2 juin 1970 2 02 /06 /juin /1970 14:34

Rodin et la photographie
Exposition du Musée Rodin
par Catherine Kintzler

En ligne le 3 mars  2008


L'exposition qui vient de clore au Musée Rodin à Paris n'est pas un simple parcours fait de comparaisons et de témoignages. C'est une révélation par chacun des arts de ce qui manque à l'autre et de ce qui lui manque en propre. On y découvre paradoxalement, éclairée impitoyablement par l'autorité de la photographie, la fragilité de la sculpture.

Lors d'une précédente exposition organisée par le Centre national de la photographie et le Musée du Louvre en 1991, Michel Frizot soulignait la rencontre inévitable, quasi-naturelle, entre sculpture et photographie, attestée par un lexique commun : taille, modelage, noir et blanc, mise en lumière et exposition, inanimé et instantané, tirage, épreuve, positif et négatif, agrandissement et réduction (1)...
Une grande partie de cette exposition Rodin et la photographie illustre et renforce cette profonde complicité. On est frappé de voir à quel point la photo, non seulement se prête à la sculpture, mais encore la révèle. Elle la révèle précisément aux points où la sculpture se dérobe et s'aveugle à elle-même. Témoins impitoyables, la photographie d'Eugène Druet, celle de Victor Pannelier offent autant d'épreuves successives que l'objet sculpté final abolit dans sa splendide robustesse. C'est aussi un outil de travail où la main du sculpteur, armée d'une plume, trace les découpes d'un futur ciseau, les ajouts d'un futur modelé, fait tourner de 90° une Jeune fille embrassée par un fantôme pour la métamorphoser en cariatide, la photo déploie la sculpture telle qu'elle fut et telle qu'elle aurait pu être. Cette féroce scrutatrice n'épargne rien à la sculpture, logeant aussi l'oeil à un point de vue inédit ou impossible pour montrer par exemple une Main crispée qui, vue de l'intérieur, se dresse comme une bête à tentacules.

Si ce n'était que pour voir ce constat, cette enquête inflexible due à la puissance de l'objectif qui surpasse celle de l'oeil naturel et lui impose, non pas de faire le tour d'une chose, mais d'en subir l'analyse et le découpage, on pourrait se contenter de traverser les salles et d'emporter le catalogue de l'exposition, fidèle répertoire de la mise à plat, à la fois servile et cruelle, effectuée par la photo sur la sculpture.
Il faut pourtant y avoir été pour saisir aussi la photo dans son autonomie plastique, dans son épaisseur, dans une présence matérielle qui excède de loin la reproduction livresque, pour la voir dans la fixité que lui rend l'exposition, laquelle nie heureusement son caractère trop facilement portatif.

Il faut voir l'étrangeté des tirages à la gomme bichromatique de Jean Limet qui abolissent la perspective et montrent la sculpture dans une platitude qu'on croirait prise dans une coupe du volume. Il faut voir et avoir envie de toucher les tirages au charbon de Stephen Haweis et Henry Coles en étant presque sûr de s'y noircir les mains, pour y découvrir l'effet de collage au fusain ramenant la sculpture à l'essence du dessin, et ces Bourgeois de Calais par Jacques Ernest Bulloz (tirage au charbon recouvert de feuilles de cuivre) où la lumière vient de l'intérieur du sujet, le projetant dans une enluminure que la sculpture recélait comme sa face cachée. En même temps qu'un parcours de révélation qui éclaire son objet, la photo se libère et se montre ici pour elle-même, à travers sa propre histoire qui conduit jusqu'à l'école pictorialiste de Coburn, De Meyer et Gertrude Käsebier.

Alors, une fois cette traversée effectuée de salle en salle, de la photographie asservie jusqu'à son échappement total, on revient sur ses pas, un peu affamé. Pris par une insatisfaction, on n'arrive pas à sortir. C'est qu'on cherche ce qui semble manquer à l'exposition : on cherche une sculpture, une vraie, avec son volume, son poids, sa matière, son immobilité frémissante, son étrange pouvoir d'aimantation de l'espace qui engage le spectateur, l'enchaînant et le libérant à la fois dans un "faire le tour". Rien que pour prendre la mesure de ce monstrueux accouplement entre un art où les choses poussent sous la main humaine et un art où elles se découpent sur l'effrayant azur de l'achéiropoïétique. Rien que pour comprendre comment, dans ce divorce absolu, chacun de ces arts accuse, en même temps que la défaillance de l'autre, la sienne propre.

