Qu'est-ce que la laïcité? de C. Kintzler
analysé par Frédéric Dupin (NB)
par Frédéric Dupin
Cette recension, parue dans le numéro 28 du Philosophoire (printemps-été 2007), se proposait de restituer quelques points centraux de l’analyse de Catherine Kintzler : le statut de la loi comme révisable et générale, la distinction entre conception juridique et sociologique du lien social etc. Il me semblait également nécessaire de dégager les limites de l’approche principielle et politique de la question laïque à l’oeuvre ici : une laïcité exclusivement politique se trouve en effet enfermée, selon moi, dans une attitude défensive, légitime, indispensable même, mais condamnée à l’héroïsme, si elle ne sait construire dans l’ordre civil lui-même une pédagogie du doute et de l’incroyance. C’est à ce versant spirituel de la laïcité, parfaitement distinct de sa transcription politique, qu’il me semble devoir désormais étendre un combat laïque et républicain que les voies du gouvernementalisme ont parfois compromis par l’ambiguïté.
Avec le dernier ouvrage de Catherine Kintzler, la petite collection « chemins philosophiques » de la librairie Vrin s’enrichit d’une méditation sobre, limpide et d’une grande exigence, sur l’un des problèmes les plus délicats de notre modernité politique, la laïcité. À l’instar des autres volumes de cette collection, l’examen de la question liminaire s’articule autour d’un essai original et du commentaire de deux textes classiques rendant compte du problème abordé. On lira ici un extrait de la Lettre sur la tolérance de Locke et du Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique de Condorcet.
Ce qui frappe le lecteur face à ce travail, outre la netteté et la fermeté d’un propos d’un didactisme bienvenu, car dépassionné, c’est d’abord son ambition et son ampleur. En effet, s’instruire véritablement de la nature du concept de laïcité suppose en premier lieu de relever deux défis, de mesurer deux obstacles. D’une part, ce concept sollicite une histoire politique profondément tissée d’une certaine spécificité nationale, ce qu’on appelle pour faire vite la laïcité « à la française », et interroge par là trois moments majeurs de notre imaginaire politique : le moment révolutionnaire, l’institution républicaine dans la IIIe République, enfin l’émergence actuelle d’une mondialisation multiculturelle et communautaire ambiguë. Comprendre le dispositif laïque ne peut donc aller sans une certaine intelligence de cette histoire elle-même. D’autre part, si le concept de laïcité relève du champ de la philosophie politique, il ne prend sens qu’à l’horizon d’une théorie de la subjectivité libre, du rapport que la pensée doit entretenir avec elle-même, et donc du sens anthropologique et culturel qu’il convient d’accorder à l’acte singulier de juger. En ce sens, « pour penser la laïcité aujourd’hui, un parcours philosophique pratiquement complet est donc requis »(1) ; disons donc une politique, une morale, une histoire. Cette ambition théorique, ou plutôt cette rigoureuse conséquence, qui veut que l’on ne se tienne quitte d’une notion qu’une fois intégralement comprise, quand bien même il faudrait pour cela remonter aux derniers principes, et donner ainsi l’apparence de quitter l’urgence du « réel », cette ambition ne doit toutefois pas effrayer. En effet, par son moyen, elle formule du moins une exigence négative de cohérence : car c’est dire nettement qu’il est inutile d’attendre trop de lumière d’une approche circonstanciée ou parcellisée de cette même question. Rabattre l’exigence laïque sur une forme de jacobinisme obtus, de haine de la religion, ou encore sur un formalisme philosophique abstrait, c’est très exactement s’arrêter en chemin et lâcher le fil de la réflexion au profit de quelques descriptions sociologiques ou partisanes. Le journalisme de salon s’en trouve tranquillement congédié, inutile de discuter avec lui. Ce que la laïcité n’est pas, nous le savons dès lors, c’est un slogan. À ce dernier titre, le tableau des cinq figures actuelles d’après lesquelles s’organise le débat contemporain(2), tableau concluant la déduction du concept de laïcité, permet de comprendre la part d’inconséquence inhérente à une défense trop partisane d’une idée politique, et la manière qu’a un concept de se muer en valeur, plus ou moins opaque, sous les impératifs des passions politiques, et faute de vigilance philosophique. Car c’est sous la condition d’une intelligibilité réelle que se développent les incompréhensions, et c’est parce que l’erreur est apparence de vérité qu’elle peut être sauvée dans et par sa propre critique. [ Haut de la page ]
Une conception formelle du lien politique
