La parité, ou le retour de la "nature"
par Catherine Kintzler (en ligne le 7 mars 2006)
Je saisis l'occasion de la "Journée de la femme" pour mettre en ligne ce texte, publié dans Le Piège de la paritéVoir le livre sur Amazon, arguments pour un débat, éd. Micheline Amar, Paris : Hachette Littératures, 1999 (1).
On peut constater que la parité n'a changé ni la condition des femmes, ni leur poids public. Elle ne les a pas soulagées de leur deuxième journée de travail. Elle n'a libéré aucune femme immigrée ou d'origine étrangère du "droit personnel". Elle ne s'est pas imposée dans les partis - les amendes sont dérisoires et il aurait mieux valu installer un statut pour les élus. Elle se réduit à une rhétorique moralisatrice (imposer le "bien dire" pour contrôler les esprits) et à une idélologie qui s'acharne à promouvoir la différenciation entre les citoyens au niveau d'un principe politique.
La question de la parité a ses aspects comiques. Un discours politiquement correct très répandu se fait scrupule de marquer la distinction entre "les hommes et les femmes", "les citoyennes et les citoyens". Que d'application à soigner "les électrices et les électeurs" ! Mais le langage politicien et médiatique ne va pas jusqu'à distinguer "les chômeuses et les chômeurs" ou "celles et ceux en fin de droits" : il y a des moments où la manie arithmétique devient encombrante. C'est au seuil des réalités économiques et à l'épreuve de la vie quotidienne qu'éclate la différence entre les bons sentiments et les principes.
Mettre des gants avec quelques petites bourgeoises en les appelant madame la ministre ou madame la professeure, c'est prendre peu de risques. On remarquera que cette admirable réforme linguistique épargne assez souvent Madeleine Albright (2), "LE secrétaire d'État américain" : avec "la prof", on peut parler comme les loubards qui lui crachent à la figure, mais avec une grande puissance, pas question de rigoler ! La grande mesure révolutionnaire consiste à modifier la langue et à chasser sur des terres purement idéologiques, ce qui ne coûte rien. Dans ce superbe élan, comment va-t-on dire "une sentinelle", "une victime", "une personne", "une excellence", "une nullité" s'agissant d'un homme ou "un assassin", "un tyran", "un despote", "un témoin", "un génie", s'agissant d'une femme ?
Il serait plus opportun, mais sans doute plus coûteux, de réprimer sévèrement l'inégalité des salaires, d'encourager et de financer la mise en place de tout ce qui peut libérer les femmes de tâches qui, tant qu'elles resteront privées, leur seront à charge (crèches, gardes d'enfants, services collectifs de restauration), d'égaliser et de plafonner les pensions de réversion des veufs et des veuves.
Certes l'absence de courage des partis politiques les rend incapables de promouvoir en leur sein la citoyenneté des femmes, mais faut-il s'en remettre à la loi et aller jusqu'à la constitution pour régler de tels problèmes domestiques ? Qui est discriminatoire : la loi qui proclame l'indifférenciation ou les notables ? Or, pour échapper à un reproche qu'ils méritent, les notables se montrent prêts à calculer les droits de l'homme. En cela, ils sont soutenus par les paritaristes, véritables complices du sexisme, qui souhaitent revenir sur l'universalité des droits et régresser vers une logique d'ancien régime afin de masquer le machisme profond des nomenclaturas d'appareil.
L'immense intérêt politique de l'opération n'échappera en outre à personne. Il est moins coûteux de dire aux femmes qui en ont le loisir : "vous aussi, devenez des hommes d'appareil et venez servir d'alibi sur nos listes !" que de prendre la moindre mesure permettant d'alléger la double journée de la quasi-totalité des femmes au travail ou de mettre en place un véritable statut de l'élu.
Il faudrait pourtant rappeler que l'idée du citoyen ne naît jamais d'une identification immédiate avec ceux qui me ressemblent. Au contraire, elle suppose que chacun raisonne en prenant ses distances avec ses "potes", avec les catégories et les rôles sociaux. J'aurais pu avoir le bonheur et le malheur de naître avec l'autre sexe : un citoyen doit pouvoir considérer autrui autrement que dans son irréductible différence. Donc c'est au nom d'un citoyen quelconque et non pour protéger telle ou telle fraction de la population que le viol doit être réprimé, la maternité protégée et socialement reconnue, le proxénétisme interdit ainsi que toute forme de cuissage, et que le principe de l'égalité doit prévaloir partout aveuglément, sans faire de comptes. On ne peut pas confondre un objectif avec un droit et jamais la considération de statistiques ne peut se substituer à la promotion des droits, qui s'apprécie dans son intégralité pour chaque citoyen et non en termes de "bénéficiaires" ou pire encore d'"usagers".
