30 juin 1970
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Justice et croissance
par Jean-Michel Muglioni
En ligne le 3 août 2008
Les idées les plus simples ne sont pas les plus faciles à comprendre : par exemple, qu’il n’y aura jamais de justice tant qu’on comptera seulement sur l’accroissement des richesses pour améliorer le sort des plus misérables. Subordonner la justice à l’aisance économique, c’est s’autoriser à la différer. Le dogme de l’économie toute-puissante dessaisit les citoyens de leur souveraineté et quand l’Etat lui-même fait de la production sa préoccupation principale, il perd sa fonction en renonçant à toute volonté politique.
Le dogme de la croissance
La nécessité de la croissance est le nouveau dogme. L’enrichissement universel est tenu pour inévitable et indispensable : produire plus permettra plus de justice, car la justice consiste à répartir les richesses. Les libertés fondamentales et tout ce qui, grâce à l’instruction et à la culture, fait la dignité de l’homme, est du même coup subordonné aux impératifs économiques et sociaux. Ainsi certains partisans du progrès disaient naguère que le combat laïque est une façon de renoncer aux luttes sociales. Défendre Dreyfus ne leur avait pas paru immédiatement essentiel. On oublie donc que la république, la justice et la laïcité sont un combat permanent qui ne dépend pas des conjonctures économiques. Ainsi s’explique aussi bien, pour une grande part, l’hégémonie du libéralisme économique sur les esprits.
De son côté le parti de l’expérience subordonne les principes au faits ; pour lui une idée ou un idéal est une utopie, et il s’imagine en prise avec la réalité. Il veut qu’on attende pour être juste d’être plus riche, par crainte de mettre l’économie en péril et d’appauvrir les plus pauvres. Rien ne paraît plus sensé que ce chantage érigé en doctrine.
Ainsi, les uns, espérant que l’avenir nous enrichira, dépenseraient déjà la richesse future au nom de la justice ; les autres, faisant leurs comptes, remettent au lendemain la justice. Dans tous les cas la justice dépend de l’état de la caisse. Il est confortable d’oublier qu’elle ne dépend pas des circonstances : attendons pour être honnêtes d’en avoir les moyens ! Le primat idéologique de l’économie, c’est-à-dire la subordination de la politique à l’économie, et les philosophies de l’histoire qui font de l’économie, libérale ou non, la détermination en dernière instance devaient mener là. Et une fois réveillé du fantasme de la croissance infinie, on rêve de développement durable, comptant toujours sur plus de richesses pour améliorer la condition des plus malheureux. Produisons ! Mais l’injustice vient-elle chez nous, ailleurs ou autrefois, du manque de richesses ? L’idéologie de la croissance a pour conséquence nécessaire qu’il suffit d’une crise économique pour qu’on ne soit plus tenu d’être juste et qu’on détruise ce qui a été institué au temps des vaches grasses pour améliorer la condition des plus humbles.
Injustice et opinion
Qu’il soit impossible à un seul pays de déclarer forfait dans la course universelle à la croissance, que certains pays aient besoin de croître tout simplement pour nourrir leur population, cela n’enlève rien à la vérité de ce qui précède. Aucun « progrès » dans cette course jamais ne garantira la justice, car l’injustice ne vient pas d’abord de la pénurie ou de l’insuffisance des biens à répartir mais des passions humaines et des préjugés. Ou bien considérera-t-on que c’est en vertu d’une nécessité économique que certains faisaient payer un verre d’eau pendant la débâcle de 1940 ? La rareté n’est pas la raison des prix ou des salaires exorbitants. Les gains de quelques célèbres gladiateurs du ballon ne s’expliquent que par l’adulation dont ils sont l’objet : l’économie dépend de l’opinion, et finalement du battage médiatique. Y a-t-il même une réalité économique ?
