Commentaire de quatre lieux communs
par Catherine Kintzler (en ligne 25 nov. 2005)
Intervention à Citéphilo, Lille, 11 novembre 2005. Autour du livre d’Olivier Chovaux et de William Nuytens Rugby un monde à part? énigmes et intrigues d'une culture atypique, Arras : Artois presses université ; 2005. Avec Robert Damien et Joris Vincent.
Les points abordés dans cet article, et quelques autres, sont développés plus amplement dans mon second blog La Choule, consacré au rugby [et dans l'article Propos mêlés sur le rugby publié ultérieurement sur ce blog]
J’aime le rugby. Mais je dois commencer par un aveu : le paradoxe n’est pas que je suis une femme, mais que je n’ai jamais assisté à un match de rugby de niveau national. C’est de là que je partirai pour proposer quelques réflexions.
Mais avant, je voudrais me rattraper en racontant que je suis une des rares personnes à avoir assisté durant mon enfance, dans un village entre Ile de France et Picardie, à de nombreux jeux traditionnels de « choule ». Les rencontres avaient lieu dans ce village le lundi de Pâques. Elles opposaient non pas un village à un autre, mais les « jeunes » (célibataires) et les « vieux » (hommes mariés) du même village. C’était, sur une pâture à peu près plate mais boueuse par endroits où étaient plantés de part et d’autre deux poteaux qui me semblaient très hauts avec à leur sommet un cercle métallique obturé par un papier portant H et J, une sorte d’empoignade, en bleu de travail, pour s’emparer d’une balle ou plutôt d’un conglomérat de cuir qui avait trempé dans l’eau toute la nuit. Cela devait être très visqueux et assez compact. Il fallait lancer la balle et déchirer le papier de l’équipe adverse. Il y avait sûrement d’autres subtilités, mais je ne m’en souviens pas.
Je reviens au paradoxe initial qui me permettra d’enchaîner sur des lieux communs que je voudrais commenter. En effet c’est un problème d’assister « en vrai » sans accompagnateur à un match de rugby parce que c’est un jeu qui a besoin de commentaires éclairés. Donc la télé est très bien, parce que vous avez Thierry Lacroix qui vous explique ce qui s’est passé, pourquoi il y a une mêlée, pourquoi il y a « renvoi aux 22 mètres », etc. Et pourquoi est-ce ainsi plus que pour d’autres jeux d’équipe ? Ce sera le premier point, la première idée banale : c’est ainsi parce que c’est un jeu de pénalités.
Premier lieu commun : « Sport de pénalité »
Comprendre quelle faute a été commise est fondamental pour suivre le jeu. Non que les pénalités ne soient importantes dans d’autres jeux de balle, mais ici il y a une dimension constitutive, intérieure, de la faute. Il y a des fautes qui construisent le jeu : toute faute n’est pas nécessairement contraire au jeu. Ce n’est donc pas tout à fait juste de parler de « sport de pénalité ». La sanction n’est pas toujours une punition, on peut la jouer : une mêlée qui sanctionne une faute non seulement est une phase du jeu, mais elle peut parfaitement être recherchée par l’équipe qui commet la faute. L’exemple le plus significatif est la touche : sortir des limites du terrain n’est pas une faute à proprement parler, c’est une façon de faire progresser la conquête du terrain ou de se sortir d’une situation délicate : « trouver une touche ».
Il y a donc deux niveaux de faute : la faute qui construit le jeu, qui entre dans sa progression et sa continuité et la faute pénalisante qui nie le jeu. La dimension constitutive de la faute me fait dire que c’est un sport critique, qui fonctionne à cet égard comme la pensée pour laquelle l’erreur n’est jamais quelque chose d’extérieur. Cela me fait dire aussi que le rugby ne se joue pas dans un monde utopique où il y aurait la norme et le hors-norme séparés, non la norme s’y nourrit de sa propre transgression, comme dans la vie. Le rugby n’est pas idéaliste. Ça fait du bien.
Second lieu commun : « sport de contact » qui « se joue avec les mains »
Comparaison toujours implicite et agaçante avec le foot… Bien sûr on parle du contact entre les joueurs, mais le côté qui m’intéresse le plus n’est pas cet aspect choc « viril », c’est plutôt le contact du joueur avec la balle d’une part et avec le sol, la terre, de l’autre.
La balle ne fait pas que circuler : on la serre contre soi comme un objet chéri, cette « balle en forme d’Enfant Jésus » comme le dit Jean Lacouture1, on la pose délicatement comme si c’était un œuf avant de la taper, on est obligé de s’en dessaisir quand on est à terre, on l’écrase avec son corps pour marquer l’essai… C’est à la fois ce qu’il y a de plus près et de plus loin. Son statut est multiple.