À bien des égards, c’est en effet rigoureusement une telle conception du jugement comme défiance contre le dogme et vigilance contre l’erreur qui permet de restituer son plein sens au concept de laïcité, au-delà de ses mutilations polémiques ou de ses réductions politiques. Bien plus, s’il peut sembler d’abord que notre concept renvoie à la seule problématique politique de la coexistence des libertés(3), et invite par suite à une discussion des limites de la liberté d’expression à l’horizon d’une coexistence sociale donnée comme première, la force de l’analyse réside ici précisément dans la mise en question par notre auteur de ce paradigme étroitement « politique ». Être laïque revient ainsi à s’interroger d’abord sur cette prétendue primauté de la communauté sur le sujet, du lien sur la raison, et à construire les adhésions sur le fond de l’exigence première, individuelle, de critique rationnelle. Le dispositif laïque questionne donc, à la manière de Kant, les raisons d’une donation prétendument naturelle de la communauté politique comme reposant en dernière analyse sur la foi ou l’adhésion. Pourquoi faudrait-il toujours poser la société à l’origine du social ? Pourquoi la forme religieuse du partage d’une croyance se poserait-elle comme paradigme politique définitif ? En suspendant toute nécessité sociale d’adhésion à une quelconque communauté primitive, même liée par une religion civile, une simple foi dans la bonté d’une législation ou un enthousiasme patriotique, la construction de la laïcité revient ainsi à produire une forme de « vide expérimental »(4) ou d’expérience de pensée, qui, en niant le réel, s’autorise à en penser le fondement. Pensons le lien social non pas à partir de fraternités décelables, mais construisons-le d’après ce qu’un sujet incrédule déduirait de nécessaire et de juste. C’est tout l’enjeu de la déduction comparée des concepts de tolérance et du concept de laïcité.
Certes, ces deux notions sont bien apparemment susceptibles d’une intelligence étroitement politique : elles reposent sur la division entre un espace privé et public, et prétendent ainsi organiser le jeu des différences et des divergences d’opinions qui agitent la cité. En législateur et en roi, le tolérant ou le laïque font en sorte que les opinions demeurent des faits d’intelligence et n’autorisent ni ne dispensent des contraintes matérielles résultant des seules nécessités civiles (sécurité des biens et des corps). Elles procèdent toutes deux en assignant à la vie intellectuelle un lieu objectivement distinct de celui de la vie civile et des normes du droit, et véritablement conforme à leurs fins propres(5). Toutefois là où la tolérance tient pour acquis le donné premier d’une communauté d’opinions, et s’élabore par la forclusion de la figure de l’athée (chez Locke) ou du moins de celui qui refuse absolument de croire et d’être semblable à quelqu’un, la laïcité suppose comme figure première le type de la singularité critique, et sort en cela du seul fait politique en lui opposant une fiction juridique. En ce sens, la laïcité déborde la théorie politique, renverse le registre du gouvernement pour se placer dans une perspective transcendantale. La question n’est plus « comment accorder une diversité d’adhésions sous la forme d’un lien commun ? ». Question à laquelle les penseurs de la tolérance répondent : « en distinguant le régime particulier de la croyance de celui général de la loi : il est loisible à chacun de croire ce qu’il juge propre à obtenir son salut ou son bonheur, pour autant qu’il adhère au régime civil garantissant les biens de tous et de chacun »(6). Non, il s’agit désormais de comprendre « sous quelles conditions une adhésion peut-elle être a priori possible ? » Or il apparaît que la liberté d’opinion n’a de sens que si l’on comprend la possibilité même d’avoir une opinion, c’est-à-dire, au fond dans la puissance nécessaire à juger de ce qu’est, justement, son opinion, en suspendant toute adhésion à son endroit. La reconnaissance de ma croyance implique que je la juge et en considère donc la contingence. Dans cette perspective, c’est bien la figure de l’incrédule, de celui qui affirme justement qu’il ne croit pas ce que tous croient, de celui qui affirme « je ne suis pas comme le reste des hommes »(7), comme tous ceux qui « croient », qui s’avère déterminante : elle révèle ceci que la forme de l’adhésion elle-même est contingente (et non simplement ses objets). Non seulement je pourrais être catholique, musulman, théiste, ou bouddhiste, mais je pourrais même ne rien croire ; et c’est d’ailleurs cette possibilité qui me permet d’adhérer à une croyance particulière, de lui donner sa dimension de foi. Aussi l’incrédule rend visible le moment constitutif de l’adhésion en tant que celle-ci n’est pas l’immixion première et indépassable d’un sujet dans un tout social mais bien l’expression d’une singularité qui s’engage et s’affirme.