La fin de la politique
Il résulte de la nature de l’essor économique que les citoyens ne peuvent agir directement sur les puissances industrielles et financières qui l’empor-tent sur le pouvoir politique lui-même. Le capitalisme accomplit aujourd’hui le dépérissement de l’Etat républicain. Il a dessaisi le citoyen de sa citoyenneté. Et comme sa réussite nous rend plus dépendants comme consommateurs que comme salariés, nul ne cherche à s’y opposer. Comment faire grève si l’on a des traites à payer, puisqu’il a fallu emprunter pour consommer ? Rendre propriétaires les salariés les plus modérément rétribués est un moyen efficace de les tenir, puisqu’ils sont par là prisonniers de leur banque ; et leurs maisons, de moindre qualité, ne valant plus rien à leur mort, leurs enfants ne pourrons rien en tirer, d’autant que les bassins d’emploi se déplacent. Mais pour mesurer notre impuissance, il suffit de considérer nos habitudes de consommation les plus ordinaires, auxquelles seuls les plus misérables peuvent échapper : nous sommes attachés aux automobiles comme à notre liberté ; nous ne pouvons plus rouler sans climatisation ; il nous faut étouffer de chaleur l’hiver ; etc. Il n’y a pas plus de politique quand le citoyen s’est métamorphosé en consommateur que lorsqu’il est maintenu dans la misère. Comment dès lors éviter que la société civile vienne complètement à bout de l’Etat ? Telle est aujourd’hui la question politique majeure. Comment résister aux puissances industrielles et financières ? Or si c’est l’Etat qui s’empare de la production, il perd lui-même sa fonction proprement politique.
Ce qui relève de la loi
L’institution judiciaire dépend de l’Etat, et aussi l’école, la recherche, la santé publique, même si les techniques et les laboratoires de recherche sont dépendants du pouvoir économique ; et encore la culture. La loi limite le marché : la volonté politique l’emporte sur les puissances économiques. Une nation peut sauver son industrie cinématographique que la « loi » du marché aurait fait disparaître : l’idée même d’une politique culturelle implique que les intérêts économiques ne sont pas les seuls principes de décision.
Soit l’exemple de la santé. Les laboratoires pharmaceutiques et les fabricants de matériel médical de pointe ne sont pas des philanthropes ; le serment d’Hippocrate n’est pas leur charte. La « valeur » qui compte pour eux n’est pas la santé (valere, en latin, c’est « se porter bien »), mais la valeur boursière de leurs actions. L’affaire du sang contaminé (où public et privé sont mêlés) n’est pas un accident. Cette industrie n’a pas pour finalité de soigner les malades : la santé publique est pour elle un moyen en vue d’une fin, l’enrichissement de quelques-uns. Pourtant la volonté des citoyens et le souci de leur santé peuvent l’emporter sur cette puissance. La puissance politique, qui réside tout entière dans la volonté des citoyens, dans leur conviction, que le vote a pour vocation d’exprimer, impose par la loi des limites à la puissance économique. Il y a des crimes : on a vendu du lait en poudre en Afrique de sorte que les mères le mélangeant à de l’eau polluée, on a provoqué des catastrophes sanitaires, mais inversement les laboratoires ont fini par céder et par vendre en Afrique à prix réduit certains médicaments. Et si le vote est détourné de son sens, comme il arrive souvent, ou si les représentants du peuple sont sensibles aux pressions des puissances, des manifestations deviennent nécessaires.
De la même façon il dépend de la puissance publique de faire en sorte qu’il y ait assez de juges et de greffiers pour traiter les affaires, assez d’éducateurs et d’hommes ou de femmes compétents pour suivre l’application des peines, assez de prisons et des prisons conformes aux règles européennes, etc. Leur état déplorable ne vient pas de ce que respecter les règles élémentaires d’humanité coûte trop cher, mais de ce que les citoyens sont satisfaits de l’état des lieux. Et sont-ils choqués s’il n’y a pas assez de juges pour traiter les affaires financières, ni assez d’inspecteurs du travail ? L’insuffisance d’une institution tient toujours à l’absence de volonté politique des élus et des électeurs, et non à quelque nécessité sur laquelle on ne pourrait rien.
De même il dépend de la politique de faire en sorte que l’école instruise assez les hommes pour qu’ils s’éveillent à la conscience d’eux-mêmes et deviennent des citoyens critiques. L’échec est patent, car l’école ne peut exister qu’à contrecourant de l’idéologie dominante, comme autrefois contre les superstitions des campagnes. Paraphrasons Bachelard : il n’y a de véritable école que là où la société est faite pour l’école et non l’école pour la société. Or on s’accorde aveuglément à dire que l’échec scolaire et le malaise de l’institution viennent de l’inadéquation de l’école à la société, alors qu’ils viennent de ce qu’on confond la fonction sociale de l’école et son essence.
