Condorcet critique de Montesquieu
par Catherine Kintzler
en ligne le 22 janvier 2006 [vous pouvez lire cet article sur le nouveau site Mezetulle.fr]
Une critique très argumentée de la théorie des corps intermédiaires et de la régulation des pouvoirs. Elle donne à réfléchir sur la mode actuelle du régionalisme et de la prétendue démocratie d'association.
[voir les références bibliographiques à la fin de l'article]
C’est surtout sa réflexion politique, constitutionnelle et juridique qui amène Condorcet à commenter Montesquieu et à fournir dans ses Observations sur le XXIXe Livre de l’Esprit des lois (publiées par Destutt de Tracy en 1819) l’un des textes les plus sévères et les plus argumentés contre la théorie des corps intermédiaires et de l’équilibre régulé des pouvoirs.
Cependant, même si Condorcet se livre à une vigoureuse (et parfois violente) critique, il faut souligner que Montesquieu demeure à ses yeux l’un des pionniers des Lumières : il a fait pour les sciences morales ce que Descartes a fait de manière plus générale en philosophie et dans les sciences mathématiques et naturelles. La comparaison avec Descartes est notamment abordée dans l’Essai sur les assemblées provinciales. C’est Montesquieu qui a osé soumettre les matières morales et politiques à l’examen de la raison, et sa critique de l’esclavage et du système criminel français en témoigne. A cet égard, et aussi parce qu’il est un esprit et un écrivain de première grandeur, il mérite d’être défendu et célébré. Condorcet soutient cette position non seulement face aux attaques dont Montesquieu fut la cible, mais aussi face à Voltaire (dont il rappelle souvent le mot fameux : Le genre humain avait perdu ses titres, Montesquieu les lui a rendus) qu’il dissuade dans une Lettre de juin 1777 de publier un texte où Montesquieu est comparé désobligeamment au chevalier de Chastellux, concluant ainsi sa lettre : « [cette publication] nuirait à la bonne cause parce que la canaille qui se déchaîne contre Montesquieu et contre vous triompherait de la division qui s’élèverait dans le camp des défenseurs de l’humanité . »
La critique de Montesquieu par Condorcet, principalement dans les Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois, peut s’articuler en trois points.
1° Une critique factuelle développe un argument répandu (utilisé notamment par Voltaire et qu’on trouve plus tard dans une Lettre à Montesquieu sur son manuscrit de l’Esprit des lois publiée en 1789, texte faussement attribué à Helvétius et plus probablement dû à Lefebvre de La Roche) : Montesquieu reste malgré tout un représentant de l’ordre ancien, défenseur de la vénalité des charges et surtout des corps intermédiaires pour des raisons archaïques, comme en témoigne la fin de L’Esprit des lois où la théorie de l’abbé Dubos est attaquée, de sorte que le grand ouvrage de Montesquieu peut devenir un « arsenal des préjugés » utilisé par les partisans de la noblesse adversaires de la monarchie absolue pour des raisons féodales. Ainsi la théorie de l’équilibre des pouvoirs reste ambiguë puisqu’elle peut servir de point d’appui à une position aristocratique.
