Ce texte évoque pour moi un souvenir ému et important : il est issu d’une séance « Autour d’un livre » que j’ai organisée au Collège international de philosophie le 12 novembre 1994 et dans laquelle sont intervenus l’auteur, Jacques Derrida et Daniel Arasse.
La réflexion dont Le Réalisme de Courbet est le second volet3 porte principalement sur la relation entre le spectateur et le tableau. Michael Fried établit l'existence d'une tradition française qu'il désigne par le terme d'anti-théâtralité. Le dispositif anti-théâtral a pour objet de nier la présence du spectateur ou de ne lui assigner aucune place - ce qui le distingue du dispositif illusionniste - ; il repose sur la fiction de l'inexistence du spectateur. Ainsi est interrogée une problématique du regard. La réflexion de l'auteur en dégage le bien-fondé, les difficultés, les contradictions, les retournements et finalement l'impossibilité.
Dans La Place du spectateur, Michael Fried met en place l'existence de ce dispositif d'évacuation du spectateur dans la peinture du XVIIIe siècle, principalement au moment où domine un apparent retour au classicisme, moment que l'histoire de l'art appelle "réaction anti-rococo". Il le fait d’abord en analysant la représentation de l'absorbement des personnages figurant sur la toile. C'est alors un éblouissant défilé des toiles de Chardin, Van Loo, Vien, Greuze. Il montre ensuite que cette représentation de l'absorbement a pour parallèle (et nullement pour contraire) un dispositif « pastoral », notamment dans les paysages, qui cette fois absorbe le spectateur dans l'ouvrage par une sorte d'inclusion. Toutes ces analyses sont accompagnées et soutenues par une lecture attentive de Diderot.
Ce premier volet est exemplaire de la manière dont une analyse esthétique portant sur des objets précis conduit à des moments ou à des concepts philosophiques. La présence de la philosophie dans l'œuvre de Michael Fried n'est jamais écrasante : il n'aborde jamais les objets armé d'une philosophie ; au contraire il dégage l'ordre philosophique de l'examen des objets.
Je ne donnerai qu'un exemple des multiples occurrences philosophiques rencontrées dans ce livre. L'auteur éclaire parfaitement le regain d'intérêt pour le classicisme au XVIIIe siècle - intérêt pour la peinture d'histoire, pour la théorie de la hiérarchie des genres - non pas comme un retour, mais bien comme un déplacement. Notamment, il souligne qu'il ne s'agit plus de la même subjectivité : le classicisme est dominé par une subjectivité de compte rendu, analytique ; c'est une esthétique de l'événement qui déchiffre et démontre. La tradition anti-théâtrale du XVIIIe siècle se fonde sur une subjectivité d'état, c'est une esthétique de la durée : on ne démontre plus, on montre.
Le second volet, Le Réalisme de Courbet, poursuit l'analyse de cette tradition anti-théâtrale et s'engage sur un infléchissement que ce mouvement finit par s'imposer à lui-même, une courbe, si on peut oser ce mauvais jeu de mots, qui va l'amener à son point de paroxysme et finalement à son échec. Le paroxysme est atteint par l'œuvre de Gustave Courbet, où Michael Fried décèle un dispositif obsessionnel et inavoué par lequel le peintre s'incorpore - le mot n'est pas trop fort - à ses ouvrages. Il fait corps avec eux en projetant dans le tableau des analogies matérielles avec l'acte même de peindre.
Il faut signaler ici que l'enquête menée par Michael Fried s'appuie sur des analyses extrêmement minutieuses, je pense notamment à celles qu'il consacre à la représentation des mains. Il y a là de très grands moments, où l'auteur s'interroge sur les éléments apparemment inexplicables, étranges, discordants. Comme les prestigieux commentateurs des Conférences de l'Académie royale de peinture de 1667, Michael Fried pense qu'il y a en peinture des faits polémiques qui font énigme et que la théorie a pour objet de poser et de résoudre de beaux problèmes. Je regarde pour ma part l'analyse des Casseurs de pierre et d'Un Enterrement à Ornans comme de grands classiques, équivalents à l'analyse du Jésus guérissant deux aveugles de Poussin par Bourdon. On sort de là éclairé : non, les œuvres d'art ne se contentent pas d'évoquer la pensée ; elles sont des pensées.