De cette perspective transcendantale, il devient alors possible de comprendre autrement la partition entre société civile et société spirituelle que sous la seule forme de communautés d’intelligence soumis à un régime légal général. En effet, la différence d’opinions ne se réfléchit plus en termes d’appartenances, mais en termes de liberté individuelle. Ce que préserve la laïcité, ce n’est pas la liberté d’appartenir à un tout, de se distinguer par le contraste d’une naissance ou d’une couleur de peau ; elle n’a que faire d’une liberté passive et dormant dans les choses. Ce concept exclut même toute pertinence à l’idée d’une politique des minorités. Ce qui importe, c’est de préserver la possibilité individuelle de suspendre l’adhésion, de douter, d’agir en tant que sujet et libre intelligence. En somme, il s’agit de garantir au sujet une protection contre toute communauté, toute foi, même civile, puisque l’adhésion sincère menace toujours d’oublier qu’elle a le doute pour intime ressort. La laïcité est une défense contre la méconnaissance de la foi par elle-même.
Cette compréhension neuve du principe de l’association civile, à partir de la singularité rationnelle jugeant ses opinions, engage donc une tolérance nouvelle. Il n’est certes pas question de revenir sur la légitimité de la croyance comme exercice d’une liberté distincte, mais soumise dans sa sphère propre à la loi, de l’ordre civil. Les églises ont une existence garantie. Seulement, elle double le fait politique de cette organisation d’une coexistence des libertés, civiles et religieuses, d’une affirmation de la dignité morale supérieure et dernière du sujet en tant que sujet critique. L’incrédule, dans le fidèle, est supérieur au zélote sincère. Les figures de l’adhésion ou du contrat sont ainsi effacées au profit d’une conception du droit qui pense le lien social comme une « classe paradoxale »(8), c’est-à-dire comme un ordre qui se constitue dans le mouvement de distinction de chacun de ces éléments(9). Dès lors, le droit lui-même n’est plus ni l’expression d’une certaine régularité comportementale, ni une manière d’accommoder des groupes de pression ou des pouvoirs en lutte. Il est bien la nécessaire fiction rappelant les droits de la singularité contre tout abus, même consenti par la communauté, même bénéfique, du troupeau contre ses membres.
C. Kintzler détaille le sens précis de la force du droit, comme injonction littérale et impersonnelle, sous la forme d’une petite parabole ferroviaire. Imaginons un groupe d’amis fumant dans un compartiment non-fumeur ; imaginons que nul ne s’en trouvera dérangé puisque le voyage se déroulera sans arrêt susceptible d’introduire un nouveau voyageur. Le contrôleur n’en reste pas moins fondé à verbaliser au nom du non-fumeur fictif qui « aurait pu être là »(10). Cela surprend, car nous sommes habitués à concevoir la loi comme reposant sur un consensus ou une légitimité dernière : ici, on comprend qu’il est inutile de défendre la loi par l’adhésion ou la communauté (celle des contrevenants, ou la communauté nationale qui décrète dans les limites de son territoire cette interdiction) ; elle s’impose par sa rationalité seule, et parce qu’elle est déclarée telle. Il suffit de concevoir que ce type de défense de « bon sens » (« mais enfin, cela n’embête personne ») briserait l’incrédule ou la singularité étrangère aux rapports de forces intercommunautaires en d’autres circonstances. Une politique laïque relève donc de la réaffirmation fictive des singularités, car la loi générale est le seul abri des singularités lorsque l’unanimisme emporte tout. [ Haut de la page ]
La force de l'abstraction
Contre toute apparence, cette fiction laïque engage donc des choix politiques concrets, et définit par suite la République en tant qu’organisation institutionnelle. Car la souveraineté républicaine, du moins telle que comprise dans toute sa rigueur par Condorcet, revient à ne reconnaître de souveraineté que dans la raison singulière ; nul n’a à obéir à une loi dont il a toutes les raisons de penser qu’elle est fondée sur un sophisme, ou qu’elle est contradictoire. La loi est donc l’expression des lumières communes, elle est analysable, décomposable, amendable, limitée à ce qui peut valoir pour tous ; pour autant que le débat public en dégage les erreurs par une vigilance constante. Le modèle de la loi n’est alors pas la règle absurde, contingente, des