Appliquer les lois
Propos simpliste, dira-t-on, qui ignore la complexité du monde moderne : mais toute époque n’est-elle pas complexe pour ses acteurs ? On objectera encore que je ne propose pas de programme : mais les programmes électoraux ont-ils jamais été réalisés ? Contentons-nous donc d’appliquer les lois et de veiller en toute chose à l’état de droit, sans admettre jamais qu’aucune puissance soit au-dessus de la loi. Si pour des raisons « techniques » le parlement ne peut qu’enregistrer des milliers de lois, inventons une chambre ou une cour nouvelle, chargée de veiller à l’application des lois existantes. Projet plus révolutionnaire et plus efficace que ce qu’on nomme ordinairement révolution. Le sang ou le changement incessant des lois font toujours le jeu des puissants. Renverser les tyrans consiste généralement à les remplacer par d’autres. Il est vain aussi de chercher à renverser le pouvoir économique pour le donner à on ne sait qui. Il suffit de lui opposer le droit, comme on fait ordinairement : un milliardaire qui prend envie de raser un pâté de maisons pour construire son palais ne peut pas toujours vaincre l’obstacle du droit. Une telle politique requiert seulement que les hommes de la société civile que nous sommes tous veuillent être citoyens. Il suffit, mais il le faut. Alors l’opinion, qu’elle s’exprime ou non par le suffrage, sera plus forte que la bourse. Seule l’opinion peut contraindre les puissances financières. Mais rien n’est possible si les hommes se laissent acheter.
La liberté d’opinion, fondement de tout droit
C’est pourquoi la liberté d’opinion est le fondement de tous les droits. Or quelle législation peut s’opposer à la direction de conscience qui aujourd’hui n’est pas imposée par l’Eglise mais par les médias et les instituts de sondage ? Une école laïque ne se garde pas seulement des pressions cléricales mais aussi des pressions de la société civile, et elle s’interdit toute relation avec l’univers médiatique. Il suffit de lui rendre sa fonction propre, qui est d’instruire, et l’opinion sera libre. Mais nous n’en voulons pas : nous sommes veules non par peur des armes mais parce que nous craignons d’être moins bien chauffés l’hiver prochain.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008
Voir les autres articles du même auteur
par Jean-Michel Muglioni
En ligne le 3 août 2008
Les idées les plus simples ne sont pas les plus faciles à comprendre : par exemple, qu’il n’y aura jamais de justice tant qu’on comptera seulement sur l’accroissement des richesses pour améliorer le sort des plus misérables. Subordonner la justice à l’aisance économique, c’est s’autoriser à la différer. Le dogme de l’économie toute-puissante dessaisit les citoyens de leur souveraineté et quand l’Etat lui-même fait de la production sa préoccupation principale, il perd sa fonction en renonçant à toute volonté politique.
Le dogme de la croissance
La nécessité de la croissance est le nouveau dogme. L’enrichissement universel est tenu pour inévitable et indispensable : produire plus permettra plus de justice, car la justice consiste à répartir les richesses. Les libertés fondamentales et tout ce qui, grâce à l’instruction et à la culture, fait la dignité de l’homme, est du même coup subordonné aux impératifs économiques et sociaux. Ainsi certains partisans du progrès disaient naguère que le combat laïque est une façon de renoncer aux luttes sociales. Défendre Dreyfus ne leur avait pas paru immédiatement essentiel. On oublie donc que la république, la justice et la laïcité sont un combat permanent qui ne dépend pas des conjonctures économiques. Ainsi s’explique aussi bien, pour une grande part, l’hégémonie du libéralisme économique sur les esprits.
De son côté le parti de l’expérience subordonne les principes au faits ; pour lui une idée ou un idéal est une utopie, et il s’imagine en prise avec la réalité. Il veut qu’on attende pour être juste d’être plus riche, par crainte de mettre l’économie en péril et d’appauvrir les plus pauvres. Rien ne paraît plus sensé que ce chantage érigé en doctrine.