2° Le thème de l’équilibre des pouvoirs dans un gouvernement « modéré » ne se réduit pas à une question d’idéologie. Il renvoie aux yeux de Condorcet à une position épistémologique dont il faut faire crédit à Montesquieu, et qu’il convient de critiquer en tant qu’il s’agit d’une pensée et non d’un simple parti-pris. Montesquieu souscrit à une vision empiriste et éclatée du social qui construit l’objet politique par une sorte de jugement réfléchissant : sa « méthode désordonnée » relève en réalité d’une forme de rationalité « impure » (selon l’expression de Paul Vernière, 1977) qui croit qu’on peut dégager le normatif à partir du positif, et se faire une idée des lois telles qu’elles peuvent être à partir des coutumes telles qu’elles sont. Montesquieu considère les lois positives et les coutumes dans leur organisation propre, dans leur cohérence réciproque, qu’il rapporte également à des questions empiriques de situation géographique et d’appartenance ethnique : peut-être trop enclin à expliquer, il s’expose à justifier l’injustifiable (voir notamment le chap. XI des Observations : Montesquieu explique la cohérence d’un système criminel recourant à la torture). Dans la critique de ce point de vue expérimental, Condorcet rejoint Rousseau et d’une manière plus générale le courant philosophique qui pense l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social – on note les thèmes récurrents : Montesquieu est plus attaché à ce qui est qu’à ce qui doit être ; sa méthode est dispersée ; la doctrine de l’équilibre des pouvoirs ne renvoie à aucun fondement légitimant, elle n’est qu’une pratique rationalisée dont le résultat est contingent. Une régulation, si réussie soit-elle, manque nécessairement la question fondamentale de la légitimité et de la justice, lesquelles relèvent en partie d’un jugement déterminant dont les principes sont a priori rationnels. Un système empirique de régulation ou de « modération » peut certes aboutir à une législation acceptable, mais la question du fondement du droit réside précisément dans son mode de production et non dans l’analyse de sa phénoménalité :
Condorcet généralisera cette argumentation, particulièrement dirigée contre la théorie de l’équilibre des pouvoirs, dans des textes ultérieurs aux Observations, textes qui restent en partie inintelligibles sans la référence critique à Montesquieu :
C'est donc indépendamment des exemples qu'il faut raisonner ici ; c'est en regardant la loi comme une règle commune, conforme à la justice et à la raison, à laquelle les citoyens doivent soumettre celles de leurs actions qui, par leur nature, ne doivent pas dépendre de la volonté propre de chacun ; c'est en regardant les membres du corps législatif comme des officiers chargés par le peuple de chercher quelles sont ces règles ; c'est d'après ces définitions qu'il faudrait montrer que des hommes, choisis par le peuple sous une forme régulière, ne peuvent parvenir à la vérité à moins qu'ils ne soient pris séparément dans plusieurs ordres […] Il faudrait montrer qu'il vaut mieux laisser subsister des intérêts différents entre les différentes classes de la société et consacrer ces divisions par la loi […]. Il faudrait montrer qu'il est plus sûr d'opposer aux usurpations du corps législatif ses propres divisions, que de lui donner pour barrière une déclaration des droits des hommes, et l'impossibilité de changer les lois constitutives sans l'aveu des citoyens. » Lettres d'un Bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l'inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps (1789 Lettre IV).
3° L’originalité de la critique menée par Condorcet apparaît cependant nettement dès le texte des Observations et permet de la dissocier d’une position de type rousseauiste. En effet, ce texte ne se réduit pas à une critique pure et simple, mais Condorcet s’appuie sur un arsenal critique pour formuler, dans un passage final assez long (chap. XIX), une théorie de la légitimité politique, qu’il développera par la suite dans des termes très proches de ceux qu’il emploie ici, et qui ne repose pas sur un modèle contractualiste. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas considérer les Observations comme un simple texte de circonstance marqué d’une part par la révolution américaine et de l’autre par l’échec du ministère Turgot : c’est une étape dans la formation de la pensée politique de Condorcet.