Beaucoup de partisans de la parité admettent comme allant de soi ce principe barbare de l'identification par ressemblance et proximité qui revient à diviser l'humanité. Mais en vertu de quoi une femme devrait-elle nécessairement se sentir mieux représentée par une femme ? En vertu de quelle réduction la question politique devrait-elle toujours passer par la considération du sexe pour les femmes seulement ? Quand cessera-t-on enfin d'aborder les femmes en leur rappelant sans arrêt qu'elles ont un sexe, qu'elles sont d'abord femmes (l'écœurant et immémorial cortège des filles, mères, saintes, pleureuses et putains) ou pire encore qu'elles ont des devoirs inscrits dans leur "nature", qu'elles sont coupables lorsqu'elles osent laisser leur "féminité" au vestiaire ? Quand cessera-t-on de leur reprocher de réussir "comme des hommes" ?
Les femmes aussi ont droit à la bienfaisante abstraction de n'être que des hommes ! Est-ce les regarder comme des sujets que de les pousser sur des listes en brandissant leur condition sexuée ? Libérez-nous de l'hystérisation et de tout ce qui suit à la trace, même si c'est pour s'en délecter, l'odor di femmina ! Si la féminité dont on nous rebat les oreilles devient subitement une rose, c'est parce qu'elle est souvent une croix : on aimerait que la vie publique laisse ces litanies sectaires aux discours privés et qu'elle soit plus généreusement indifférente à ce qui ne la regarde pas.
Une loi rendant la parité obligatoire, même dans un secteur restreint de la vie publique, ne sera plus aveugle, mais discriminatoire par une clairvoyance qui peut devenir redoutable si elle est étendue et portée à son principe. Pour corriger les inégalités dues à une donnée de naissance que la personne n'a pas choisie, faut-il la fétichiser ? Il y a là une régression vers un éclatement du corps politique en communautés de fait, une prise en compte de données naturelles et sociales, une sorte de sacralisation de corps intermédiaires. Rien d'étonnant à ce que nombre de partisans de la parité applaudissent par ailleurs au port du tchador à l'école publique : tout ce qui s'affiche comme différenciation, même si c'est ouvertement indigne et fascisant, est à leurs yeux intouchable et signe de progrès social.
Il faudra dans cette logique accepter que les groupes se réclamant d'une "différence" - les communautés, les prétendues identités culturelles - bénéficient de quotas : s'installerait alors une démocratie d'association qui confond le social et le juridique. Un secteur pour les chrétiens, un autre pour les Juifs, un autre pour les Noirs, un autre pour les "latinos", etc.
Dans ces conditions, faire de la politique pour les femmes reviendra à faire du lobbying, forme dégradée et dégradante de l'action, comme si l'objet politique n'était accessible aux femmes que de façon particulière et par la petite porte. Pour accéder au politique, une femme en sera-t-elle réduite à s'autoriser de sa "féminité"? N'aurait-elle que ses seins et ses ovaires (et non ses talents) comme motif légitime de promotion ?
Certains distinguent entre quota et parité : alors que le quota suppose une représentation fragmentaire de l'humanité en groupes, la parité exprimerait une distinction universellement répandue. Mais cet argument fait comme si la sexualité humaine se réduisait à une détermination biologique et néglige de se poser la question de sa profonde unité, qui transcende mâle et femelle. Lui donner une traduction arithmétique contraignante revient qu'on le veuille ou non à énoncer un quota - du reste, le calcul de 50% ne paraît pas très clair, car il naît plus de garçons que de filles, il survit plus de filles que de garçons, et le nombre de femmes est excédentaire dans une population âgée : c'est injuste !
On dit aussi que la politique changera si les femmes y sont plus nombreuses, parce que les femmes seraient plus pratiques, plus modestes, moins violentes, plus proches des "réalités", etc. Cet argument reproduit la pire des misogynies. L'expérience montre le contraire : on ne voit pas que la guerre change de nature quand les femmes s'y engagent ; elles sont aussi redoutables et aussi pitoyables que les hommes, parce que ce sont des hommes comme les autres.