mœurs, dès lors rejetée hors du droit ou interdite si elle contrevient au droit pénalement déclaré (par exemple, la loi interdit le sacrifice humain car pénalement c’est un meurtre, tant pis pour les « croyances » de l’Aztèque), son modèle, c’est plutôt la formule mathématique intelligible et littéralement exprimée(11). Dès lors, la laïcité suppose l’exclusion de tout corps intermédiaire prétendant faire valoir, au nom de l’individu, la supériorité de son groupe d’appartenance sur sa singularité(12). Si l’on peut entendre une revendication collective, le lobby ou le groupe de pression n’est pas reconnu comme constitutif du droit car la loi ne traite que de l’universel, du sujet « en général ». Pour être juste, elle doit s’aveugler devant les particularismes. Naturellement la prééminence de l’atome sur la molécule reste fictive : car l’incrédulité absolue est impossible. Mais c’est justement pour cela que l’impératif laïque est nécessaire. Puisque notre singularité menace toujours d’être écrasée ou dissoute dans la lutte des appartenances, réduite à une étiquette commune, nous devons réaffirmer le fondement critique de la loi. C’est donc en tenant fermement contre les consensus momentanés (contre les fumeurs démocrates) que peut subsister véritablement la Loi. Une telle conception exclut en effet ab initio l’établissement de mesure discriminatoire, c’est-à-dire particulière : lois antisémites, lois particularisantes, sur les femmes par exemple. Une authentique défense républicaine aurait rendu inutiles les amendements communautaires qui nous étouffent.
On le voit, cela suppose donc une conception philosophique de l’identité et de la singularité : la conception laïque de la société regarde en effet en chacun un incrédule potentiel, un être qui doit en passer par la suspension d’une adhésion, la mise à l’épreuve de ses certitudes, afin d’être lui-même. En somme, l’individualité s’éprouve dans le traumatisme du dépassement de l’erreur, dans la conscience de ceci que l’incompréhension nous laisse seul(13), sans que nul ne puisse rigoureusement penser à notre place. Elle n’est pas un donné identitaire mais une conquête critique. Dès lors l’idée d’instruction révèle bien le fond du concept de laïcité. Il en assure la forme, car l’instruction suppose que le sujet se constitue par lui-même dans le dépassement de l’erreur, c’est-à-dire dans l’incrédulité conquise contre une adhésion passée. En ce sens, la forme suspensive du doute est bien constitutive du lien politique, nous l’avons dit. Mais d’autre part, l’instruction s’avère essentielle quant à son contenu. S’instruire en effet, c’est se placer dans l’élan d’un devenir, d’un éclaircissement de sa pensée qui ne se pense jamais adéquatement et pleinement, et dont la liberté réside justement dans cette distance de soi avec soi. En ce sens, l’école est la garantie et l’instrument de la laïcité. Elle en fait vivre l’esprit en posant que chacun doit apprendre à juger de son droit en tant qu’individu, et en préserve la force ; car si l’école devient un espace où l’élève se borne à jouir d’un droit, d’une liberté au sens faible de latitude laissée à ce qui le constitue mais qui n’est pas constituée par lui (préjugés, passions), alors il est bien clair celle-ci devient foyer d’intolérance. Elle abdique sa mission de faire expérimenter l’autonomie absolue du jugement, de partager non une doctrine mais l’éthos même de la liberté et de l’incrédulité conquise par l’examen critique(14). En ce sens, la laïcité n’oppose pas un « savoir » collectif ou particulier tiré de la fréquentation d’autrui (savoir communautaire, culture « jeune ») à un savoir officiel, scolaire, un savoir « légitime », pour reprendre un terme de vulgate sociologique. Corneille n’est pas un fait social ; ou plutôt qui ne voit en Corneille qu’un symptôme de l’Ancien Régime, qui ne le lit que pour s’étonner de ce que l’on pensait au XVIIe siècle, ne l’a tout simplement pas lu pour s’instruire, n’a tout simplement pas su accéder à l’œuvre singulière et reste pris dans son extériorité, son apparence. Instruire, c’est alors rendre apte à entretenir ce dialogue, par delà les siècles ou les cultures, entre singularités pensantes, entre sujets humains. Ce n’est que culture. Et qui ne peut se sentir frère de Platon ou du Cid, comment s’étonner qu’il ne puisse alors reconnaître un ami dans les traits de son voisin de palier ?