Par l'engagement physique du peintre-spectateur fusionnant avec la toile, Courbet radicalise l'inexistence du spectateur à tel point qu'elle aboutit à une absence totale de lieu spécifique du regard : rien, finalement, n'est plus devant rien ni surtout devant personne. Il n'y a plus de monde regardable, le monde déborde de partout. Courbet aurait donc tenté de répondre à l'incapacité croissante de la peinture anti-théâtrale à nier l'existence du spectateur. Il vit une crise que Manet va reconnaître comme telle : avec Manet, le regard est finalement assigné comme destin inévitable de la peinture - mais ce sera le troisième volet.
On pourrait chicaner l’auteur sur le choix des termes de « théâtralité » et d' « anti-théâtralité ». L'idée que la fiction de l'inexistence du spectateur, et sa négation, est anti-théâtrale, fait problème. En effet, cette idée est précisément l'un des fondements d'une doctrine théâtrale explicitement développée par le théâtre classique tragique français.
Dans sa Pratique du théâtre (parue en 1650) l'abbé d'Aubignac explique que, en un sens, le poète dramatique doit « faire tout comme s'il n'y avait point du tout de spectateurs ». Et de critiquer là-dessus tous les procédés d'adresse au spectateur (monologues, réflexions hors-scène, etc.) qui selon lui caractérisent un théâtre archaïsant. Une grande partie de la théorie de la vraisemblance classique est fondée sur cette fiction de l'inexistence du spectateur. C'est un théâtre « ontologique », proposé à l'infinitif, à une absence de point de vue. On peut citer d'autres textes à l'appui, et notamment la critique de Scudéry contre Le Cid, où il reproche à Corneille d’avoir trop fait paraître la main de l'auteur et sa relation au spectateur.
M. Fried s’appuie certes sur Diderot, mais le texte cité au début de La Place du spectateur, extrait des Pensées détachées sur la peinture, où Diderot explique que Suzanne nue (Lagrenée La Chaste Suzanne, 1767) n'est pas indécente, puisqu'elle n'est vue de personne, reprend cette idée à un théâtre « absolu », chère aux grands poètes dramatiques du XVIIe siècle dont Diderot connaissait parfaitement les textes. A certains égards, c’est une transposition picturale du lieu de théâtre (qui est à proprement parler nulle part et qui a des propriétés ouvertement contradictoires) que Corneille élabore dans son Discours sur les trois unités. Cette transposition à la peinture est d’ailleurs explicitement faite par l'abbé Du Bos dans ses Réflexions critiques.
Le terme de théâtre, ou d'anti-théâtre, fait donc problème, car il est restreint ici à ce que nous appellerions plutôt le spectaculaire et plus particulièrement à une dimension du spectacle où la co-présence du regardant et du regardé est explicite. Aristote lui-même, que Diderot paraphrase souvent dans son traité De la poésie dramatique, dissocie absolument le théâtre du spectacle (Poétique, chap. 6). Le théâtre n'a pas grand chose à voir avec ce qui « fait théâtre ».
La seconde difficulté est très anecdotique. Elle porte sur l'œuvre de Fragonard Le grand prêtre Corésus se sacrifiant pour sauver Callirhoé (1765) Michael Fried l'analyse comme une pastoralisation : il s'agit selon lui d'un univers onirique dans lequel le spectateur est inclus, et ce serait alors un exemple d'anti-théâtralité. On peut pourtant proposer une autre façon de regarder ce tableau : et si c'était la représentation d'une scène de tragédie lyrique - une scène d'opéra - avec tous les attributs, cette fois, du théâtre qui « fait théâtre » : éclairages artificiels, position de la main de Corésus, etc. ? Or il se trouve que cette tragédie lyrique existe : la Callirhoé de Roy et Destouches est la version lyrique (et donc théâtrale au sens de spectaculaire) du Corésus de La Fosse, tragédie classique (théâtre non théâtral). Ainsi cette toile pourrait être la représentation presque caricaturale, jusqu'à la nausée, de tout ce que le théâtre a de théâtral. La pastoralisation n’est du reste pas exclue de cette exhibition, puisque l’opéra a repris nombre d’éléments de la pastorale dramatique disparue au milieu du XVIIe siècle.
Ce sont là non pas des critiques, mais des chicanes dont le seul mérite est de faire voir que les ouvrages de M. Fried sont de ceux où le lecteur s’absorbe non pas au sens d’un narcotique, mais au sens où il trouve un aliment pour sa propre pensée et un éclairage pour ses propres objets.
© Catherine Kintzler
3 -La série « Esthétique et origines de la peinture moderne » comprend un 3e volet Le modernisme de Manet, trad. C. Brunet, Paris : Gallimard, 2000.
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