Et c'est seulement alors qu'on voit la sculpture - Les Bénédictions en marbre - pourtant posée en face de "sa" photo par Eugène Druet, et qu'on s'aperçoit que cette photo, en un premier passage, était justement là pour qu'on ne voie plus la sculpture. Mais en un second passage, à rebours, on y revient, un peu honteusement, comme pour lui chanter une palinodie.
Qu'est-ce qui m'a empêchée tout d'abord de la voir? Comment, le regard fixé sur l'épreuve gigantesque affichée en deux dimensions à plat sur un mur, ai-je pu en contourner nonchalamment le volume onctueux ? Je suis bel et bien passée à côté. Si elle m'a paru insignifiante, posée là comme un meuble, c'est que, fascinée par le double qui l'absorbait en prétendant la révéler, je ne l'avais pas reconnue comme l'objet de la photo : la photo l'avait aspirée, sucée, absorbée.
Je m'efforce donc à un va-et-vient du regard qui va rendre justice au marbre des Bénédictions, planté en face d'un monstrueux agrandissement qui, tel les "idoles" des philosophies anciennes, lui a ravi son âme et l'a placardé au mur. Et voilà que je suis prise d'un doute : ce n'est pas cette sculpture-là que je vois sur la photo ? Est-ce bien la même ? Je ne la vois pas, je ne la reconnais toujours pas. Et pourtant il faut bien croire les experts commissaires de l'exposition : c'est celle-là. Comment l'idole, l'empreinte, a-t-elle pu trahir la sculpture au point qu'elle la submerge d'une autorité qui dépasse toute brutalité, d'une autorité sans remède, sans point de fuite puisqu'on ne peut plus que l'envisager fixement ? undefined

Pour trouver, pour re-trouver, il fallait penser à se défaire du truc de la photo, ou plutôt il fallait oser se défaire de la photo comme d'un truc. Il me fallait sortir de l'effet de torpille qui me paralysait en face de la sculpture comme si c'était une photo et qui avait pour résultat de la méconnaître, de la mé-voir. Je reprends mes jambes, je me dégourdis, je m'assouplis, mon oeil captif sort de sa fixité et reflue vers mon corps. Je fais le tour vraiment, j'apprivoise la chose en même temps que je déambule, j'en prends possession en même temps que je me réconcilie avec mon propre corps. Et je finis par trouver l'angle de la prise de vue : en contrebas, il suffisait de s'accroupir, et de plonger la tête presque jusqu'au sol tout en levant les yeux, pour voir ce que la machine optique érige en placard impérieux, pour voir ce qu'elle libère d'une face cachée de la sculpture par un monopole de la vue, et pour récupérer ce dont elle la prive: la fragilité et l'ambivalence.

Après une telle expérience, on peut affronter sans crainte le fameux texte de Baudelaire « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse » (2):

La sculpture a plusieurs inconvénients qui sont la conséquence nécessaire de ses moyens. Brutale et positive comme la nature, elle est en même temps vague et insaisissable, parce qu'elle montre trop de faces à la fois. C'est en vain que le sculpteur s'efforce de se mettre à un point de vue unique; le spectateur, qui tourne autour de la figure, peut choisir cent points de vue différents, excepté le bon, et il arrive souvent, ce qui est humiliant pour l'artiste, qu'un hasard de lumière, un effet de lampe, découvrent une beauté qui n'est pas celle à laquelle il avait songé. Un tableau n'est que ce qu'il veut; il n'y a pas moyen de le regarder autrement que dans son jour. La peinture n'a qu'un point de vue; elle est exclusive et despotique: aussi l'expression du peintre est-elle bien plus forte.

On y entendra aussi un secret éloge de la sculpture qui, comparée aux arts visuels de la platitude, manque d'autorité parce qu'elle suppose l'incertitude d'un engagement vacillant du corps.

© Catherine Kintzler,  2008
Photo
© Musée Rodin : au premier plan Les Bénédictions en marbre, au fond la photo des Bénédictions par Eugène Druet. Avec l'aimable autorisation du Musée Rodin.

1 - Michel Frizot "Un lexique et quelques remarques à l'usage commun du photographe et du sculpteur", dans Photographie / Sculpture, Paris : Centre national de la photographie, Réunion des Musées nationaux, 1991, p. 11-15.
2 - Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, XVI (en ligne sur Gallica-BnF).


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