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Laïcité politique et société de l'incroyance
On touche ici, au-delà de la seule cohérence de la conception du Droit et de l’Instruction publique chez Condorcet, un point essentiel pour comprendre l’articulation initiale entre la laïcité comme moment historique et comme concept. Qu’il nous soit donc permis de tirer de cette lecture un peu plus que ce que l’auteur avance. Il nous semble en effet que la laïcité ne peut être comprise que comme la condition théorique de l’instruction en ce que cette instruction même est la forme réelle de la vie spirituelle. Le type de l’incrédule constitue une fiction juridique que l’on peut interpréter de deux manières selon qu’on l’étudie sous le rapport de la sphère publique ou de la sphère privée, de la politique ou de la philosophie. Nous l’avons vu, la laïcité est solidaire d’une conception du droit comme instance littérale (déclarée et soumise à l’examen de tous) ; son contenu politique apparaît comme la préservation républicaine d’une force de la loi générale et de la délibération critique rationnelle, contre les tentations démocratiques d’une délibération et d’une décision de consensus (rien de plus démocratique que de voter contre la loi dans notre wagon, et même de légitimer l’oppression de quelques-uns au nom de la majorité). Nous l’avons vu, c’est ainsi comme condition de cette préservation du droit que la nécessité d’instruire s’affirme. C’est donc, nous semble-t-il, au final une conception politique de la laïcité qui domine l’ouvrage de C. Kintzler. Car si elle n’ignore rien de la force et de la noblesse de l’exigence scolaire portée par le dispositif laïque, il semble que le mouvement conceptuel n’est pas prolongé jusqu’à la formulation d’une véritable spiritualité laïque. Plus précisément quel effet s’affirme dans le champ intellectuel une fois que l’on prend l’incrédulité comme norme théorique (en non plus pratique) déterminant ce que chacun peut et doit penser, en vérité?
Il va de soi que l’écueil est très dangereux, puisqu’on peut entendre sous ces mots une forme de retour à la religion civile oppressive dont le fantôme n’a que trop desservi l’idée de laïcité. Entendons-nous. Les excès des « morales républicaines » ou des « catéchismes laïques » ne sont certes pas pour rien dans l’émergence d’une science humaine relativiste, abandonnant les idées pour la fausse lumière des faits (au premier chef desquels le « fait religieux », voyez Durkheim), qui a fait le lit de la nouvelle doxa anti-laïque : l’homme vit en troupeau, il est n’est libre qu’autant que socialisé, il n’est lui-même qu’autant qu’ « assujetti ». Aussi, nous ne voulons pas dire qu’il appartient à quiconque de décréter ce que nous devons penser. Nous soutenons en revanche qu’il reste nécessaire d’indiquer comment chacun, conformément à sa nature de libre intelligence doit, en effet, penser sous peine de s’aliéner.
Nous suggérons que la laïcité est porteuse non seulement d’une politique républicaine mais encore d’une pédagogie positive. Si l’école, politiquement, n’a pas à former des adhésions, elle a moralement pour fonction de rendre l’examen et la critique rationnelle habituelles. Elle doit former des intelligences singulières. L’incrédule n’est en ce sens pas que le fondement, mais également le télos de la politique laïque. Or ceci n’est possible que pour autant que le savoir lui-même conserve comme norme interne les exigences d’une subjectivité méthodique. Si l’école transmet des savoirs incohérents, quel est le bénéfice pour le sujet ? Or cette forme de culture, scolaire au sens le plus noble, est aujourd’hui en crise. L’échec relatif de l’instruction publique, la victoire d’une conception démocratique de l’école, instrument d’intégration sociale plus que d’émancipation intellectuelle, ne nous semble ainsi pas seulement due à l’érosion de la politique de défense républicaine. C’est bien plutôt la mise en crise du savoir scolaire, son absence d’encyclopédisme, seule condition de son plein efficace, qui corrompt la régulation laïque et vide le républicanisme de sa force politique. Cette crise politique, ce conflit entre un républicanisme que l’on s’efforce de « ringardiser » et un libéralisme démocratique sans exigence, au point de faire des logiques d’appartenances de courageux actes de rébellion (je me bats pour mon « identité ») s’enracine dans une crise avant tout théorique. Nous ne savons plus ce que c’est que comprendre parce que le savoir lui-même tend à se perdre sous la forme de pratiques théoriques dispersées et incohérentes, si bien que le sujet semble apprendre, désormais, la crédulité sur les bancs mêmes de l’école.
