31 juillet 1970 5 31 /07 /juillet /1970 22:32

Dominique Perrault,
architecte extra-terrestre de la BnF

par Catherine Kintzler

En ligne le 7 mars 2009


Habituée de la Grande bibliothèque dite « de France », je fréquente bien sûr le site « François Mitterrand » que les Parisiens, avec un solide bon sens géographique urbain, appellent « Tolbiac » par le nom de la rue principale qui traverse le quartier - comme on appelle « Richelieu » le site situé... rue de Richelieu. Très grande bibliothèque Tolbiac donc : site grandiose et fatigant, mais surtout pensé comme s'il n'était pas destiné à des humains ordinaires (comme le sont les lecteurs), et comme s'il n'était pas sur la Terre. Où l'on voit que l'architecture, en imposant en l'occurrence un ordre surhumain, est un moyen de contrôler les corps et donc les libertés.

Ce superbe site demande un certain tonus physique. Il faut d'abord y aller, c'est loin de tout et il n'y a pas de station de métro vraiment proche. Une fois au pied des tours, il faut monter des escaliers, faire le tour de grands puits placés exprès (on dirait) pour allonger le trajet des piétons et tromper leur appréciation du plus court chemin, traverser une esplanade balayée par les vents qui s'engouffrent dans la vallée de la Seine, puis, conduit par un tapis incliné « roulant immobile » tant il était dérapant lorsqu'il fonctionnait, s'enfouir dans une fosse où, après s'être arc-bouté sur des portes qui n'ont jamais si bien justifié l'argotique lourde, on accède enfin aux magnifiques salles de lecture de recherche, situées en Rez-de-jardin. Ouf, on est presque content d'avoir atteint, avec ce parcours, une dimension héroïque. Larges chaises, places généreuses, perspectives grandioses qui satisfont l'oeil et le reposent.
Et, en principe, ambiance de confort méditatif garantie entre une moquette rouge foncé et des boiseries.

Sauf que l'architecte Dominique Perrault n'a pas pensé que la lecture s'effectue dans le silence. Les salles ne sont pas isolées des couloirs de circulation où visiteurs et lecteurs déambulent en parlant, quand ils ne s'esclaffent pas bruyamment. Elles ne sont isolées que visuellement, par des panneaux de fils d'acier tricotés, des bureaux qui les surplombent où le personnel ne peut pas toujours s'astreindre à une ascèse sonore totale.

Sauf que l'architecte n'a pas pensé qu'on a parfois besoin d'aller aux toilettes sans trop perdre de temps. Au Rez-de-jardin, dix bonnes minutes à un quart d'heure (selon l'éloignement) sont nécessaires à cette opération. Mais il faut avouer que, une fois qu'on y est, c'est un vrai plaisir comique, surtout quand on a des références. Environné d'acier brossé et de carrelage noir, on se croirait dans Mon oncle de Jacques Tati : impossible de dire à quel moment la chasse d'eau automatique va se déclencher, ni de prévoir au juste par où va sortir le jet de savon liquide au-dessus du lavabo...

Sauf que, comble de raffinement et peut-être pour affirmer son détachement des préoccupations terre-à-terre, l'architecte a négligé un petit détail d'astronomie élémentaire. C'est que Paris se trouve sur la Terre à 48° 51' de latitude Nord et que, de février à octobre inclus, les rayons du Soleil frappent directement toute l'après-midi la moitié des salles de lecture. Le problème est surtout qu’aucun dispositif n’a été prévu pour se protéger et que, même après avoir découvert ce qui était pourtant hautement prévisible, l’architecture est telle qu’on ne peut rien installer pour remédier à cet inconfort planétaire. Même si ça fait très joli cette lumière, quand il fait beau (ce qui est moins rare qu'on ne croit à Paris) on sue abondamment, on cligne des yeux devant des pages éblouissantes, les livres chauffent, les reliures craquent, les écrans d'ordinateur deviennent illisibles. Que de fois, bravant les interdits, je me suis transportée d’un air détaché, dissimulant des livres sous mon bras, à l'autre bout de la bibliothèque, dans un très convoité « petit coin sombre avec mon noir chagrin » - ou plutôt avec ma fureur !

L'angle d'incidence des rayons solaires sur un point donné de la Terre à une période donnée de l'année, cela fait partie des choses permanentes et calculées depuis des millénaires. Corneille dit qu'un auteur dramatique doit les connaître parce qu'il ne doit pas les falsifier, sauf à écrire « une pièce toute d'invention » où les cieux seraient différents - probablement une pièce qui aurait lieu ailleurs que sur la Terre. On pourrait raisonner de façon analogue, quoique la contingence soit plus forte, pour la force et la direction des vents dans une vallée habitée depuis fort longtemps.
Et pourquoi un cabinet d’architecte devrait-il tenir compte de telles futilités pour orienter et concevoir ses bâtiments? Il est vrai que, quand on ne vit ni ne travaille dans les lieux qui sont destinés à d’autres, ça n’a pas une grande importance.

© Catherine Kintzler, 2009

Voir la visite virtuelle de la BnF, qui se garde bien de faire voir les salles de lecture à un moment où elles sont plombées par le Soleil, mais qui montre bien entendu l’esplanade par beau temps et sans vent. On peut quand même y observer la « lourde » manipulation des portes donnant accès au Rez-de-jardin, élégamment réussie par une lectrice jeune et en pleine forme.

Voir le site de l’architecte Dominique Perrault, qui s’ouvre sur une planisphère : quand je vous disais qu’il voit la Terre de l’extérieur !


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