18 septembre 2014 4 18 /09 /septembre /2014 15:02

Bloc-notes actualité
La langue est-elle sexiste (1) ? (suite)

En ligne le 18 septembre 2014


Mezetulle a reçu des commentaires nourris après la publication du Bloc-notes Comment dit-on « la victime » au masculin ? et de l’article d’Alain Champseix Humanité, différence sexuelle et  langue . C’est sous forme de réaction à ces deux publications et aux commentaires qu’elles ont suscités que Jorge Morales m’a envoyé le texte qui suit. Et pour du même coup honorer une promesse faite dans une réponse à un commentaire , j’ai pensé qu’il serait intéressant et amusant de l’accompagner de l'extrait d’une lettre où Voltaire expose à Mme du Deffand un petit point de grammaire illustrée directement en rapport avec le sujet qui nous occupe.
 

 

Jorge Morales

À mon avis on fera fausse route si l’on part du présupposé que la société est a priori sexiste et phallocratique et que c’est la raison pour laquelle, et à partir de laquelle, la langue doit refléter la société. Si l’on y pense bien, il s’agit du même discours qui consiste à placer la discrimination comme préalable et à parler toujours à la place des autres : on le trouve dans celui qui décourage les nouveaux arrivants à s’intégrer car la France serait a priori raciste et intolérante ou dans celui de ceux qui ont décrété qu’il fallait bannir les auteurs classiques à l’école car il s’agirait, toujours a priori, de la pérennisation d’une culture bourgeoise et élitiste ; le mot fascisme n’est pas loin.

La langue et son évolution dans la société et l’histoire échappent donc à une vision réductionniste de type bourdieusienne qui a tendance à voir la « domination masculine » comme un absolu avec des victimes ancestrales et éternelles. On peut aussi se référer aux travaux de Marc Bloch qui a montré que la conception populaire du droit médiéval en France (oui, au Moyen Âge) était égalitaire ; les femmes n’étaient pas discriminées pour cause de sexe lors de l’attribution des biens communaux !!! C'est la confusion entre idéologie et évolution historique qui nous empêchera de comprendre l’histoire, d’identifier et de combattre les véritables cas d’inégalité.

Personnellement, je n’approuve pas l’idée qui consiste à dire que c’est toujours mieux ailleurs : regardez les Québécois, regardez les Espagnols... Ce n’est pas parce que l’on dit doctor et doctora ou professore et professoressa, et je le sais pour avoir fréquenté l’Italie ainsi que certains pays hispanophones, que les femmes y sont mieux traitées et à égalité avec les hommes. Catherine Kintzler a judicieusement montré que la prétendue règle qui consiste à dire que le masculin est une norme de grammaire ou qu’il l’emporte sur le féminin est une fausse règle car elle n’est en réalité qu’une absence de marque puisqu’il y a des mots féminins qui sont neutres et dont on pourrait dire également qu’ils l’emportent sur le masculin. Cela est également valable dans d’autres langues latines ; l’idée que les autres langues seraient plus réceptives que le français à la féminisation et donc plus égalitaires dans la société ne tient pas debout. Qu’on en finisse avec cette confusion, plus ou moins voulue par certains (voilà un mot au pluriel qui ne porte pas de marque de genre car « certains » peut être n’importe qui), entre sexe et genre, usage naturel de la langue et instrumentalisation politique, pluriel et masculin, homonymes et synonymes et qui aboutira à instaurer une police de la pensée et du langage.

Au-delà des question linguistiques, il me semble que la question de la féminisation forcée de la langue (avec des tirets, des parenthèses et des mots étranges) dévoile deux modèles politiques à mon sens antagoniques : le premier cherche à « faire de la place » à des catégories, à « donner de la visibilité » à des groupes, à instaurer une « société inclusive » (avec tous les bons sentiments que cela comporte), à juxtaposer et à collectionner des identités réelles ou supposées. Bref, à montrer son sexe partout en confondant corps social et corps politique. C’est aussi oublier, comme l’a montré Jean-Claude Milner (Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, p.  23), que « là où la société règne toute pensée s’éteint, toute langue se tait, toute oreille se ferme ». Le second ne fonctionne que par intégration, par distanciation avec soi-même (et avec son sexe) et par l’effort de se penser en homme (oui, les femmes sont des hommes) abstrait (ce qui n’abolit en rien les différences entre les personnes), ce qu’on appelle l’universel et qui produit une réelle altérité. Si le français utilise fréquemment des mots neutres c’est sans doute qu’il véhicule cette pensée abstraite qui est l’une des plus grandes richesses de notre culture. C’est en tout cas l’une des plus belles choses que cette langue m’a apportées depuis 15 ans que je la parle.
Non, la langue française n’est pas sexiste mais au contraire, et pour reprendre encore une phrase de Jean-Claude Milner (L’universel en éclats, p.  12), « elle porte un rêve d’universalité ».

[Voir les autres articles de Jorge Morales sur Mezetulle]

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Voltaire à Mme du Deffand, 30 mars 1775

J'ai pu vous dire, madame : « J'ai été très mal et je le suis encore » :
1° parce que la chose est vraie  ;
2° parce que l'expression est très conforme, autant qu'il m'en souvient, à nos décisions académiques.
Ce « le » signifie évidemment « Je suis très mal encore ». Ce « le » signifie toujours la chose dont on vient de parler. C'est comme quand on vous dit : « Êtes-vous enrhumées, mesdames ? », elles doivent répondre : « Nous le sommes », ou  : « Nous ne le sommes pas ». Ce « le » est un neutre, en cette occasion, comme disent les doctes.
Il n'en est pas de même quand on vous demande : « Êtes-vous les personnes que je vis hier à la comédie du Barbier de Séville, dans la première loge ? » Vous devez répondre alors : « Nous les sommes », parce que vous devez indiquer ces personnes dont on parle.
Êtes-vous chrétienne ? Je le suis. Êtes-vous la Juive qui fut menée hier à l'Inquisition ? Je la suis. La raison en est évidente. Êtes-vous chrétienne ? Je suis cela. Êtes-vous la Juive d'hier, etc. ? Je suis elle.

 

Voir les règles de publication des commentaires.

1 - Je me rends compte, quelques minutes après la mise en ligne de cet article, que le titre m'en a été inspiré par la réminiscence de celui du beau livre que Hélène Merlin-Kajman a publié en 2003 La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement (Paris : Seuil). On en lira ici un compte rendu par Laurence Marie.
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