Mais où est passé le maillot rayé ?
par Catherine Kintzler
Le maillot rayé s'absente de plus en plus des terrains de rugby : même les Wasps n'arborent la bigarrure jaune et noire de leur totem que sur un discret rappel de chaussettes. Les drôles de zèbres qui ornaient les stades auraient-ils échangé leur bestiaire et leur vestiaire contre la nouvelle héraldique des grandes marques ? Pas seulement : oser un semis de fleurs, c'est, en affichant son absolu contraire, se souvenir de la rayure.
La rayure, pourtant traditionnellement et abondamment portée jadis sur les terrains de rugby, n'a plus très bonne presse aujourd'hui sur les stades. Elle tend à disparaître des terrains, remplacée par un design branché, pour se réfugier, sous l'étiquette "polo tradition" dans les sages rayons des magasins de sport. Fondamentalement ambivalente car elle n'est pas une forme tracée sur un fond mais une structure brouillant l'ordre chromatique, priorité indiscrète qui tape fort à l'oeil, marque infamante qui frappe ceux qui sont hors de l'ordre (criminels, valets, satimbanques) mais aussi barrière qui fait obstacle à l'impureté ou à la transgression (toiles de plage et de boucherie, costumes de bains d'autrefois, passages pour piétons et chantiers d'aujourd'hui), comble de la vulgarité (chemises des frères Dalton et autres costards maffieux à grosses rayures contrastées) ou du raffinement (fines rayures ton sur ton rendues célèbres par l'habit de l'Incorruptible), cette étrange partition du visible barre de moins en moins de sa fulgurance inquiétante les terrains de sport.
Dans son livre passionnant L'étoffe du diable : une histoire des rayures et des tissus rayés (Paris : Seuil, 1991), Michel Pastoureau retrace l'histoire de cette ambivalence dont je viens de rappeler quelques éléments. S'agissant du maillot sportif, il renvoie à la thèse du sport-spectacle : à ses yeux, le sportif, "grand utilisateur de rayures" est
"un drôle de zèbre qui se situe sur les marges de la société où il retrouve le clown, le saltimbanque, l'homme de théâtre et tous ceux qui se donnent en spectacle. Le port de tenues rayées sur les terrains de sport peut donc être pris sinon comme une marque d'exclusion, du moins comme un écart et un déguisement. Par bien des aspects, le sportif est l'histrion des temps modernes" (p. 127-128).
Il poursuit le chapitre intitulé "la rayure sportive" en évoquant aussi la connotation évidemment héraldique de la rayure pour certains clubs, et soulève la question de sa désaffection notamment sur les maillots des arbitres de foot et de rugby où elle était pourtant naguère de rigueur.
Cette désaffection s'étend bien au-delà puisque même quand on s'appelle les Wasps, on n'ose "l'étoffe du diable" qu'en subalterne rappel de chaussette. Et même quand on peut s'enorgueillir d'un blason mythique dont on raconte qu'il fut donné par Charles le Chauve à la Catalogne, on en estompe la structure pour n'en garder que les couleurs : le maillot de Perpignan, comme bien d'autres, délaisse sa présentation héraldique pour en décliner les teintes selon le design d'une marque sponsor. Les sponsors et équipementiers, tels sont les nouveaux hérauts qui frappent de leurs symboles (pumas, virgules et - ah tout de même - 3 célèbres "stripes" qu'Adidas s'évertue du reste à déstructurer au plus loin de la rayure) la livrée du rugbyman. Devant la toute-puissance de la marque et de son équipe de designers, la rayure, trop voyante, trop rigide, trop impérieuse, trop jalouse du regard dont elle s'empare, est priée de mettre une sourdine et le sportif de rentrer dans le rang commercial pour passer dans un vestiaire plus chic et surtout plus juteux.
Et là vous me voyez venir, je vais terminer par un éloge (ambivalent et angoissé) de mon chouchou le Stade français : c'est vraiment génial d'avoir trouvé l'absolu contraire de la rayure, l'absolu contraire de la frappe héraldique en bandes, faisceaux et autres partitions viriles.... pour taper dans l'oeil avec un uni rose féminin qui se vend très très bien, discrètement zébré (mais pas rayé) de trois éclairs bleus. Il ne manquait plus que la fleur de lys en semis marial : eh bien ils ont osé! (c'est pour ça sans doute qu'ils méritent de jouer à Saint-Denis, au pied du sépulcre royal?).
Mais heureusement ils n'ont pas oublié, en rappel et en alternance, le bleu et rouge du Fluctuat nec mergitur : c'est tout ce que je leur souhaite, de flotter, au bord du naufrage, et de surnager en haut du Top 14 - même si le bouclier de Brennus s'en va parfois à la dérive loin des ondes de la Seine.
© Catherine Kintzler, 2007 sur La Choule
Illustration alinéa 1 : Philippe Grosbéty Le Maillot rayé (1960)