La balle n’est pas non plus un projectile, un mobile que l’on manœuvre comme s’il était télécommandé : un « baby rugby » sur le modèle du « baby foot » est impensable. Ces choses-là, il faut les faire soi-même « à la main ». C’est ainsi que je vois la main du rugbyman : la main n’est pas simplement un organe, mais surtout un schème. Ce jeu est de ceux qu’il faut jouer « à la main » comme quand je fais un calcul « à la main ». Cela ne se joue pas seulement avec les mains, c’est du « fait main » en ce sens que ce n’est pas entièrement mécanisable.
Le contact avec le sol, le terrain : la trilogie joueur + balle + terre atteint son apothéose au moment où l’on marque l’essai - il faut « aplatir ». Rien à voir avec un sport d’artilleur, qui tire de loin un projectile : non il faut y aller soi-même de l’autre côté des buts, avec son corps propre. Alors on va me dire : il y a la transformation et le drop. Mais cela n’a rien à voir avec un tir au but : on ne transperce pas de défense avec un projectile, le buteur s’y affronte d’abord à lui-même et aux éléments.
Enfin le sol n’est pas un simple lieu d’évolution, une surface neutre de circulation, c’est un véritable partenaire où il faut prendre ses appuis. La gravité fait partie du jeu, c’est comme dans la danse.
Troisième lieu commun : « le rebond de l’ovale, c’est hasardeux »
Je le dirai autrement : l’inclusion de la contingence est fondamentale. La contingence sous diverses formes : le rebond imprévisible, le vent, le glissant, le boueux, la déchirure, les plaies et bosses… Oui tout cela peut arriver. Comment traduire cela philosophiquement ? un jeu qui inclut autant la contingence n’a pas besoin de fatalité. Tout est là, sous nos yeux, on ne neutralise pas le hasard car il fait partie du jeu et donc on n’a pas besoin d’un élément transcendant, d’une sorte de dieu extérieur, pour rendre compte de l’heur et du malheur : ce n’est pas la fortune qui fait gagner ou perdre, ce sont les circonstances ici et maintenant. On n’a besoin de rien d’autre que de ce qui existe pour jouer : la vie est compliquée et rationnelle à la fois. C’est parce qu’elle est compliquée qu’elle est rationnelle…
J’aborde là ce qui me tient le plus à cœur : il s’agit d’un sport d’immanence, qui ne suppose pas un autre monde, qui ne suppose que les forces et les éléments en présence, rien d’autre. Pas de fatalité. Du reste, le score est généralement proportionnel à la force des équipes. Cela tient bien sûr au caractère fin et varié des différentes manières de marquer : le score n’est pas « gros », il est modulable - il y a l’essai, la transformation, le drop, la pénalité… Il n’y a pas de buts mais des points, éléments dans un décompte.
D’où le caractère très différent, spécifique, du public : il vient assister à une performance, à une manière de comprendre la contingence, à une manière de répartir ses forces et de calculer. On n’assiste pas à un match de rugby comme à un sacrement. Il n’y a pas de sacré. Pas de Dieu.
Quatrième et dernier lieu commun : « les quinze », l’équipe nombreuse et diversifiée
Je le dirai en reprenant la conclusion du point précédent et en soulignant la pluralité plus que le nombre. Il n’y a pas de Dieu au rugby, pas de fortune qui fait entrer la balle dans une cage, puisque les dieux sont là, sur le stade. Rien à voir avec ce Dieu féroce, jaloux, fatigant, irrationnel, des monothéistes : non, ici ce sont les dieux de l’Olympe, ils sont plusieurs. Ils nous ressemblent, on se reconnaît : il y a le trapu qui pousse fort, le hargneux qui marche sur l’autre, le petit qui court vite, le calme qui regarde en lui-même avant de tirer, le stratège qui voit la bonne combinaison, le rusé qui extrait la balle en regardant autour de lui comme un chat qui chasse les taupes… Il y en a pour tous les talents, toutes les forces, toutes les erreurs, toutes les balourdises… Malgré l’uniformisation croissante des gabarits, ce n’est pas un sport identitaire, d’identification, ce n’est pas un sport fusionnel. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles il a la faveur des femmes : le côté « troupeau d’hommes » tous pareils pas très loin du bruit de bottes y est très peu présent. On ne se sent pas exclu.
© Catherine Kintzler
(1) Ce titre est également celui d'un ouvrage de Thierry Tahon (éd. Milan, 2005). La similitude entre les titres est de pure coïncidence : j'ai découvert l'existence du livre de T. Tahon, publié également en 2005, après la publication de mon article.
Voir le blog La Choule
Voir sur ce blog l'article de Robert Damien et l'article Propos mêlés sur le rugby
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1- Jean Lacouture, Voyous et Gentlemen. Une histoire du rugby, Paris : Gallimard, 1973.