Contre Montesquieu, et de manière comparable à Rousseau, il faut chercher un fondement de la légitimité qui échappe à la régulation, mais ce fondement, contrairement à ce qui existe chez Rousseau, ne relève pas d’un accord des volontés. Aux yeux de Condorcet, la nécessité de la législation ainsi que son contenu relèvent d’un accord des opinions. La déduction rationnelle qui produit la loi n’est pas de l’ordre d’une raison pratique, mais elle obéit à une rationalité théorique dont le modèle est la recherche de la vérité (et qui s’accompagne d’une théorie de l’erreur) dont est issue une théorie de la décision. Aucune autorité préalable, quel qu'en soit le siège, ne peut fonder la légitimité. A priori aucune raison ne permet de soumettre un homme à un autre, ou à un groupe, ou à un peuple, ou même à un dieu. Le seul motif acceptable devant lequel un homme peut s'incliner, le seul motif qu'on puisse avancer pour réclamer l'obéissance est une forme de vérité ; seules les décisions formées sur des motifs relevant de la sphère du vrai et du probable peuvent prétendre avoir force de loi. Cette probabilité de vérité porte d'abord sur la nécessité de la décision et ensuite sur son contenu. Il faut pouvoir prouver; 1° que sur tel ou tel objet, il est nécessaire de mettre au point une règle commune; 2° qu'une fois cette nécessité établie, la règle doit être telle ou telle. Mais à chaque fois, la procédure de décision et la procédure d'obéissance observent un schéma de type logique et non un schéma de type politique ou moral.
Il ne s'agit nullement d'une position dogmatique, qui relèverait d'une croyance dans le caractère absolu de la vérité : le problème n'est pas tant de trouver la vérité sur telle ou telle question (et d'ailleurs ce n'est pas toujours possible) que de se donner, au moment où la décision doit être prise, le maximum de garanties pour éviter l'erreur. C'est donc en termes d'évitement de l'erreur que le problème fondamental de l'autorité politique doit être posé :
Cette position logique n’a pas pour conséquence une rigidité « géométrique » et « carrée », une sorte de fixisme juridique – alors que le contractualisme peut s’accompagner d’une sacralisation de la volonté générale en tant qu’elle est volonté. En revanche, on comprend bien pourquoi elle s’élabore, dans les Observations, en prenant appui sur la question de l’uniformité des lois, concept qui accompagne celui d’égalité des droits. Le commentaire du chapitre XVIII du Livre XXIX de l’Esprit des lois (« Des idées d’uniformité ») sert en effet de levier et de transition vers le texte final dans lequel Condorcet ébauche sa théorie du fondement de la législation. Condorcet s’y inspire de l’exemple des poids et des mesures (sans bien sûr tenir compte des circonstances et des motifs pour lesquels Montesquieu était hostile à une telle uniformisation, comme l’a montré Jean Ehrard dans L’esprit des mots, chap. 18) pour élargir ensuite l’argumentation :
Et il conclut :
La position de Condorcet domine une tradition française moderne (distincte de la « Querelle de l’Esprit des lois ») méfiante à l’égard de Montesquieu. Comprenant des auteurs disparates - Voltaire, Rousseau, Destutt de Tracy -, elle se retrouve au XXe siècle, avec Albert Mathiez (1930) et Louis Althusser (1959). Cette constante universaliste, alimentée à des sources très diverses, a pu faire dire qu’il y avait là une attitude « condescendante » (Corrado Rosso, 1971, chap. 1) relevant d’un problème de « psychologie collective » (Paul Vernière, 1977, p. 137). Condorcet y prend place d’une manière vigoureuse qui n’a rien à voir avec une psychologie : car son universalisme ne s’appuie pas sur une sacralisation de l’union des volontés, pas davantage sur une philosophie de l’histoire, mais sur une théorie du motif de croire dans laquelle la loi n’est pas pensée comme une expression, mais comme le résultat toujours en travail d’une réflexion raisonnée.
Voir les autres articles sur Condorcet l'instruction publique et la cité (1) et (2)
Voir le commentaire de Fabien Besnard et la réponse de CK.
