Les saltimbanques et les bouffons
Réflexion sur les manifestations d'octobre 2010 contre la réforme des retraites
par Catherine Kintzler
Cette vidéo prise lors de la manifestation parisienne du 16 octobre 2010, allégorie grave et tragique de la Justice qui s'alarme dans l'urgence, résume à mes yeux un aspect fondamental des grèves et des manifestations contre la réforme des retraites qui se déroulent actuellement (1).
Réalisée par le Théâtre du Soleil, l'allégorie de la Justice en robe blanche marche à grands pas agités : les pas de quelqu'un qui est « remonté », des pas dont l'énergie est tirée d'une indignation inextinguible, et qui se hâte : il y a urgence et elle s'alarme. Environnée d'oiseaux de proie noirs qui la harcèlent et ont ensanglanté son front, elle flanche parfois, s'abaisse, mais ne se couche jamais tout à fait. Fluctuat nec mergitur - comme le dit si bien la devise de Paris dont elle battait samedi le pavé entre République et Bastille - battue par un flot de charognards qui la font chanceler, elle fluctue, elle s'oublie et s'égare parfois, mais elle finit par se relever, se retrouver, debout, à grandes enjambées. Descendant la rue du Faubourg Saint-Antoine, la voilà qui arrive place de la Nation, accueillie par une autre allégorie, la gracieuse Marianne si bien campée au milieu de cette place désertique ouverte vers l'Est, vers et « Contre toute l'Europe avec ses capitaines / Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines » (2).
Quelque chose de fondamental est rejoué et mimé dans ce parcours urbain. Quelque chose qui ressemble, bien sûr, à ce qui se joue et se rejoue dans toutes les « manifs » que j'ai fréquentées depuis tant d'années. Je comprends aujourd'hui encore mieux, grâce à ce théâtre simple et fort, pourquoi on ne va pas manifester sur les larges avenues de l'Ouest parisien. Ce n'est pas qu'elles ne soient, elles aussi, chargées d'histoire : c'est qu'elles sont impuissantes à convertir l'histoire en mythe populaire.
Mais quelque chose aussi a lieu qui n'est pas (qui n'est plus) comme d'habitude, comme l'ordinaire des manifs de ces quinze dernières années. Qu'est-ce qui est différent ? Une gravité et une sérénité grondantes imprègnent le cortège, elles en imposent plus que les slogans martelés au mégaphone. Bien sûr, on les chantonne toujours, sur la même prosodie qui n'a pas changé depuis Lully et Brassens, mais au fond, on n'en a pas vraiment besoin : car la hâte, l'urgence et l'alarme sont évidentes. On gronde et on murmure, on a dépassé depuis longtemps l'histrionisme de la vocifération. Et, même si on arbore quelque badge ou affiche politique, on manifeste aussi et surtout pour que ceux qui viennent récolter des voix la main sur le cœur, et pour qui, probablement, on s'apprête même à voter, se le tiennent pour dit.
Qu'est-ce donc qui a changé encore ? Je repasse les 21 secondes de vidéo, et celles, ratées, floues, insignifiantes, que j'ai mises au rebut, je repasse aussi, les yeux fermés, le film dans ma tête. Pas un seul encagoulé dans mon champ de vision, c'est seulement maintenant que je m'en avise, je n'y ai pas pensé une seconde durant tout le temps du parcours. Mais où sont les émeutiers aphasiques qui naguère s'en prenaient aux « bouffons » et leur piquaient leur portable ? Je ne veux pas douter que, dans ce grand peuple qui gronde son tranquille écœurement, ils ne soient là eux aussi, eux qui ont pris quelques années, eux et leurs enfants, leurs jeunes frères et sœurs, à visage découvert, comme les lycéens et les collégiens, comme les étudiants, comme les jeunes chômeurs et précaires auxquels ils n'ont pas besoin de se mêler puisqu'ils les sont aussi. Je ne veux pas douter que, voyant passer et s'affoler (il est temps, grand temps !) la Justice en robe blanche au front ensanglanté, ils n'aient converti la « haine » en indignation et changé leurs critères de la bouffonnerie, sans le moins du monde s'offusquer de quelques petits détails. Car cette grande figure allégorique s'accompagne aujourd'hui de musique classique, ça sonne bien et puissamment, on peut battre des mains. De grands panneaux l'escortent, couverts de textes littéraires, de grands et beaux textes qui donnent du courage, qui élèvent ceux qui les lisent et qui remettent les pendules de la médiocrité à l'heure. Encore un petit détail : le drapeau bleu-blanc-rouge qui enveloppe de volutes sa marche encolérée, effarouchant les sinistres oiseaux noirs, rendu à qui de droit, est applaudi.
Un théâtre fort, grave et beau, ne ment pas ; il dément. Une scénette et une marionnette ont suffi à quelques superbes saltimbanques pour désigner les vrais bouffons et les renvoyer à leur place de courtisans. Nul besoin de « pédagogie » à quatre sous pour expliquer qu'il y a urgence, que cette fois c'est le tréfonds de tout ce qu'un peuple a conquis, y compris sa fierté et sa dignité, y compris sa façon d'honorer les anciens en faisant place aux jeunes, sa façon de relier et d'unir les générations, qui sont visés, attaqués, salis, tournés en dérision, pour finir déchiquetés par une poignée de charognards casseurs qui ont d'abord essayé de monter les jeunes contre les vieux, puis le « privé » contre « les fonctionnaires protégés ». Et maintenant, armés de « rapports d'experts », ils tentent d'expliquer une fois de plus au bon peuple que, vous savez, la mobilisation baisse, et que oui, ceux qui continuent à manifester, à se mobliliser, ce sont ceux qui n'ont pas encore compris. Compris quoi ? Qu'il n'y a pas d'autre politique possible, et que, puisque ce sont les choses et les rapports d'experts qui gouvernent (3), au fond, il n'y a pas, il ne doit plus y avoir de politique ? - une idée bouffonne, à pleurer.
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© Mezetulle, 2010
- La vidéo, de très mauvaise qualité, a été prise sur mon téléphone portable. Les lecteurs pourront en voir d'autres sur Youtube et Dailymotion, en particulier celle-ci. Le Théâtre du Soleil a présenté cette belle allégorie dans plusieurs manifestations.
- Victor Hugo, Ô Soldats de l'An deux.
- Voir Jean-Claude Milner La politique des choses, Paris : Navarin, 2005. Et pour se désintoxiquer de la thèse de la "seule politique possible", on se mettra en appétit en regardant une vidéo de 5 minutes, "Vive les retraites" extraite d'une "Conférence gesticulée" très drôle et limpide. On pourra passer à l'interview (non gesticulée et plus longue) de Bernard Friot (auteur de L'enjeu des retraites, éd. La Dispute, 2010) à l'Université populaire de l'UFAL été 2010, et élargir ses vues à un choix vidéo de conférences du même auteur. Voir aussi le site de l'Institut européen du salariat.