme phénomène social est un système de signes très abondants, empruntant à toutes les techniques, texte, peinture, architecture, théâtre, politique, etc., mais qui, en deçà de la différence quantitative, ne sont pas sans analogie avec le dessin. Ce sont des inventions, des fictions, auxquelles on accorde une signification symbolique très chargée : signifier une spiritualité, l’existence d’un dieu ou de plusieurs. À la différence près, certes énorme, de la référence, c’est-à-dire une réalité divine supposée immense et toute-puissante d’un côté, quelques pensées critiques à portée politique de l’autre côté, dessin et religion sont comparables : deux montages graphiques qui épinglent des réalités mentales ainsi que sociales et articulent en les amplifiant les affects qui leur sont attachés. Mais dans un cas, on joue carte sur table : le dessin montre ouvertement ce qu’il est et comment il procède ; dans l’autre, l’artifice religieux se nie comme fiction et veut passer pour réel. D’une part, on veut faire croire à un merveilleux de pacotille, au surnaturel de bazar, aux reliques et aux miracles ; d’autre part, on propose un moment réflexif et plaisant sans vouloir faire croire qu’il y a dans le dessin des normes capables de diriger toute une vie. Modestie et liberté d’un côté, prétention et dogmatisme de l’autre, alors que le principe, l’imagination graphique, est le même.


Un rire diviseur et distancié

Enfin le dessin fait rire et il déforme, il tend peu ou prou à la caricature, il simplifie, il schématise. Du point de vue religieux, il ne respecte pas l’ordre apparent des choses. Il est diabolique puisqu’il divise ce qui devrait rester uni, la création et ses images (diaballein en grec signifie diviser). Loin de reproduire ce qui serait déjà parfait, le dessin est lui-même une création originale : il pose dans le graphe du trait et du texte des situations improbables, à la manière des rêves qui condensent et déplacent en les figurant des idées très éloignées, de façon à surprendre l’esprit par son audace joyeuse. Le dessin séduit. Les religions s’y efforcent aussi. D’où rivalité. Peut-être l’athéisme est-il un argument concurrentiel ?
Le rire implique une distance, une sorte de détachement, donc une liberté. Les rituels religieux sont sérieux parce qu’ils requièrent l’adhésion. Le rire c’est l’incroyance joyeuse, c’est le déficit abrupt et gai de l’adhésion, c’est le soupçon amusé que la liturgie et le protocole sont des mascarades qui méritent le sourire quand ils ont lieu sans prétention et l’ironie mordante lorsqu’ils s’y croient. Pas de dessin de presse sans l’hypothèse que la vie sociale est une vaste comédie, l’existence humaine un théâtre où nous jouons des rôles de circonstances, la vie humaine une chose ondoyante, infinie et drôle que n’épuiseront jamais les tentatives, religieuse ou politique, de la faire entrer dans une croyance unique et totale.


© pour le texte : Jean-Jacques Delfour et Mezetulle, 2008 ; pour le dessin: Charb et Charlie-Hebdo (n° 847, 10 sept. 08)

1 - Jean-Jacques Delfour est professeur de philosophie en classes préparatoires aux Grandes Ecoles à Toulouse (Lycées Saint Sernin et Ozenne). Responsable du site académique de philosophie de Toulouse .  On trouvera une présentation plus détaillée ICI. Voir ses autres articles.

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