La défense laïque ne peut ainsi aller sans un encyclopédisme scolaire militant, fondé sur l’exigence de n’enseigner que ce qui peut être compris et systématisé. Car l’interdisciplinarité brouillonne est aujourd’hui l’équivalent théorique du communautarisme. Si l’on ne sait rattacher l’institution du sujet à une véritable maturité, si l’on se cantonne à promouvoir la seule défiance critique ou la jonglerie informée comme figure de la pensée au mépris de toute patience méthodique, il est à craindre que l’on sombre concrètement, historiquement dans la misologie décrite p. 62 : « on en conclut bientôt que le respect consiste à écarter tout examen critique comme injurieux ». Du point de vue du droit politique cela importe peu : l’exigence laïque n’a que faire d’être populaire ou consensuelle. Et du reste les républicains laïques sincères ne craignent en général guère d’être minoritaires. Mais du point de vue des exigences humaines de la raison, cette contradiction inquiète. Il importe en effet à la défense laïque que l’instruction puisse permettre d’accéder au savoir authentique, fruit de la conscience méthodique, et qui en garantit le fondement. Or si le savoir et l’école, sous le rapport théorique, deviennent incapables d’attester de leur propre caractère méthodique, en déroulant leurs raisons d’après un ordre encyclopédique de littéralité, en ordonnant les savoirs d’après des liens de dépendances logiques, en excluant les assertions non reliées au tout, ou seulement opératoires qui postulent une crédulité pragmatique (ça marche, donc c’est vrai), alors il est à craindre que les institutions laïques les plus parfaites demeurent impuissantes à contenir les fausses raisons dictées par les fois diverses. Car si plus personne ne comprend ce que c’est que comprendre, on voit mal pourquoi on continuerait à défendre une légalité fondée dans l’intelligence singulière.
C’est en ce sens que l’on pourrait penser que la laïcité implique, en son versant théorique, de rendre possible l’émergence d’une culture de l’incrédulité au travers de laquelle l’ensemble des objets sociaux serait intégré à un scepticisme dominé, à une conscience critique qui fasse système de son incroyance sans verser dans la foi athée. Or cette articulation entre doute et certitude n’a rien d’un rêve : c’est même l’exacte définition de la culture scientifique pleinement philosophique. On comprend alors cette spécificité « française » : avoir toujours lié enseignement philosophique et laïcité, au point qu’aujourd’hui leurs crises spécifiques s’entretiennent. La crise politique détruit l’école républicaine, l’échec de l’instruction publique mine le jeu politique. Aussi, à notre sens, la défense laïque ne saurait donc demeurer uniquement politique qu’en se condamnant à une position conservatrice (préserver un peu de loisir au sein d’une hypertrophie religieuse et économique, sauver les meubles). Pour être nécessaire, indispensable même, cette défense nous paraît bien impuissante, à long terme, si elle ne relève pas le défi, théorique cette fois, d’une culture positive qui, librement et aux marges de l’État, entreprenne de juger les faits religieux eux-mêmes en dégageant leur vérité historique. C’est ainsi peut-être l’absence d’une histoire scientifique, raisonnée et méthodique, qui creuse le besoin d’appartenance et entretient la dérisoire compétition des mémoires et des identités collectives. Parvenir à relativiser, à ordonner, le sens des adhésions collectives en rétablissant une logique à la déchéance des dogmes au profit de l’exercice de l’esprit scientifique, c’est-à-dire expliquer la modernité, apparaît ainsi comme le but qu’une politique laïque, sans céder à la tentation combiste de réaliser politiquement l’incrédulité, doit pourtant ménager sous peine de rendre sa lettre sans force. Car l’incrédulité est une position délicate dans laquelle on ne peut se maintenir sans volonté et méthode. Encore faut-il pour cela que la politique accepte de laisser s’étendre la fragile flamme du doute sans laquelle il n’est point de lumière.
