1 mars 1970 7 01 /03 /mars /1970 01:00

Quelques notes sur la chorégraphie de

Serge Ambert La Fêlure du Papillon
par Catherine Kintzler (mise en ligne du  20 novembre 2005)


Mettre l'habileté en déroute et faire surgir, dans ce désemparement, la question de l'âme du corps.
Présentation du 20 janvier 2004 à Pantin
Ce spectacle sera donné le 16 mars 2006 à l'Université de Bourgogne

Premier extrait (solo)

C’est un corps en détresse, « en perdition » comme le dit Serge Ambert lui-même : encombré d’accessoires dont il se débarrasse pathétiquement (notamment un imperméable qui finit, à force de torsions et de secousses, par se retourner comme la peau d’un lapin qu’on dépouille) il a beau faire et se démener, il ne parvient néanmoins pas à se trouver ; il est toujours ailleurs et travaille sans succès mais sans relâche à se rattraper, comme un Sisyphe désarticulé. Ce pauvre corps aliéné (devenu autre à lui-même) cherche à se reconstituer en rassemblant des morceaux de lui-même mais qui ne sont même plus lui, qui lui restent extérieurs, ce corps n’a qu’un extérieur il n’a pas d’intériorité de corps.

Le plus bouleversant dans cette danse du rattrapage qui échoue, c’est qu’elle ne manque ni d’habileté, ni d’élégance, ni d’adresse, ni de virtuosité, elle ne manque pas de ce qui fait ordinairement la cohésion du corps (de ce qu’on croit essentiel pour elle) – et par là elle dénonce ces propriétés comme des leurres comme des qualités qui n’en sont pas ou plutôt qui ne sont tenues par aucune substance : non justement, ce n’est pas cela qui constitue le corps comme un « soi-même ». Marcher, courir, faire même des acrobaties : ce corps en est capable certes, il sait faire tout cela et son désordre fondamental ne se manifeste pas par la banalité d’un ratage. C’est précisément cela qui est inquiétant et qui invite à la pensée : les gestes ne sont pas des gestes manqués, ratés, ce ne sont pas des gestes de clown. Le désordre est plus profond, il est dans l’extériorité radicale des gestes et des mouvements. Ce corps perdu est, non pas un corps organisé, mais un corps tout juste formé de « partes extra partes » qui se heurtent et auxquelles il est livré. C’est dans la mesure où il a conservé les schèmes de l’habileté et de l’adresse mais à titre de corps étranger que ce corps a perdu son âme. Je veux parler de l’âme qu’a le corps, car le corps a une âme, c’est certain : on le découvre en restant étonné devant ce corps qui a perdu la sienne. L’autre âme, celle dont on parle d’habitude en disant « l’âme », est devant ce corps qu’elle habite pourtant (le danseur) ou qu’elle contemple (le spectateur) comme devant un désastre, mais cette âme-là, n’ayant pas de corps, est impuissante.

 

Deuxième extrait (solo)

Un corps retrouvé, un corps nouveau-né : à l’inverse du précédent, celui-ci est constitué. Mais cette redécouverte, cette renaissance à soi, symétriquement, n’exclut pas la maladresse, la lenteur, le raté, l’hésitation ; bien au contraire : la maladresse en est constituante. Ce corps qui a une âme, c’est un corps qui tâtonne, qui hésite, qui commet des « faux-pas » tout comme on commet des erreurs, qui s’en émeut, qui les réfléchit sans les rejeter, qui s’en instruit. Mais c’est justement parce qu’il est frappé de fragilité qu’il a une âme. C’est un corps humain, avec son âme – le contraire d’une machine où les mouvements quelque parfaits qu’ils soient par ailleurs ne le sont, justement, que par ailleurs, en vertu d’une juxtaposition – mais aussi le contraire d’un animal, toujours si sûr de lui, toujours rivé à l’immédiateté de son geste, à son indécrottable innocence élégante : c’est (comme on dit de certains sportifs) « une bête » ! Ce n’est qu’une bête. Mais celui-ci n’est pas une bête : il doute, c’est un corps qui se réfléchit lui-même, un corps critique, un corps vrai qui connaît l’erreur et l’à-côté : fragile, mais non dispersé ; errant mais non égaré ; esseulé, angoissé, maladroit mais non apeuré ni affolé.

 

Voilà pourquoi cette pièce dérange, elle fait bouger, elle produit une réforme en moi : elle parle bien de mon corps et elle me dit : toi qui sais si bien marcher, danser le rock, jouer au flipper, utiliser un dé à coudre, battre une omelette, jouer avec tes clés sur une table de bistrot, pianoter sur le mini-clavier de ton téléphone, enjamber les marches de l’escalier, lancer la boule de papier dans la corbeille du premier coup, as-tu jamais osé te désemparer du corps virtuose qui te masque ton corps propre ? Et si ton corps n’avait pas d’âme ?

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commentaires

P
Chère Catherine<br /> Je mesure à la lecture de vos propres textes sur la danse combien il est difficile d'acceder à une perception de l'oeuvre en ayant que les mots pour nourrir l'imaginaire... (et je mesure mieux l'épreuve qu'a dû être la lecture de ma thèse) et en même temps quelle chance que d'avoir ces mots et leur puissance d'induction...<br /> J'imagine donc cette pièce "la fêlure du papillon" et ce que vous en dites me fait créer un lien avec celle de Laurent Pichaud intitulée "Feignant". En effet vos dernières lignes m'évoquent irrésistiblement mes propres impressions sur cette pièce.<br /> Une curiosité, vraiment, qui prolongerait votre réflexion.<br /> De mes nouvelles lorsque je prendrais le temps (pas cool !) de lire l'article sur N.Pubellier et en attendant avec impatience celui sur Cindy Van Acker.<br /> Au plaisir, Philippe
C
Philippe, c'est très bien qu'il y ait un lien avec ton site. Oui, les mots sont pour moi un accès d'autant plus important et privilégié qu'ils ne peuvent jamais être immédiats.  Mais je n'arrive à écrire que sur ce qui a ébranlé, mis en route d'une manière ou d'une autre, ma pensée. Ce qui ne veut pas dire que ce qui ne provoque pas cet effet en moi soit "mauvais" : il n'y a de ma part aucun jugement sur les pièces dont je ne parle pas et que j'ai même pu voir avec plaisir. Ce que je fais ici  n'a rien à voir avec de la critique d'art et c'est pourquoi la forme du "blog" me semble la plus appropriée.<br /> Amicalement CK

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