NB : les réponses aux commentaires ont été "avalées" par Overblog à la suite d'un bug. Elles sont heureusement toujours présentes sur l'administration. Je les ai donc récupérées et on trouvera l'intégralité de la discussion à la fin de cet article, après les références bibiographiques
Références bibliographiques [retour en haut de la page]
Il est question de Montesquieu (ou il est fait clairement allusion à lui) dans de nombreux textes de Condorcet, notamment (sauf autre précision, on renvoie à la tomaison de l’édition Arago, Paris : Didot, 1847-1849):
- - Almanach anti-superstitieux (à la date du 10 février 1756, éd. Chouillet 1992, p. 58),
- - Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles (1774, vol. V, p. 304),
- - Réflexions sur la jurisprudence criminelle (1775, vol. VII, p. 20-21),
- - Lettre à Voltaire du 20 juin 1777 (vol. I, p. 151),
- - Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois (1780, vol. VIII) ;
- - Réflexions sur l’esclavage des nègres (1781, vol. VIII, p. 97-98),
- - De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe (1786, vol. VIII, p. 11),
- - Lettres d’un bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps (1787, vol. IX, notamment Lettre II p. 10, Lettre IV p. 83-86),
- - Vie de Voltaire. Notes sur Voltaire (1787, vol. IV, p. 375 et 498-502),
- - Essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales (1788, vol. VIII, p. 185-187),
- - Idées sur le despotisme à l’usage de ceux qui prononcent ce mot sans l’entendre (1789, vol. IX, chap. V, p. 150),
- - Examen sur cette question : est-il utile de diviser une Assemblée nationale en plusieurs chambres ? (1789, vol. IX, ; p. 359).
1° Sources
- Condorcet Jean Antoine Nicolas de Caritat de, Œuvres de Condorcet, éd. F. Arago, Paris: Didot, 1847-49, 12 vol 8°(édition de référence).
Editions récentes :
- - Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois, dans Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1985.
- - Extraits de : Lettres d’un Bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps ; Idées sur le despotisme à l’usage de ceux qui prononcent ce mot sans ; Examen sur cette question : est-il utile de diviser une Assemblée nationale en plusieurs chambres ? Déclaration des droits, dans Rue Descartes n° 3 « Citoyenneté, démocratie, république », Paris : Albin-Michel, 1992, p. 35 et suiv. (éd. C. Kintzler).
- - Almanach anti-superstitieux, éd. A.M. Chouillet, P. Crépel, H. Duranton, Saint-Etienne : CNRS Editions, 1992.
- - Vie de Voltaire, éd. E. Badinter, Paris : Quai Voltaire, 1994.
- Comte Auguste,
- « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société » (1822), Système de politique positive, IV, Paris : L. Mathias, 1851-1854. Publié par J. Grange dans Philosophie des sciences, Paris : Gallimard-Tel, 1996.
- Cours de philosophie positive, (1830-1842) 47e leçon, éd. J. Grange, leçons 47 à 51, Paris : GF-Flammarion, 1995. - Destutt de Tracy Antoine Louis Claude, Commentaire sur "L'Esprit des lois" de Montesquieu, suivi d’observations inédites de Condorcet sur le vingt-neuvième livre du même ouvrage et d’un mémoire sur cette question : quels sont les moyens de fonder la morale d’un peuple ?, Liège : Desoër, 1817 ; Paris: 1819.
- Le Mercier de La Rivière Pierre, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres : Nourle, 1767 ; éd. F. Markovits, Paris : Fayard, 2001.
- Lettre d’Helvétius à Montesquieu sur son manuscrit de l’Esprit des lois dans Helvétius Claude Adrien, Lettres de M. Helvétius au président de Montesquieu et à M. Saurin, relatives à l’aristocratie de la noblesse, 1789 (s.l.) publiée par Lefebvre de La Roche dans Œuvres complètes d’Helvétius, Paris : Didot, 1795, vol. 13. Sur la fausseté de l’attribution à Helvétius et l’attribution plus probable à Lefebvre de La Roche, voir R. Koebner, « The Authenticity of the Letters on the Esprit des lois attributed to Helvétius », dans Bulletin of the Institute of Historical Research, London : Longmans, Green and Co, mai 1951, vol. XXIV, n° 69, p. 19-43. [Je remercie tout particulièrement Sophie Audidière pour m'avoir donné les références relatives à Helvétius et m'avoir éclairée sur cet aspect de la question]
2° Etudes
- Albertone Manuela, « Condorcet, Jefferson et l’Amérique », Condorcet, homme des Lumières et de la Révolution, Fontenay aux Roses : ENS éditions Fontenay / Saint-Cloud, 1997, p. 187-199.