Enfin, et pour revenir aux aspects comiques, une fiction suffira à souligner l'injustice d'une parité contraignante. Une telle mesure - effet indésirable bien connu des discriminations positives - risque de se retourner contre ses bénéficiaires en les réduisant à la différence à laquelle on voudrait les soustraire : belle façon d'encourager les "rôles" qu'on prétend combattre. Chaque fois qu'une femme sera candidate sur une liste d'éligibles, chaque fois qu'une femme sera recrutée dans le personnel politique, ne dira-t-on pas qu'elle est là, non pas grâce à ses talents, mais à cause de sa nature ? Je n'ai pas du tout envie qu'on pense cela de moi. "La loi ne connaît d'autres distinctions que celles des vertus et des talents". Je préfère un homme compétent à une femme nulle. L'inverse est vrai aussi. Il pourrait alors se produire une chose plutôt drôle: si les femmes, dans cette compétition, se montraient numériquement meilleures que leurs concurrents masculins (c'est le cas actuellement pour bien des concours de recrutement), il leur faudrait renoncer à faire valoir leurs talents pour respecter la parité hommes / femmes, et consentir à voir des nullités masculines leur passer devant ? Je préfère une femme compétente à un homme nul.
Cette fiction fait voir que le respect de la sacro-sainte parité, si l'on consent à la conduire à son principe et à la prendre vraiment au sérieux, n'est autre qu'une forme d'aliénation. Etre écarté d'un emploi, d'une reconnaissance, ou y être favorisé à cause d'une détermination dont on n'est pas l'auteur, c'est être livré au hasard de la naissance, c'est être livré aux fées et aux malins génies que l'on trouve dans son berceau. Il y a des peuples qui ont fait la Révolution pour échapper à de tels hasards. On n'abolit pas une situation de handicap en introduisant un volontarisme des privilèges ; car handicaps et privilèges relèvent d'une même logique différentialiste.
Jusqu'à présent, ce sont les ayatollahs de tout poil qui rappelaient les femmes à leur féminité, et aujourd'hui, quiconque dénonce cette crucifixion est un conservateur (vieux de préférence), un ennemi du progrès ! Il y a mieux encore : toute femme qui dénonce ce discours conformiste drapé dans les oripeaux égalitaires est une "Walkyrie", une arriviste contaminée par le modèle masculin, une femme qui "renonce à sa nature" ! Mais oui, les vilaines, les bréhaignes, les vieilles filles, les lesbiennes, les sorcières, les précieuses, les prudes et autres Femmes savantes pourraient bien avoir la faiblesse de croire que dans une République, elles jouiront des droits indifférenciés du citoyen sans qu'on leur demande compte d'une prétendue destinée naturelle.
Les droits des femmes doivent être promus et défendus parce que ce sont les droits de tout homme et l'état du droit dont jouissent les femmes donne aujourd'hui la mesure du droit dont jouit l'homme en général : c'est pourquoi le féminisme ne se confond pas avec un essentialisme, avec un culte de la discrimination, même positive. Car s'il suffit qu'une seule femme soit opprimée pour que le corps entier de l'humanité le soit, il suffit aussi qu'une seule personne (fût-elle femme) soit injustement favorisée pour que le droit d'autrui soit bafoué. Ce n'est pas en pensant à la féminité que l'on peut faire progresser le droit, mais en pensant aux droits d'une femme quelconque en laquelle tout homme doit pouvoir, non pas s'identifier, mais se reconnaître.
Notes
(1) Les auteurs : Elisabeth Badinter, Robert Badinter, Nicole Belloubet-Frier, Fehti Benslama, Jean-Claude Casanova, Régine Deforges, Delfeil de Ton, Odile Dhavernas, Régine Dhoquois, Françoise Duroux, Luc Ferry, Elisabeth de Fontenay, Florence Gauthier, Nathalie Heinich, Helena Hirata, Jacques Julliard, Liliane Kandel, Catherine Kintzler, Danièle Kergoat, Bernard-Henri Lévy, Florence Montreynaud, Gilda Nicolau, Mona Ozouf, Henri Pena-Ruiz, Evelyne Pisier, Michel Plon, Robert Redeker, Michèle Riot-Sarcey, Elisabeth Roudinesco, Danièle Sallenave, Dominique Schnapper, Michel Surya, Eleni Varikas, Georges Vedel.
(2) Secrétaire d'Etat au moment de la rédaction de ce texte. Or le substantif "secrétaire" est parfaitement admis en français dans les deux genres : l'obstacle n'était pas dans la langue, qui n'est pas en elle-même "macho", mais bien dans les têtes... Il est intéressant de souligner le bougé sur ce point car avec Condolezza Rice et à présent Hillary Clinton, on parle sans difficulté de "la" Secrétaire d'Etat. Par ailleurs on peut aussi noter que l'argument "ce qui n'est pas nommé n'existe pas, or on parle des fonctions principalement au masculin donc les femmes n'existent pas..." se retourne entièrement puisque, en français, il n'y a généralement pas de marque du masculin, seul le féminin est marqué : donc les hommes n'existent pas ? (note de 2009).
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