Ainsi, les uns, espérant que l’avenir nous enrichira, dépenseraient déjà la richesse future au nom de la justice ; les autres, faisant leurs comptes, remettent au lendemain la justice. Dans tous les cas la justice dépend de l’état de la caisse. Il est confortable d’oublier qu’elle ne dépend pas des circonstances : attendons pour être honnêtes d’en avoir les moyens ! Le primat idéologique de l’économie, c’est-à-dire la subordination de la politique à l’économie, et les philosophies de l’histoire qui font de l’économie, libérale ou non, la détermination en dernière instance devaient mener là. Et une fois réveillé du fantasme de la croissance infinie, on rêve de développement durable, comptant toujours sur plus de richesses pour améliorer la condition des plus malheureux. Produisons ! Mais l’injustice vient-elle chez nous, ailleurs ou autrefois, du manque de richesses ? L’idéologie de la croissance a pour conséquence nécessaire qu’il suffit d’une crise économique pour qu’on ne soit plus tenu d’être juste et qu’on détruise ce qui a été institué au temps des vaches grasses pour améliorer la condition des plus humbles.
Injustice et opinion
Qu’il soit impossible à un seul pays de déclarer forfait dans la course universelle à la croissance, que certains pays aient besoin de croître tout simplement pour nourrir leur population, cela n’enlève rien à la vérité de ce qui précède. Aucun « progrès » dans cette course jamais ne garantira la justice, car l’injustice ne vient pas d’abord de la pénurie ou de l’insuffisance des biens à répartir mais des passions humaines et des préjugés. Ou bien considérera-t-on que c’est en vertu d’une nécessité économique que certains faisaient payer un verre d’eau pendant la débâcle de 1940 ? La rareté n’est pas la raison des prix ou des salaires exorbitants. Les gains de quelques célèbres gladiateurs du ballon ne s’expliquent que par l’adulation dont ils sont l’objet : l’économie dépend de l’opinion, et finalement du battage médiatique. Y a-t-il même une réalité économique ?
La fin de la politique
Il résulte de la nature de l’essor économique que les citoyens ne peuvent agir directement sur les puissances industrielles et financières qui l’empor-tent sur le pouvoir politique lui-même. Le capitalisme accomplit aujourd’hui le dépérissement de l’Etat républicain. Il a dessaisi le citoyen de sa citoyenneté. Et comme sa réussite nous rend plus dépendants comme consommateurs que comme salariés, nul ne cherche à s’y opposer. Comment faire grève si l’on a des traites à payer, puisqu’il a fallu emprunter pour consommer ? Rendre propriétaires les salariés les plus modérément rétribués est un moyen efficace de les tenir, puisqu’ils sont par là prisonniers de leur banque ; et leurs maisons, de moindre qualité, ne valant plus rien à leur mort, leurs enfants ne pourrons rien en tirer, d’autant que les bassins d’emploi se déplacent. Mais pour mesurer notre impuissance, il suffit de considérer nos habitudes de consommation les plus ordinaires, auxquelles seuls les plus misérables peuvent échapper : nous sommes attachés aux automobiles comme à notre liberté ; nous ne pouvons plus rouler sans climatisation ; il nous faut étouffer de chaleur l’hiver ; etc. Il n’y a pas plus de politique quand le citoyen s’est métamorphosé en consommateur que lorsqu’il est maintenu dans la misère. Comment dès lors éviter que la société civile vienne complètement à bout de l’Etat ? Telle est aujourd’hui la question politique majeure. Comment résister aux puissances industrielles et financières ? Or si c’est l’Etat qui s’empare de la production, il perd lui-même sa fonction proprement politique.
Ce qui relève de la loi
L’institution judiciaire dépend de l’Etat, et aussi l’école, la recherche, la santé publique, même si les techniques et les laboratoires de recherche sont dépendants du pouvoir économique ; et encore la culture. La loi limite le marché : la volonté politique l’emporte sur les puissances économiques. Une nation peut sauver son industrie cinématographique que la « loi » du marché aurait fait disparaître : l’idée même d’une politique culturelle implique que les intérêts économiques ne sont pas les seuls principes de décision.