- Althusser Louis, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris : PUF, 1959.
- Badinter Elisabeth et Robert, Condorcet. Un intellectuel en politique, Paris : Fayard, 1988, p. 151 et 537.
- Benrekassa Georges, « Montesquieu an 2000. Bilans, problèmes, perspective », Revue Montesquieu n° 3, 1999, p. 5-39.
- Carcassonne Elie, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris, 1927 ; Genève : Slatkine, 1970, chap. 7.
- Dippel Horst, « Condorcet et la discussion des constitutions américaines en France avant 1789 », Condorcet, homme des Lumières et de la Révolution, Fontenay aux Roses : ENS éditions Fontenay / Saint-Cloud, 1997, p. 201-206.
- Ehrard Jean, « Condorcet lecteur de Montesquieu : l’aune ou le mètre ? », Ici et ailleurs : le dix-huitième siècle au présent. Mélanges offerts à Jacques Proust, Tokyo, 1996 (repris dans J. Ehrard L’esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève : Droz, 1998, chap. 18).
- Goldzink Jean, « Destutt de Tracy et Montesquieu », Scepticisme et exégèse, hommage à Camille Pernot, n° hors série des Cahiers de Fontenay, Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, déc. 1993, p.275-280.
- Goyard-Fabre Simone, La Philosophie du droit de Montesquieu, Paris : Klincksieck, 1973, p. 362.
- Joubert Jean-Paul, « Condorcet et les trois ordres », Condorcet mathématicien, économiste, philosophe, homme politique Paris : Minerve, 1989, p. 305-312.
- Kintzler Catherine, « Condorcet critique de Montesquieu et de Rousseau », Bulletin de la Société Montesquieu, 1994, n° 6, p. 10-31 (repris dans C. Kintzler La République en questions, Paris : Minerve, 1996, p. 175-190.)
- - « Condorcet et la lettre des lois », Condorcet mathématicien, économiste, philosophe, homme politique Paris : Minerve, 1989, p. 279-287.
- Koebner R., « The Authenticity of the Letters on the Esprit des lois attributed to Helvétius », dans Bulletin of the Institute of Historical Research, London : Longmans, Green and Co, mai 1951, vol. XXIV, n° 69, p. 19-43.
- Larrère Catherine, Actualité de Montesquieu, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1999, (p. 9 ; p. 119 et suiv.).
- Ludassy Maria, « La tradition libérale divisée : Condorcet et Burke devant les révolutions anglaise, américaine et française », Condorcet mathématicien, économiste, philosophe, homme politique Paris : Minerve, 1989, p. 341-348.
- Mathiez Albert, « La place de Montesquieu dans l’histoire des doctrines politiques du XVIIIe siècle », Annales historiques de la Révolution française, tome VII, 1930, p. 97- 112.
- Niklaus Robert, « Condorcet et Montesquieu : conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, n° 25, 1993, p. 399-409.
- Rosso Corrado, Montesquieu moraliste. Des lois au bonheur, trad. Marc Régalo, Bordeaux : Ducros, 1971, chap. 1.
- Vernière Paul, Montesquieu et l’Esprit des lois ou la raison impure, Paris : SEDES, 1977, p. 134 et suiv.
© Catherine Kintzler
Cet article est également publié dans le Dictionnaire électronique Montesquieu.
Voir les autres articles sur Condorcet l'instruction publique et la cité (1) et (2)
Voir le commentaire de Fabien Besnard et la réponse de CK.
NB : les réponses aux commentaires ont été "avalées" par Overblog à la suite d'un bug. Elles sont heureusement toujours présentes sur l'administration. Je les ai donc récupérées et on trouvera l'intégralité de la discussion ci-dessous.
