Couette ou couverture ?
Un enjeu de civilisation
par Catherine Kintzler
Au royaume de Morphée, deux thèses (celle de la couette et celle de la couverture) s'affrontent. Deux civilisations peuvent-elles partager la même couche ? N'y aurait-il pas plus d'humanités dans la laine du pasteur et du laboureur que dans le duvet du chasseur ?
Après des années de couette, je reviens à la bonne vieille couverture depuis qu'une chatte ayant fait ses petits sur le lit, mon mari, pris d'un dégoût indigné, a procédé à un nettoyage radical par le feu. La couette partie en fumée, j'extrais de l'armoire à linge une belle couverture bordée d'un ruban de satin, et je redécouvre les vertus civilisatrices de la laine, de l'équilibre idéal entre le poids et la rigidité, entre la respiration et l'étanchéité de la fibre pastorale qui vient chaque soir s'étendre sur mon corps.
A bien y réfléchir, y a plus de quantité d'"humanités" dans une couverture en laine avec les draps et tout le tremblement cossu du linge de maison parfumé à la lavande - que dans une couette, non ? C'est la civilisation du pain, du vin, du latin, qui se couvre de laine (tondue, cardée, lavée, filée, teintée, tissée, ourlée - je ne sais pas si c'est dans le bon ordre) pour dormir. La couette (plus chaude, je vous l'accorde) demande une simple chasse au duvet, le plumage d'un animal qu'on fourre dans un sac après l'avoir lavé : ça reste tout de même très sommaire. Sauf que ça devient hypercompliqué quand il faut introduire la couette molle dans une tout aussi molle housse de couette, et l'art de la répartition des masses duveteuses est resté bien primitif, il faut trouver les coins (pas si facile que ça) et secouer, secouer ... A côté de ça, faire le lit avec couverture traditionnelle, c'est presque un plaisir et les tâches sont claires et distinctes : placer, tirer, border, lisser. Tout le monde a observé que les "couetteux" détestent faire le lit, changer les draps, etc. : ils préfèrent le retaper, indéfiniment. C'est sans nul doute dans cette technique rapide du "range ta chambre" que réside le succès actuel de la couette, particulièrement prisée des ados. Il faut admettre que sous une couette prestement rabattue walkman, téléphone portable, bouquins, tablettes de chocolat et autres accessoires nocturnes (qui viennent vilainement bosseler la couverture) deviennent indécelables. La couette supporte l'encombrement et encourage le geste dissimulateur cosmétique, la couverture ne le tolère pas et réclame la place nette, le geste quotidien et efficace.
Revenons aux civilisations dont la couverture et la couette brandissent l'étendard horizontal au royaume de Morphée. Une différence analogue distingue la fabrication du pain de celle d'une soupe de légumes, celle du vin de celle d'une quelconque boisson fermentée ... On sait que laboureurs et pasteurs n'ont pourtant pas entièrement supplanté les sauvages chasseurs, cueilleurs et guerriers ; on peut manger de la soupe avec du pain, et on peut boire une bonne bière en apéritif avant de passer dans le royaume de Bacchus. N'avons-nous pas connu aussi chez nos grand-mères, nous autres gallo-romains, l'éclatante présence des plumes, l'orgueilleux édredon de duvet d'oie gonflé à bloc dans sa superbe housse traditionnelle orange vif ou rouge vermillon, posé en majesté (j'allais dire : en érection, tant cette couleur de crête de coq et cette tumescence sont des allusions claires à la sexualité) sur le lit, sur la couverture de laine? La flasque couette n'a pas conservé l'insolence et l'aplomb de l'antique édredon, ni sa commodité car on pouvait jeter celui-ci à bas du lit pour ne garder que la couverture. Insidieuse, la couette est du genre ventouse, elle s'enroule autour du mollet moite, accompagne le dormeur dans ses roulés et autres mouvements. La couverture bien nommée lui épargne ce collage, elle abrite ses ébats comme un toit sans les suivre indiscrètement, elle leur laisse le champ libre du drap bien tendu.
Et que dire, à présent, des remplissages "hollofil" et autres cellules synthétiques ? C'est le passage direct de la société primitive (les plumes de canard comme sous-produit de la chasse) à la culture hypergénéralisée (production d'objets dont on ne sait pas de quoi ils sont faits ni comment ça marche) - alors que la couverture de laine reste fidèlement accrochée à la civilisation agricole - que dire donc de ces nouvelles mollesses polymérisées ? Elles brûlent très bien : ça peut être utile, au cas où une chatte viendrait y faire ses petits !