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© Frédéric Dupin et Le Philosophoire
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NB. Mezetulle remercie l'auteur et la revue Le Philosophoire de l'autoriser à reprendre cet article publié dans le n° 28 du Philosophoire (printemps-été 2007). Voir le site de Frédéric Dupin. Frédéric Dupin est le fondateur de l'Université conventionnelle.
- p. 8.
- p. 34-35. Il s’agit du « républicain laïque », du « démocrate communautariste », de « l’intégriste totalitaire », du « laïque intégriste » et du « néo-laïque ».
- p. 10.
- p. 9.
- Le commentaire du texte de Locke met alors nettement en évidence le fondement politique de la tolérance en philosophie : aucun plat moralisme n’est convoqué, ou utile, pour rendre compte d’une hétérogénéité radicale entre la préservation des biens civils et la recherche du salut ou le soin de l’âme. Il ne sert alors à rien d’arguer d’une commune confusion des genres sous l’espèce de la persécution religieuse, d’étaler les mille faits attestant d’une incompréhension et d’une impuissance (car l’inquisiteur n’a jamais converti personne) : en effet, « il appartient justement à l’analyse philosophique de la (la persécution) révéler comme inepte en la ramenant à l’impossibilité de son concept. » p. 80. Et de la même manière, on comprend l’absurdité de « l’intégrisme laïque » qui récusant à la société civile tout droit à exprimer ses convictions retombe en deçà même de la tolérance qu’il croit dépasser, et nie cette distinction objective entre le civil et le spirituel (p. 35). En cela, les positions d’un Baubérot sur la dimension oppressive du concept de laïcité reviennent à prendre le fait pour l’idée, et par suite à se méprendre sur la fonction même de l’intelligence, qui n’est pas action, mais lumière et correction. Comme si la persécution religieuse ou l’intolérance étaient autre chose que des formes de l’inépuisable bêtise humaine, et comme si l’effort pour l’éclairer quelque peu et la dissiper revenait à attenter aux droits de la stupidité.
- Le tour de force des penseurs de la tolérance, comme le montre C. Kintzler dans la partie dévolue au commentaire de Locke (« de Locke à Bayle, pouvoir civil, société religieuse, foi et loi » L ? p. 76-100), consiste à montrer comment objectivement la distinction de la foi et de la loi permet d’accomplir la vérité des deux sphères : la religion est d’autant mieux préservée dans sa mission morale qu’elle s’ouvre à l’incertitude des moyens de recherche du salut, et l’État d’autant plus sûr et juste qu’il abandonne toute prétention à moraliser ou à argumenter lorsqu’il s’agit de régir. La racine de la violence politique apparaît alors dans l’indistinction qui naît d’une prétention à rendre le fait social homogène, total, alors qu’il est objectivement scindé en son principe, à prêter des raisons aux superstitions, comme un droit aux coutumes. Cela éclaire les accointances entre les thuriféraires du fait religieux, de la sociologie comme études de faits sociaux totaux, et une politique de complaisance à l’égard des communautarismes, sinon du pur abandon nihiliste de l’exigence critique au nom du « respect » (p. 62)
- p. 40.
- p. 41.
- De là cette belle formule conclusive : « Cette opération réflexive n’a pas besoin pour être ni pour être pensée de la forme de la croyance, elle n’a pas davantage besoin d’un contrat passé entre ses membres parce qu’elle s’enracine dans l’expérience critique rationnelle, qui, mieux que toute confiance , est capable d’unir les hommes sous la condition de leur singularité. » p. 125, nous soulignons.
- p. 24.
- Sur cette conception de la légalité républicaine, nous renvoyons à C. Kintzler, « Condorcet théoricien de la déclaration des droits » in La philosophie et la Révolution française, Paris, Vrin, 1993, p. 155-164.
- p. 43.
- « Pour éviter l’erreur, nous n’avons rien d’autres que nos pensées. » p. 49.
- Nous renvoyons à la belle page 56 qui rappelle l’essentiel de ce qu’est une instruction républicaine, fondé sur l’autoconstruction critique du savoir, la culture de l’intelligence, et non sur le pointage et l’assimilation de contenus déjà constitués. L’école n’est pas un service, on n’apprend pas « comme on vient chercher un papier au guichet. »
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Voir le site de Frédéric Dupin.
Frédéric Dupin est le fondateur de l'Université conventionnelle.