Commentaires sur l'article "Condorcet et Montesquieu" : restitution de l'intégralité de la discussion avec Fabien Besnard sur les corps intermédiaires
Commentaire n° 1 (Fabien Besnard le 26 janvier 2006)
Quelques modestes commentaires d'un profane en philosophie politique...
Comme vous l'expliquez fort bien, ce qui sous-tend la position de Condorcet c'est sa théorie de la décision collective. A savoir que les élus assemblés cherchent sincèrement à découvrir la vérité, et que la probabilité d'une erreur collective est d'autant plus faible que les intérêts, les préventions et autres préconceptions des représentants sont variés. Il s'agit bien sûr d'un idéal mais on ne peut que constater que cet idéal est fort lointain. Un seul exemple : le traité "constitutionnel" pour l'Europe eut été adopté par l'assemblée nationale française par 90 % des députés. Et sur n'importe quel sujet, le vote par groupe et le suivisme sont de mise. On est loin d'une assemblée de représentant dont chacun cherche de bonne foi le bien commun ! On peut, et même on doit, réfléchir à système instaurant davantage d'indépendance d'esprit de la part de nos élus. Néanmoins, aucun système n'étant parfait, et la nature humaine étant ce qu'elle est, ne serait-il pas prudent d'instaurer un équilibre des pouvoirs plus grand dans notre démocratie ? Bien sûr il faut que les contre-pouvoirs aient intérêt à jouer leur rôle, et que leur indépendance soit garantie, notamment vis-à-vis des firmes (je pense à l'état lamentable de nos médias...).
Réponse de Catherine Kintzler :
Oui, vous avez parfaitement raison : la force - mais aussi à certains égards la faiblesse - de la position de Condorcet est qu'il produit une épure. L'épure, dans la question que vous soulevez, consiste à supposer que chaque individu participant au suffrage aura en vue le bien public.
Cependant, Condorcet n'est pas aussi "idéaliste" qu'on pourrait le croire. Car l'un des effets de l'instruction est de permettre à chacun de s'élever au moment de l'universel. Rousseau pensait, lui, qu'il suffisait d'interroger chacun, en l'isolant de toute agrégation partielle de volontés, pour que la volonté générale puisse prendre corps. Condorcet ne raisonne pas en termes de volonté, mais en termes d'opinion et de motifs de croire. Or plus un homme est accoutumé à suspendre et à peser les motifs de son adhésion, plus il est accessible à l'universel, sans lequel l'intérêt général ou le bien public ne peut pas advenir. C'est l'un des rôles de l'instruction publique de de mettre chaque esprit en état d'accéder aux raisons qui le sortent de ses "vues étroites et bornées" pour reprendre le vocabulaire de l'époque. Nous le savons du reste empiriquement : plus une assemblée est éclairée, plus elle a de chances de se poser les bonnes questions.
En ce qui concerne la question de l'équilibre des pouvoirs, Condorcet s'en prend uniquement à l'existence de pouvoirs partiels, prétendant se prononcer au nom d'intérêts collectifs et particuliers, dont les corps intermédiaires de Montesquieu sont un exemple - (aujourd'hui on pourrait avancer celui des décisions "communautaires", des groupes de pressions, du lobbying, ou encore les modèles de démocratie associative et corporatiste - je pense à Mussolini).
En revanche, il n'exclut pas du tout, bien au contraire, la multiplicité des sources de réflexion et de décision, la pluralité des modalités de la légitimité. L'exemple que vous donnez du vote sur le TCE est parfait. Nous avons pu opposer deux sources différentes d'une même légitimité : les représentants du peuple - effectivement ils auraient voté oui -, et le peuple lui-même convoqué par voie référendaire, après un débat remarquable en qualité et en intensité, qui a voté non. Il s'agit non pas d'une séparation (ce ne sont pas deux corps distincts du point de vue de la source d'autorité qui se sont prononcés puisque l'assemblée nationale représente le peuple), mais d'une distinction et d'une hiérarchisation des sources de la légitimité, laquelle demeure une et toujours la même.