Soit l’exemple de la santé. Les laboratoires pharmaceutiques et les fabricants de matériel médical de pointe ne sont pas des philanthropes ; le serment d’Hippocrate n’est pas leur charte. La « valeur » qui compte pour eux n’est pas la santé (valere, en latin, c’est « se porter bien »), mais la valeur boursière de leurs actions. L’affaire du sang contaminé (où public et privé sont mêlés) n’est pas un accident. Cette industrie n’a pas pour finalité de soigner les malades : la santé publique est pour elle un moyen en vue d’une fin, l’enrichissement de quelques-uns. Pourtant la volonté des citoyens et le souci de leur santé peuvent l’emporter sur cette puissance. La puissance politique, qui réside tout entière dans la volonté des citoyens, dans leur conviction, que le vote a pour vocation d’exprimer, impose par la loi des limites à la puissance économique. Il y a des crimes : on a vendu du lait en poudre en Afrique de sorte que les mères le mélangeant à de l’eau polluée, on a provoqué des catastrophes sanitaires, mais inversement les laboratoires ont fini par céder et par vendre en Afrique à prix réduit certains médicaments. Et si le vote est détourné de son sens, comme il arrive souvent, ou si les représentants du peuple sont sensibles aux pressions des puissances, des manifestations deviennent nécessaires.
De la même façon il dépend de la puissance publique de faire en sorte qu’il y ait assez de juges et de greffiers pour traiter les affaires, assez d’éducateurs et d’hommes ou de femmes compétents pour suivre l’application des peines, assez de prisons et des prisons conformes aux règles européennes, etc. Leur état déplorable ne vient pas de ce que respecter les règles élémentaires d’humanité coûte trop cher, mais de ce que les citoyens sont satisfaits de l’état des lieux. Et sont-ils choqués s’il n’y a pas assez de juges pour traiter les affaires financières, ni assez d’inspecteurs du travail ? L’insuffisance d’une institution tient toujours à l’absence de volonté politique des élus et des électeurs, et non à quelque nécessité sur laquelle on ne pourrait rien.
De même il dépend de la politique de faire en sorte que l’école instruise assez les hommes pour qu’ils s’éveillent à la conscience d’eux-mêmes et deviennent des citoyens critiques. L’échec est patent, car l’école ne peut exister qu’à contrecourant de l’idéologie dominante, comme autrefois contre les superstitions des campagnes. Paraphrasons Bachelard : il n’y a de véritable école que là où la société est faite pour l’école et non l’école pour la société. Or on s’accorde aveuglément à dire que l’échec scolaire et le malaise de l’institution viennent de l’inadéquation de l’école à la société, alors qu’ils viennent de ce qu’on confond la fonction sociale de l’école et son essence.
Appliquer les lois
Propos simpliste, dira-t-on, qui ignore la complexité du monde moderne : mais toute époque n’est-elle pas complexe pour ses acteurs ? On objectera encore que je ne propose pas de programme : mais les programmes électoraux ont-ils jamais été réalisés ? Contentons-nous donc d’appliquer les lois et de veiller en toute chose à l’état de droit, sans admettre jamais qu’aucune puissance soit au-dessus de la loi. Si pour des raisons « techniques » le parlement ne peut qu’enregistrer des milliers de lois, inventons une chambre ou une cour nouvelle, chargée de veiller à l’application des lois existantes. Projet plus révolutionnaire et plus efficace que ce qu’on nomme ordinairement révolution. Le sang ou le changement incessant des lois font toujours le jeu des puissants. Renverser les tyrans consiste généralement à les remplacer par d’autres. Il est vain aussi de chercher à renverser le pouvoir économique pour le donner à on ne sait qui. Il suffit de lui opposer le droit, comme on fait ordinairement : un milliardaire qui prend envie de raser un pâté de maisons pour construire son palais ne peut pas toujours vaincre l’obstacle du droit. Une telle politique requiert seulement que les hommes de la société civile que nous sommes tous veuillent être citoyens. Il suffit, mais il le faut. Alors l’opinion, qu’elle s’exprime ou non par le suffrage, sera plus forte que la bourse. Seule l’opinion peut contraindre les puissances financières. Mais rien n’est possible si les hommes se laissent acheter.
La liberté d’opinion, fondement de tout droit
C’est pourquoi la liberté d’opinion est le fondement de tous les droits. Or quelle législation peut s’opposer à la direction de conscience qui aujourd’hui n’est pas imposée par l’Eglise mais par les médias et les instituts de sondage ? Une école laïque ne se garde pas seulement des pressions cléricales mais aussi des pressions de la société civile, et elle s’interdit toute relation avec l’univers médiatique. Il suffit de lui rendre sa fonction propre, qui est d’instruire, et l’opinion sera libre. Mais nous n’en voulons pas : nous sommes veules non par peur des armes mais parce que nous craignons d’être moins bien chauffés l’hiver prochain.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008
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