La question que j'aimerais poser à Condorcet est celle de la possibilité du comportement corporatiste de l'assemblée des représentants du peuple. Comment éviter que leur réunion ne se solidarise pas en corps intermédiaire ? A vrai dire la question a été posée avant Condorcet de manière très simple et lumineuse par Locke : l'une des manières les plus efficaces d'éviter cette perversion de l'assemblée en corps autonome intermédiaire ayant ses propres intérêts est le caractère temporaire et fragile du mandat. Il faut qu'ils ne soient pas assurés de rester tout le temps sur leur strapontin et qu'ils envisagent d'être soumis un jour prochain aux lois qu'ils ont votées.... C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis très réservée au sujet du scrutin proportionnel : car ce mode de scrutin rend les têtes de liste choisies par les partis sûres de garder leur fauteuil, impossible de les "virer"... Rousseau avait une solution plus radicale encore, que je ne suivrai pas : interdire les partis, faire de chaque élu une individualité réelle. Je ne le suis pas parce que les partis sont un moyen entre autres d'instaurer le débat et d'éclairer les discussions. Du reste la loi ne reconnaît pas la discipline de vote : chaque député une fois élu représente ses électeurs et non son parti... Le pb est que l'élu, s'il veut renouveler son mandat, a plutôt intérêt à suivre la discipline de vote que lui réclame son parti. Mais il y en a qui ont le courage de se prononcer en fonction de leur propre raisonnement - on l'a bien vu aussi lors du débat sur le TCE. On voit aussi que la question du financement des partis n'est pas indifférentente à celle de l'indépendance de chaque élu.
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Commentaire n° 2 (Fabien Besnard, 29 janvier 2006):
Merci pour votre réponse éclairante sur les corps intermédiaires.
"l'une des manières les plus efficaces d'éviter cette perversion de l'assemblée en corps autonome intermédiaire ayant ses propres intérêts est le caractère temporaire et fragile du mandat. Il faut qu'ils ne soient pas assurés de rester tout le temps sur leur strapontin et qu'ils envisagent d'être soumis un jour prochain aux lois qu'ils ont votées.... C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis très réservée au sujet du scrutin proportionnel : car ce mode de scrutin rend les têtes de liste choisies par les partis sûres de garder leur fauteuil, impossible de les "virer"... "
Je suis bien d'accord avec ça ! J'y ajouterai que les mandats doivent être réellement uniques. Qu'on applique vraiment le non-cumul.
Cependant, vous évoquez le problème de la proportionnelle, mais il y en a un autre, plus pernicieux et dont l'importance est trop souvent sous-estimé : le découpage des circonscriptions. Michel Balinski a écrit un livre que je n'ai encore que parcouru mais qui semble très important (le suffrage universel inachevé). Il apparaît qu'un découpage suffisament pervers permet d'assurer l'élection d'un candidat choisi à l'avance. Il y a ainsi des bastions dont on peut assurer qu'ils ne changeront quasiment jamais de camp. Il suffit donc d'être investi par le parti dans la bonne circonscription pour être élu... On en revient aux problèmes des indéboulonables...
Réponse de Catherine Kintzler :
Il est sûr que le découpage des circonscriptions peut devenir un moyen d'échapper au caractère temporaire du mandat électoral. Nous en avons assez d'exemples !!
Mais la différence avec un scrutin proportionnel est cependant nette. Dans le cas du scrutin territorial (circonscription "sur mesure"), l'assurance de l'élu est empirique, a posteriori, il s'agit de faire le découpage le plus habile en fonction du terrain et des statistiques, éléments qui sont connus par expérience. Tandis que le scrutin proportionnel permet a priori à toutes les têtes de liste choisies par les partis d'être élues. Vous allez me dire, et j'en conviens, que le résultat est comparable, mais dans le dernier cas il tient au principe même du scrutin.
Mais je suis entièrement d'accord avec vous : faire en sorte que, quel que soit le mode de scrutin, la figure de l'indéboulonnable soit sinon impossible du moins rare!
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